Þ. Ne pas regarder vers le ruisseau. Les P®oliciers fouillent, fouinent. Un troupeau de sangliers vêtus de noir. Brigade dédiée à la frontière, ces douaniers du désert font bloc contre tous ceux qui souhaiteraient sortir et tous ceux qui souhaiteraient entrer. Sortir de ce qu'il reste de notre monde, entrer dans le désert... Quand ça dérape, comme ce soir, ma ferme est la première sur la liste des perquisitions. Parce qu'elle longe la périphérie de la latitude minimale avant que le désert ne soit la règle, le soleil le roi. La nuit s'avance, ils renâclent de déception, ils piétinent et ça s'en va. Ne pas regarder vers le ruisseau. Le négociateur m'interroge. Comme je n’ai rien vu, rien entendu, il renâcle de déception, il piétine, puis il s'en va.
Après les flics, demain ce sera au tour du manager de région de me rendre une visite. Appartenant au groupe Legendre, comme cette ferme, comme chaque haricot, comme moi et comme tous les zombards qui bossent ici, il viendra pour évaluer les dommages, les pertes et il décidera qui paiera la note. La P®olice aura laissé des chiens, j'en ai entendu deux dans le verger. Demain il sera temps de s'occuper de tout ce petit monde. Les officiers sont partis et je n'irais pas à la cave avant d'être sûr de pouvoir le faire en toute sécurité.
Cette cave est le seul abri pour un fugitif. Le seul endroit où les milices et leurs lunettes à vision thermique ne peuvent pas le trouver. Ni la falaise, ni le bocage, ni la forêt protégée, rien ne saurait le cacher des chiens pisteurs. Sauf la cave, le ruisseau, le drainage, tout est conçu pour en dissimuler l'existence. Je peux le sentir se vider de son sang à côté des caisses de pêches. Demain soir, il sera mort, il faudra évacuer son corps, nettoyer, dissimuler ce qu'il reste de lui. Patience, car personne ne doit savoir pour la cave. Ce n'est pas le fait d'avoir une cave planquée le problème, c'est d'y stocker des fruits ratonnés au groupe Legendre qui l'est. Avec la crise écologique, les fruits sont devenus rares, hors de prix ; les voler et les revendre sous le manteau me coûterait cher. L'exil. Sûrement.
Demain soir, quand l'orage qui vient empêchera la captation des sons, quand la tempête privera les capteurs longue portée de déterminer ce que je peux bien foutre dehors. Quand il fera si sombre et que le vent sera si fort qu'on ne s'imaginera pas que je puisse sortir de la maison... D'ici là. Je ne regarderais pas vers le ruisseau.
Dans le noir de ma chambre, le lit trop chaud, j'ai attendu que la nuit soit moins sombre.
À l'arrivée des zombards, les gars se demandaient pourquoi tout était sens dessus dessous. L'un d'eux, plus vieux, teint basané, est directement venu me trouver. Il a seulement demandé à quelle heure la poiscaille viendrait inspecter la ferme.
— J'en sais rien, on va se donner une heure, le temps que le gars commence sa journée de travail et comprenne qu'il doit se pointer ici. Réparez ce que vous pouvez, commencez par le verger, cachez les branches abîmées et dissimulez les impacts de balle. Les arbres c'est ce qui coûte le plus cher.
Il acquiesce ; c'est con comme rien, il le sait, eux tous devaient faire un effort pour dissimuler au maximum les dégâts causés par les rafales de balles. Car ceux qui paient pour les dommages, ce sont toujours ceux en bas de l'échelle. Ceux qui n'ont aucun droit à défendre sinon celui de survivre tant bien que mal.
— Patron ! On a combien aujourd'hui, s'enquit-il aussitôt.
Je cherche mon pod. Le disque est rayé, fatigué, les données prennent une plombe à arriver. La météo s'égrène en première. Journée ensoleillée. Orage nocturne. Puis, le décret quotidien du comité démocratique et écologique tombe.
— Semeurs : 1,8%, techniciens-cultivateurs : 0,4%.
Le zombard-technicien-cultivateur écarquille les yeux.
— Les salauds ! En cette saison, c'est la famine assurée.
On le sait tous les deux.
— Envoyez vos femmes ce soir, j'ai vu de la bourrache, du plantain et des prêles au nord de la forêt. Prenez tout.
Il me dit merci, cette fois il va annoncer les ordres et les mauvaises nouvelles. Les gars font la gueule. Leur peau a cuit au soleil et le manque de nutriment leur donne un aspect malade en toute saison. On s'habitue à cette vision, ça ne la rend pas moins révoltante quand on y repense.
La crise climatique, le désert recouvrant les deux tiers des terres habitables de la planète et la révolte écologique. Une révolte qui n'en était pas vraiment une. Mes parents ont vu des milices de gens bien éduqués expliquer à la population qui refusait de se soumettre que nos sociétés devaient changer. On a obtenu une dictature écologique, qui n'a rien à envier à la dictature capitaliste. Le premier CDE constitué a établis le rationnement des ressources, surtout alimentaires en fonction de l'échelle d'utilité publique. Les riches, les gens bien éduqués, les grands groupes propriétaires tout en haut, car comme on le dit à l'école "on a besoin d'eux pour raisonner nos modes de vie", en bas, les cultivateurs, les semeurs.
Qui sait. Peut-être que demain le CDE améliorera la part des zombards. Parfois, ça arrive...
Le manager de région s'est pointé à midi. Tout frais dans son costard pure laine. Luxe extravagant ici, la laine est devenue d'une rareté inouïe avec la réduction des terres arables disponibles. Il n'y a qu'un type avec une marge à 9 points qui peut se le permettre.
Le type s'est avancé en montrant ses dents. Un sourire éternel et une main tendue dans le vide.
— Monsieur. Dit-il entre ses incisives.
Poiscaille. Je l'ai toisé, bras croisés. C'est un nouveau, j'en mettrais ma main à couper. Comme je n’ai pas envie de lui demander son nom, je décide qu'il s'appellerait Le Bleu. Quand je vois ses mocassins en cuir, je suis persuadé que c'est sa première sortie dans la brousse. Il a la frousse qui suinte du pif. Mince et nerveux, il sort de sa poche un pod en verre et titane flambant neuf.
— Je ne vais pas vous faire perdre votre temps. Ok ? On commence ?
Le rapport qu'il a reçu mentionne le verger. C'est le plus cher. Il trépignait déjà en écoutant mon laïus sur le bocage à entretenir. Je finis par l'y emmener dans sa forêt fruitière. Les gars s'étaient déportés vers le verger pour ne pas croiser Le Bleu, ils ont fait ce qu'ils ont pu dans le verger. On a embrayé vers les agrumes. Je pensais l'y perdre un peu, l'endroit n'avait pas été trop touché. Il a direct grimacé.
— Allons aux abricotiers, vous voulez ?
Non, je ne veux pas. Mais comme le comptable-agronome me le dit avec les yeux : allons voir où ça a vraiment morflé.
— Benedict, ne me ménagez pas, d'accord ? Ce n'est pas ma première, s'empresse-t-il de dire tout-vite et tout-fuyant.
— Ok. J'sais pas. Les autres venaient pas en costard.
Je n'aime pas qu'il utilise mon prénom. Entre collaborateurs, ça se fait, c'est la politique du groupe d'être familier. Sauf que moi, le groupe, je m'en tamponne... Ils ne viennent que lorsqu'ils sentent une charogne, sinon on n'existe que pour produire et être oubliés. Le Bleu ne sait rien de ce qu'on fait ici, de comment on vit ici. Quand il croise un zombard, il sourit comme un gland trop mûr.
Les techniciens vivent avec moins de 1 point par jour à se partager entre eux. En cette saison, ça veut dire une patate pour deux au dîner. Pourtant, demain, ils reviendront encore bosser pendant quatorze heures sous le soleil, car le CDE a tout interdit. Cueillette sauvage, poulailler, tout exige des autorisations pour "éviter de menacer le fragile équilibre des écosystèmes". Tu comprends ça, Le Bleu ? Si on récolte trop d'ortie, y en aura plus pour les papillons.
Ce petit gars tout propre, il me débecte avec sa cravate. Il compte toute la journée, il a les mains propres et jamais mal au dos. Il mange à sa faim et tout ce qu'il n'utilise pas de ses coupons pour se nourrir, il peut les épargner, les investir, les transformer en confort. Quand les autres meurent de faim. Parce qu'il est bien situé sur l'Echelle. Pour être bien situé, il faut être éduqué. Faire des études. Pour faire des études, il faut avoir des coupons à utiliser dans l'accès aux savoirs : livres, matériel informatique... Autant dire que même avec 2 points par jour, j'ai juste de quoi faire des réserves pour l'hiver.
— Quel sentier a pris le fugitif ?
Mon taff de semeur, c'est de contrôler la ferme et de l'organiser. Je suis un ingénieur en permaculture-agricole. C'est beau. C'est même écrit sur mon gilet.
— Sentier latéral, vers les limettiers.
— Impossible, il est noté qu'ils l'ont perdu près de la falaise.
— Il a dû changer de cap. M'ont dit qu'ils l'ont touché aussi. Il a agressé un P®olicier.
— Ah !
C'est tout. Ah ! Un poisson qui ouvre la bouche et tente de respirer hors de l'eau.
Avant que le bleu ne parte, il a déblatéré des trucs sur des dommages conséquents. Que ça allait être compliqué quelque temps, parce qu'il faudrait rétablir la production optimale. Après tout, on doit nourrir les gens qui travaillent en ville. Ils vont mourir de faim sans nous, les pauvres...
— Au fait, on vous a dit qu'ils ont tué un gosse aussi ?
Le gars vire neige. Les yeux grands ouverts. On ne doit pas souvent lui parler de macchabée dans son appartement à isolation optimale dans son écoquartier. Il est remonté dans son véhicule électrique tout brillant qu'il en faisait mal aux yeux. Il a démarré et il a filé avec son pod enregistrant déjà son rapport de visite. Demain, mon pod annoncera que le groupe se récupère 14% de la part cultivateur, 38 de la mienne. La disette pour tous. Ça nous apprendra...
Pour l'heure, la journée se termina dans le silence morose et l'air lourd. Les femmes des techniciens ne restèrent pas longtemps, de peur qu'on les surprenne, elles ramassèrent tout ce que le nord de la forêt protégée pouvait leur donner en si peu de temps et s'enfuirent sans demander leur reste. La nuit s'avança et en rentrant, je trouvais devant ma porte un panier, il contenait un œuf et une poignée de prêles. Je savais maintenant que je n'étais pas le seul à dissimuler un poulailler et qu'un enfant agile avait réussi à se faufiler jusque-là sans être vu pour me déposer un cadeau. La preuve que ces gens me considéraient des leurs, qu'entre pauvres on allait se serrer les coudes. Si je pouvais leur dire pour ma cave, c'est moi qui leur donnerais des fruits. Le passé m'a appris qu'il valait mieux se faire discret. Alors, j'ai pris l'œuf et les prêles et j'ai été me préparer à dîner.
J'ai attendu que le tonnerre gronde et que la pluie foudroie le sol pour sortir. Les chiens de la p®rolice étaient encore là. Coincés, car leurs maîtres n'ont pas pu les récupérer avant l'orage. Ils se lovaient l'un contre l'autre dans le bocage. Frigorifiés, ces deux fouineurs étaient bredouilles. Sinon, les flics seraient déjà en train de m'arrêter pour contrebande. Les chiens, ce sont les pires. Ces bêtes, quand elles s'attachent à vous, elles vous aiment plus que vos enfants, ou plus qu'une femme, elles vous sont loyales jusqu'à la fin. Quand elles meurent, ça vous arrache le cœur et ça le met à vif dans les braises. Mais les chiens fouineurs des enquêteurs, ce sont aussi les seuls capables de trouver cette cave et de me condamner à l'exil dans le désert sans eau ni nourriture. Je devais m'assurer qu'on n'enverrait jamais plus ce genre de pisteurs dans ma ferme. Je leur glissais des oreillons d'abricot piqués de poison, ils les gobèrent sans craindre la malice de l'homme. Je les ai laissés là. Pour protéger le potager, j'avais jeté des quantités de ces oreillons abîmés dans les fourrés, ils tuaient les rats et les rongeurs trop gros qui espéraient dévorer les récoltes. Les chiens, affamés, n'y auront pas résisté non plus.
Sous le couvert de la tempête, ne laissant pas une seule lampe allumée dans la maison, je suis allé vérifier la cave. Enfin. Inquiet qu'elle soit inondée, inquiet que le fugitif ait causé des dégâts irréparables. Inquiet d'y trouver un cadavre.
La vue du corps m'électrisa. J'avais la chair de poule et je sentais mon cœur battre. Pas seulement parce qu'il avait à moitié cassé l'échelle d'accès. C'était un homme. Il nageait dans un uniforme trop grand. Je l'ai retourné sur mes genoux, son visage à la peau noire, ses cheveux longs noués en tresses serrées, un homme du sud. L'un des morceleurs dont on disait qu'ils hantent le désert. Le plus surprenant, son pouls. Lent, mais vivant dans sa gorge.
Je n'aurais pas su expliquer pourquoi j'ai agi ainsi. Je l'ai soulevé sur mon épaule, comme il était petit. Je nous ai hissé tous les deux hors du caveau ; dans la nuit la plus noire, je l'ai emporté jusqu'à mon abri. Jeté sur un lit. Tant que la lune brillera, tant que l'orage grondera, je tenterais de sauver ce fugitif.
Ton histoire est très bien écrite, rien à dire là-dessus. Les dialogues font très naturels, on voit que tu maîtrises bien ton histoire.
Quelques remarques :
"Patron ! On a combien aujourd'hui, s'enquit-il aussitôt." -> On a combien aujourd'hui ? s'enquit
"constitué a établis le rationnement" -> établi
"avec moins de 1 point par" je préfère en toutes lettres personnellement après c'est toi qui voit
"Si on récolte trop d'ortie," -> orties
Ok j'ai compris cette histoire de hiéroglyphes en début de chapitre
c'est bien vu !
Peut être que tu devrais laisser un saut de ligne ou un truc dans le genre pour le mettre en exergue ? enfin bon c'est pas grand chose
C'était déjà le cas pour la frontière des vents mais j'aime beaucoup ton écriture
Passer d'un personnage à un autre en s'adaptant à la psychologie, au champ lexical et tout le reste c'est loin d'être évident !
Bravo pour ça
Sinon mention spéciale pour "le bleu"
Personnage atemporel merveilleusement bien décrit
A bientôt !
Merci pour ton commentaire Robruelle, il fait toujours chaud au coeur.