Quatre paires d’yeux me fixent et le malaise monte inexorablement. Adès miaule, et je le pose sans même y faire attention. Mes yeux agités balaye la pièce du regard. Un haut plafond, trois portes alignées à ma gauche, une baie vitrée en face, qu’une femme occulte grâce à deux rideaux épais. À ma droite son deux canapés bleus ris, autour d’une petite table ronde. Une grande table en bois au milieu de la pièce, que la femme contourne pour se poster devant moi.
– Céleste, présente Mel, coupant un blanc embarrassant. C’est Orens et Panmée.
Orens l’Ours, Panmée, la seule femme, massive et au visage très austère, mais au regard doux, me rappelle étrangement la bibliothécaire, par ce contraste. Quels noms étranges...! Comme tout ce qu’il m’arrive depuis ce matin, en même temps...
– Enchantée de vous rencontrer, je lance, timidement.
– Pose toi, reste pas plantée là, me propose Panmée, un sourire lumineux éclairant son visage. T’as soif ?
J’obéis, et détaille rapidement un peu mieux la pièce.
Les trois portes en face de moi m’intrigue, elles me font penser aux portes magiques et mystérieuse des contes. En levant les yeux, je reste reste médusée un instant.
Prenant le plafond entier, une fresque accapare mon regard. Comparable aux peintures antique, grecque ou romaine, elle représente une guerre. Les détails par milliers, un casque brisé, un glaive à terre, une étincelle dans le regard d’un cheval au sol, approfondissent cette œuvre. Le souffle de ces cimes me parvient aux oreilles, le cri de guerre des soldats retentit dans la salle. Un soleil noir, noir d’horreur et de peur illumine ce champ de bataille. Les couleurs, utilisées avec tant de justesse, ne font que renforcer l’ambiance nauséabonde et déprimante.
Pourquoi ont-ils ça peint au plafond ?
Je reporte mon attention sur les personnes présentes, l’œuvre m’ayant hypnotisé quelques secondes.
Bien assis dans les canapés, nous sommes tout les cinq autour de a petite table où repose cinq verres et un objet semblant contenir un liquide étrange… Sûrement leur carafe... Tout le monde a ses yeux braqués sur ma personne mal-à-l’aise.
– T’aimes ? Tu vas péter ton cou comme ça, fait remarquer Orens, me ramenant immédiatement sur terre.
– C’est … Sublime !
Il acquiesce avec calme et je lui souris avec gêne. Je n’ose pas lui dire que c’est horrible. C’est, certes, d’une grande qualité artistique, c’est magnifique dans la réalisation, mais quel thème étrange et… détestable. Je me demande tout de même qui a bien pu avoir cette idée, et pourquoi cette scène… Kailine me tend un verre et sers les autres.
– C’est d’l’ouzo, au réglisse. Faut aimer, ça arrache.
J’acquiesce et soupire, très peu à l’aise avec autant d’inconnus. Je veux rentrer chez moi.
– D’où qu’tu déboule ? Tss, c’quoi ton âge ? Demande Orens, après avoir bu cul-sec un verre de la boisson à l’odeur infecte.
– De très loin, je suis arrivée par erreur. J’ai 16 ans, monsieur, je réponds calmement.
Nous sommes dans les canapés, en cercle autour d’une table basse en métal doré. Tout le monde a ses yeux braqués sur ma personne tremblante, et Adès lâche, très naturellement :
– Elle vient d’un autre monde. C’est assez compliqué à expliquer.
Je suis tout autant estomaquée que les autres, et je dois le regarder avec des yeux de poissons mort. Je balbutie une bouillie de mots incompréhensibles, et Kailine éclate de rire. Ils me regardent tous, sans intentions particulière, attendant sûrement des explications.
– Tu peux leur faire confiance, pas d’inquiétude, me confie Adès, en se rallongeant sur mes genoux, me laissant seule face à eux.
… Quoi ? Il me laisse me débrouiller toute seule ? Traître.
– … Ce…. C’est….Ce qu’il dit est vrai, mais je comprends que vous ne me croyez pas. Je suis passée par un miroir, et j’ai atterri ici. Aidez moi, s’il vous plaît…. Jusqu’à ce que je reparte, juste, les prié-je en me levant.
Je m’incline devant eux et mon cerveau pédale dans la semoule. Je ne sais plus ce que je fais, ni ce que je dois faire. Je suis totalement perdue. Leur réaction décidera des prochains jours...
– T’est trop mims, s’exclame Kailine en se levant. On t’laisse pas, promis ! Reste là, et tu s’ras tranquille.
Je me redresse timidement, maintenant gênée de ma déclaration hésitante et impromptue. Je n’aime pas m’exclamer comme ça devant des gens, ai du mal à assumer une fois fait. Mon esprit n’a pas réfléchit avant et me mettant mal à l’aise. Mes yeux papillonnent quelques secondes avant que je ne me rassois. Je repose ma question :
– Pourquoi faut-il que je me cache ?
Ils se regardent, indécis, et seul Mel me fixe dans les yeux, comme pour y lire quelque chose. Que pourrait-il bien lire ? Et de toute façon, c’est tellement en bazar dans mon esprit qu’il ne comprendrait rien….
– T’as pas b’soin d’savoir. Écoute et c’est marre, tranche Mel, en se levant.
Tous le regardent et acquiescent en silence alors qu’il se dirige vers la porte d’entrée.
– Tu t’ramènes ? demande-t-il à sa sœur, qui marche rapidement pour le rejoindre.
En un éclair ils sont sortis, me laissant seule avec des inconnus. Orens se lève et sort à son tour. Panmée s’avance vers moi, et avec un sourire maternel et lumineux, elle me tend la main.
– Viens, j’vais t’sapper correct’.
Son ton et ses yeux me réchauffent le cœur, comme lorsque je passais des heures à parler à Julia dans la roulotte, quand elle me consolait. Comme une mère…
– Merci, je murmure, sans savoir si c’était pour son aide ou pour ce sentiment…
Je lance un regard à Adès qui me fixe, puis je ne me concentre plus que sur la sensation de ma main dans la sienne, qu’elle serre avec gentillesse. Nous nous dirigeons vers la porte du milieu, qui donne sur un magnifique escalier en colimaçon, dont j’aperçois le dessous sculpté.
Je monte donc, en admirant cette finesse, les arabesque, les volutes parfaitement réalisées offrent du volume à cet escalier. Je laisse ma main glisser sur la rambarde en métal foncé et étonnement tiède. Happée par cette construction impressionnante, je ne vois pas que nous sommes déjà arrivée au premier étage.
Les murs sont beiges, et les corniches sont moulées. Nous entrons dans une petite chambre, et elle se dirige vers une armoire en bois. Je l’attends à l’entrée, mal-à-l’aise et ne sachant comment me comporter. La chambre est simple, seul un lit, la garde-robe et une table de chevet la meuble. Les murs sont bruns clairs, sans décorations, à par un symbole gravé au dessus de la tête de lit. Il me rappelle quelque chose, mais je n’arrive pas à me souvenir...
– Détends toi, j’vais pas t’bouffer, lâche-t-elle, sans se retourner.
Après quelques secondes de recherche, elle se retourne et me tend un tas de vêtements colorés et de tissus variés. Elle me le met dans les bras, referme la penderie, et se retire pour me laisser « m’sapper », comme elle dit.
Je pose les vêtements sur e lit et tente de démêler les entre-lacs de tissus. Au bout de quelques secondes à peine, je me rends bien compte que je n’y arriverais pas seule. J’interpelle doucement Panmée, qui attend à côté de l’entrée de la chambre.
– Excusez-moi, pouvez-vous m’aider… ? Je ne sais pas enfiler ça…
– Comment « vous » ? Allez, j’vais t’arranger, moi !
Je ne réagis pas à la question, décidant simplement de la tutoyer. Après quelques minutes d’explications, j’arrive enfin à m’apprêter correctement. Le style est très particulier et les vêtements sont ouverts par endroit ; mon pantalon s’arrête en haut des cheville, et mon haut, n’est qu’un bandeau découvrant mes épaules et mes bras ainsi que légèrement mon, ventre.
– Tu peux t’mater, s’tu veux, me dit-elle gentiment en me montrant à droite de l’armoire.
Je le fais donc, et me retrouve face à un liquide bleu pâle en suspension dans l’air. Je reste figée quelques secondes, et lance un regard incompréhension à Panmée.
– Bah, touche ! lance-t-elle, en me regardant avec un sourire en coin.
Le souvenir très récent de mon dernier contact avec un miroir ne me rassure pas tellement, mais j’obéis. Je ferme presque les yeux et tend la main le plus loin possible. À peine l’ai-je effleuré, que le fluide se met en mouvement. Il remue, il bouge et il grandit progressivement. Cette substance aqueuse bleuâtre monte d’un coup et retombe soudainement en sphère autour de moi.
Je lâche un cri étouffé, et je ne bouge pas, effrayée. Je rouvre brusquement les yeux et voit mon reflet dans toute la substance. C’est un miroir périphérique !
Je reste médusée, mais finit par reprendre mes esprits. Je suis affublée d’un grand pantalon très large, resserré aux chevilles et légèrement ouvert sur les hanches. Une ceinture lourde de bijoux, pendentifs et breloques retient mon bas. Un bandeau couvre ma poitrine, et un foulard est asymétriquement enroulé autour de mon torse. Une double chaînette argentée entoure ma taille et une « guêtre de bras » enserre mon coude et mon bras gauche. Un long collier descend sur mon ventre, tandis que mon avant-bras droit est couvert de tissus emmêlés.
Quel temps pour s’habiller le matin, tout de même… Le fluide bizarre commence à se rétracter et en quelques secondes, il a fait le chemin inverse. Je retombe face à Panmée qui m’attend, mes anciens vêtement dans les bras.
– Tu peux les garder si tu veux, proposé-je, ayant bien remarqué l’intérêt qu’elle leur a porté depuis tout à l’heure.
Je la regarde les ranger, avec presque un pincement au cœur de me séparer de la seule chose qu’il me reste de là-bas. Qui sait quand pourrais-je rentrer ? Je garde bien évidement mon collier, et mes boucles d’oreilles. Celles que Julia m’avait offerte… Je soupire et nous descendons, après qu’elle ait rangé mes habits. Dans le salon, je vois Mel et Kailine poser deux sacs en toiles sur la table. Panmée se dirige vers eux, alors qu’ils me détaillent avec intérêt : Kailine s’exclame que je suis magnifique, et Mel esquisse un rictus.
Je la remercie, et ils rangent tout les trois les courses ramenées par mes deux compagnons. Ils n’ont pas traîné. Sentant une légère tension dans mon crâne, je me dirige vers le canapé où Adès sommeille tranquillement, mais ma tête se met à tourner. Comme si toute la pression remontait brusquement, un nœud se forme dans mon œsophage. Toute ma panique depuis ce matin ressort de là où je l’avais cachée, pendant quelques instants, je me sentais bien ; ce n’était qu’une illusion. J’ai peur. Je ne sais pas où je suis, je veux rentrer ! Je reste debout, malgré le sol tournant de plus en plus autour de moi. Mes yeux clignotent et ma vision se floute.
— Ça va ? demande Kailine.
Je lui réponds que tout va bien, et respire rapidement. J’ai l’impression d’étouffer, je suffoque. Mes mains moites se mettent à trembler, et mes poumons se remplissent de plus en plus difficilement. Qu’est-ce qui m’arrive… ? Je cligne des yeux pour tenter d’éclaircir ma vision défaillante, et je sens mes jambes mollir, sans plus aucune force. Je vais mourir… Je tombe brutalement à genoux, paniquée. J’ai peur ! S’il vous plaît… ! Je perçois des pas précipités alors que les larmes dévalent mes joues. Je tousse, mes mains s’agrippent à mon haut, je perds le contrôle. Je sens qu’on me redresse d’un coup, qu’on tâte ma gorge, mon torse.
Deux bras me retourne avec violence et me sers entre eux. Je pleure contre la personne, elle me serre fort contre elle. Elle m’apaise, elle me rassure. Je me sens en sécuirté contre ce buste qui me colle. Après quelques instants, mes sanglots diminuent. Peu à peu, je sens mon souffle ralentir, mon esprit semble se tranquilliser à peu près. Je suis bien, ici. Je respire lentement, mes yeux arrêtent de déborder, ma gorge se libère doucement. Je reste encore un peu, collée à la personne, je perçois son odeur, je me concentre sur la respiration lente et profonde. Je ne veux pas bouger, c’est confortable. Les bras se desserrent, je me décale avec hésitation. Je respire profondément, n’osant pas lever la tête.
– Spasmes néfastes ? demande Mel en s’écartant pour se relever.
Je prends la main qu’il me tend pour me remets debout, son visage froid comme à son habitude, malgré ce qu’il vient de faire. Je n’ai pas la force de chercher une traduction possible, donc j’acquiesce sans réfléchir. Kailine pose délicatement sa main sur mon front, alors que Panmée me tend un verre d’eau. Gênée, j’accepte et le vide d’une traite, avant de me rendre compte que ce n’était pas de l’eau, mais un liquide infecte qui coule en me brûlant l’œsophage. Je tousse par réflexe, et Mel soupire. De l’alcool !
Je baisse la tête et m’excuse de ce qui vient de se passer, ce qui amuse Panmée.
— Va pioncer un coup, koritsi.
Kailine me prend la main pour me guider jusqu’au canapé, sous le regard presque moqueur de son frère.
— Que veux dire « koritsi » ? je lui demande alors que je m’assois
— Ma fille.
Elle me sourit et les rejoint. Ils se mirent tout trois à ranger ce que je supposais être des aliments, dans la cuisine, que je devinais aussi. Lasse et vidée, je ferme les yeux, me laissant aller. Une masse s’installe sur mes cuisses et je souris en posant ma main sur son poils soyeux.
Des murmures me tirent de ma somnolence et je reviens peu à peu. J’ouvre lentement les yeux, et me redresse, pas encore tout à fait réveillée. Mon cerveau se rallume brusquement, et je sursaute. Il me faut quelques secondes pour remettre tout à jour, alors que je vois Kailine poser un saladier sur la table devant moi.
– Bien r’posée ? demande-t-elle, amusée.
Je hoche vivement la tête et pose mon chat à côté, ce qu’il n’apprécie pas. Il se lève et commence sa toilette méticuleuse pendant que je ne me lève pour la rejoindre.
– Désolée de m’être endormie, je dis, hésitante. Je peux t’aider ?
Elle accepte gentiment et je la suis, par la porte de gauche, donnant sur la cuisine, comme je l’avais deviné plus tôt. C’est une grande cuisine, remplie d’instruments et d’objets inconnus. Comme cette sorte d’armoire bleue, séparée en deux compartiments, ressemblant à un réfrigérateur. En m’approchant, je ne vois aucun fil qui en sort, et lorsque Mel l’ouvre pour y ranger un poisson étrange et violet, je vois de la fumée bleu s’en échapper. Je ne m’approche pas de ça, moi. En face, le mur est tapissé de meubles simples, gris, comme ceux chez Maïra. Cependant, la poignée a une forme étrange : une sorte de tourbillon courbé, avec quelques fils de fer épais s’enroulant par endroit. Un fin luminaire est suspendu au dessus d’une belle table en bois, plus fine que celle du salon. Ils ont tout de même cuillères, fourchettes et couteaux, ainsi que louches, spatules et tutti quanti.
– Réveillée ? lance Panmée sans même se retourner.
Je me sens un peu contrite de m’être endormie de la sorte, et je tords mes mains.
– Pardon, déclare une voix inconnue dans mon dos, ce qui me fait sursauter.
Je fait brusquement volte-face, et tombe nez à nez avec un jeune homme, à peine plus âgé que moi, il me semble. Il est le portrait craché de Panmée, et a un physique assez fin. Il me sourit gentiment et va donner quelque chose à celle que je suppose être sa mère puis me fait face à nouveau.
– Lesath, fils de Panmée et Orens. T’es Céleste ?
Je hoche la tête et lui tend la main par réflexe. Il ne comprend pas et regarde mes doigts hésitants, sans savoir quoi faire. À ses yeux, je devine qu’il ne veux pas me mettre mal-à-l’aise, mais je retire ma main, les joues chaudes.
– C’est une coutume de là où je viens, tenté-je de me défaire de cette situation. Quand on se rencontre, on se serre la main.
Il tend vivement son bras et attend le mien. Ses yeux vifs traduisent la même positivité que chez sa mère. Ses gestes sont rapides, mais tout en douceur, contrairement à Mel, plutôt brusque. Ses mèches blondes lui barrent le visage, et ses multiples passages de mains, même en quelques secondes de rencontres, pour les écarter, m’amusent. Je lui serre la main et il rigole comme un enfant amusé. Mel me bouscule sans ménagement en rentrant dans la cuisine, par derrière, et nous regarde avec les yeux d’un adulte désespéré par deux enfants.
– T’es pas arrangé, toi ! J’crois pas q’tu saves sourire.
Il lui tape dans le dos avec familiarité, et de l’extérieur, leur lien est flagrant. Il rigole et Mel le regarde avec des yeux souriants, sa joie transparaissant juste différemment. Mon cœur se pince brusquement et je baisse la tête instinctivement puis sort, croisant Kailine au passage.
Elle me fait un grand sourire, et prend le verre que je tenais pour le poser sur la table. Elle se retourne pour prendre mes mains et me dit, ses yeux en accord avec ses propos :
– Tu déranges pas, d’acc ? Sois pas gênée, c’est carré. Et t’inquiète pas pour Mel, il est tout l’temps comme ça. Tu veux m’raconter cet’histoire d’aut’ monde ?
Je la regarde avec tellement de reconnaissance, qu’elle me tire gentiment vers le canapé. Je vais finir par bien le connaître, celui-là ! Elle s’assoit tranquillement devant moi, souriante. Est-ce que je lui dit ? Elle semble si désintéressée et bienveillante que je ne veux pas me méfier. J’ai peut-être tort, mais tant pis. Je tente le tout pour le tout.
— Je vivais dans un village de gitans, une sorte de hameau. Je suis orpheline depuis l’âge de 3ans. En allant avec Adès dans ma bibliothèque, enfin c’est pas la mienne. Mais j’y allait tout le temps. Parce que j’allais pas à l’école. Et donc j’y suis allée ce matin, oui, ce matin. Et il m’a emmené dans les dédales d’étagères. Il devait savoir. Je ne sais pas. Donc en m’enfonçant dans les recoins de la bibliothèque, je suis tombée nez à nez avec un miroir. Un grand, et beau. Et il était recouvert d’un tissu. Je l’ai découvert, et Adès m’a « invité » à le touché. Je me suis trouvée « envoyée » là où vous m’avez trouvé. Voilà, après je vous ai rencontré.
J’ai tout déballé d’un coup, sans structure, juste tout dit. Tout ce qui me pesait. Et c’est étrange, mais je me suis trouvée comme apaisée, allégée.
— C’tait ça, ton « loin », dit-elle, en rigolant.
Elle me croit ? Elle n’est pas surprise ? Peut-être est-ce normal dans ce monde.
— Eh, les parleuses ! Au taf, lance Mel depuis l’embrasure de la cuisine. Qu’est-c’vous foutez ?
— C’est normal de voyager comme ça, ici ? je demande tout de même.
Elle secoue la tête, et réponds, ignorant sons frère :
— Personne fait ça, comme chez toi j’suppose. Mais j’te crois, t’es tant paumée j’peux pas t’laisser tomber. Ramène toi, y t’croiront tous, ici, tranquille.
Elle se lève et me tend la main, alors que Panmée clame le repas. Quelle heure est-il ? Je me surprend de ne pas y avoir pensé plus tôt. Mangent-ils aussi à midi ici ?
— Quelle heure est-il ? je demande à Mel, qui passe devant moi.
— L’heure ? 2e koshin vingt-trois, répond-il tranquillement, avant de poser la serviette qu’il tenait dans la main.
… Pardon ? « 2e koshin vingt-trois » ? Ça veut dire quoi ?
— Pardon, mais il est quelle heure ? je redemande, sous le regard interrogateur de Mel.
Kailine répond à sa place :
— 2e koshin vingt-trois. Un blem ? demande-t-elle en s’asseyant.
Tout le monde s’assoit, donc je les imites précipitamment, sans comprendre. Je lance un petit regard vers mon chat, en plein rêve, si j’en crois le mouvement de ses moustaches. Kailine sert ce qui ressemble à des pâtes, et Lesath les couvre d’une préparation jaunâtre à la très bonne odeur. Je reste dubitative, mais ne voulant pas vexer mon hôte, je commence à goûter du bout de ma fourchette. Je vais pour me forcer, mais remarque que personne n’a touché à ses couverts, je repose donc les miens, gênée.
En silence, ils ont les yeux fermés, et remuent les lèvres indistinctement. J’attends qu’ils aient terminés et qu’ils commencent à manger.
Ça va être compliqué…
Nous commençons donc à manger, et je goûte la mixture. Presque stressée par ce qui vas rentrer dans ma bouche, je suis crispée. À peine l’ai-je sentit, que je tousse instinctivement. Ça pique !
Qu’est-ce que c’est que ça ! On dirait du piment mélangé à du poivre fort, le tout lié à la moutarde avec une pointe de vinaigre au citron, tout ça bouilli trois fois pour exhausteur la saveur.
Mon dieu !
Tout le monde me fixe, et je souris sans conviction en m’excusant. Je goûte les similis pâtes, en tentant d’enlever le plus possible de la bouillie infâmement épicée et suis soulagée. C’est mangeable.
On dirait un mélange entre du riz complet et de la semoule. C’est un forme de bâtonnet, un peu comme des petites cannelloni épaisses. C’est assez bon, et je peux donc manger un peu. Ce que je fais, en observant bien leur manières, histoire de ne pas faire de bêtises.
— T’viens d’où ? lâche Lesath, en enfournant une grosse fourchetée dans sa bouche, sans aucune délicatesse.
Je questionne Kailine avec les yeux, et elle acquiesce en souriant. Je balaye les personnes du regard, évitant de me fixer sur qui que ce soit ou quoique ce soit. Je respire un grand coup, et répète ce que j’avais dévoilé à Kailine un instant avant.
— Oh, l’foutoir, ricane Mel à ma droite, ce qui lui vaut une œillade réprobatrice de la part de sa sœur et de Lesath, en même temps.
Mais ils me croient tous sans même poser de questions. Ils me font une confiance aveugle alors qu’on ne se connaît même pas. Je remercie intérieurement Mel, qui en disant ça, confirme mes propos.
— Tu dis qu’ton chat savais ? demande Panmée, silencieuse jusque là.
— Je ne sais pas, il m’a simplement guidée. Adès ! je l’appelle, me faisant quand même remarquer que j’aurais pu lui poser la question bien avant, et m’éviter notamment de l’apprendre devant tout le monde.
Je me tourne légèrement pour mieux le voir et Kailine, en face de moi, m’imite. Tranquillement, il ouvre un œil, puis l’autre. Il s’étire avec toute la grâce et la nonchalance d’un chat, qualités qu’il représente parfaitement. Il s’installe doucement, tout les regards braqués sur lui, ce qui ne semble nullement le déranger.
— Oui ? répond-il, allongé sur le dossier du canapé qui nous tourne le dos.
— Est-ce que tu savais que le miroir était… magique ? je demande, peu assurée.
Il baille, et en fermant ses deux émeraudes :
— Oui.
… Bien que je m’y attende, l’entendre si clairement me choque un instant. Il savait tout depuis le début. Mai le ne m’a jamais rien dit. Mes neurones s’activent mais échouent à une quelconque compréhension, tandis qu’un picotement de sentiment de trahison surgit dans mon crâne.
— Quoi ? Tu savais ! Et tu ne m’as rien dit… ! Espèce de… ! je rage, en me levant brusquement.
Je reste presque debout, immobile, et avale plusieurs fois. Je respire calmement et me rassois sans rien rajouter. Tout le monde reste coi et je commence à avoir la gorge nouée. Je me remets face aux autres et continue de manger en silence. Méthodiquement, j’enlève la sauce, et mange les féculents. Adès n’a même pas réagit et il me fixe en silence. Je fulmine intérieurement pourtant, quand je vois son petit nez remuer, toute ma colère redescend. Je ne peux pas lui en vouloir. C’en est rageant. Après un long silence gênant, Panmée s’exclame :
— Bon, bin, c’est pas tout mais on va pas s’taire et déprimer, ça sert à rien ! D’abord, on bouffe et on décide de c’qu’on va faire de toi. T’inquiète pas, p’tite, on va voir ensemble.
Merci. C’est ce que mes yeux traduisent. Je ne dis rien, ma gorge si serrée qu’aucun son ne passe, mais lui souris avec reconnaissance. Nous finissons donc de manger, et nous allons pour débarrasser lorsqu’on frappe à la porte. En un éclair, Mel m’attrape le bras et nous nous précipitons vers l’escalier. On se cache dans un petit recoin, après qu’il ai fermé la porte, et il me dis de m’accroupir.
J’obéis et j’entends la porte d’entrée s’ouvrir. Des voix s’élèvent, et une discussion commence. Des rires, des blagues. Alors que moi je tremble sans même savoir pourquoi. La réactivité et le sérieux de Mel m’indiquent que ce n’est pas une blague, que je risque vraiment si on me voit. Quoi ? Je ne sais pas, et c’est peut-être mieux ainsi. Il reste droit devant moi, m’enfermant dans son ombre. Je le regarde de derrière, mais ne distingue presque rien, puisque sans fenêtre et la porte fermée, seule la pénombre nous accompagne.
La personne est déjà repartit depuis au moins une minute, quand la lumière réapparaît par le porte qui s’ouvre. Je me relève, et Mel me sourit avec calme.
Il sourit ? C’est la première fois que je le vois comme ça. Il reprend vite son visage fermé et on sort. Panmée et Kailine sont restées debout et me regarde avec préoccupation. Lesath, encore assis semble réfléchir aussi. Mel rejoint son ami, et commence à piocher des aliments dans une assiette. On dirait des dattes.
— Tu vas rester là. Tu s’ras en tranquille, décide Panmée, en accord avec Kailine.
— Elle s’ras dans l’grenier, propose Lesath, alors que Mel lui envoie une « datte ».
Ce dernier approuve la décision, et me lance un léger regard.