— Tu me connais comme ta voisine, ta meilleure amie depuis l’enfance, ta colocataire maintenant. Mais… je suis plus que ça. Pour toi, je suis ta gardienne.
Sakina haussa un sourcil. L’ombre d’un sourire moqueur effleura ses lèvres, mais l’expression de Kanie l’en dissuada. Elle n’était pas en train de plaisanter.
— Tu ressens la souffrance des gens, pas vrai ?
— Euh… j’ai l’impression… oui, répondit-elle en penchant légèrement la tête sur le côté, les yeux plissés d’incertitude.
— Ce n’est pas qu’une impression. Sakina… Tu es la sauveuse.
— Euh… ouais, d’accord… euh… mais…
— Je vais tout expliquer.
Sakina connaissait très bien Kanie, elle n’était pas du genre à raconter des fables et sa façon de parler avec assurance lui confirmait qu’elle ne plaisantait pas.
Kanie reprit en lui rappelant les qualités qu’elle possédait depuis toujours : son besoin d’aider les autres, de les réconforter, et même de les soigner. Une belle âme, empreinte de douceur et de patience, incapable de détourner le regard face à quelqu’un en détresse.
Autant de raisons qui faisaient d’elle la personne idéale pour endosser le rôle de sauveuse.
— Tu as été choisie pour ça, trancha Kanie. Maintenant, ce qui est attendu de toi est simple : protéger les humains contre les Nômes et les libérer des souffrances infligées.
— Les Nômes ?
— Oui, les Nômes. Je t’avais demandé de ne pas m’interrompre, mais comme t’écoute jamais, râla Kanie en levant les yeux au ciel.
Sakina esquissa un sourire, consciente qu’elle n’avait pas tort.
— Bon… les Nômes, c’est quoi ? Des créatures invisibles, vivant parmi nous, mais dans une autre dimension.
Elle marqua une pause, laissant à Sakina le temps d’assimiler l’information. Elle s’attendait à ce qu’elle lui pose une question, mais celle-ci ne vint pas, alors Kanie, satisfaite, continua.
— Il y a très longtemps… cette espèce a découvert qu’elle pouvait manipuler les êtres humains.
À leurs yeux, ces derniers n’étaient au départ que de simples lueurs colorées, intouchables et un peu bruyantes. Elles étaient visibles, mais insaisissables. Jamais ils ne leur étaient venus à l’esprit qu’elles puissent être autre chose que de simples phénomènes naturels, flottant parfois lentement, parfois rapidement, au sol comme dans les airs, seule ou à plusieurs.
Il arrivait que certaines lueurs perdent de leur éclat. Et comme ce changement survenait fréquemment, un groupe de Nôme, très curieux, s’interrogea sérieusement sur leur véritable nature. Ils se mirent donc à les suivre de très près, pendant de longues heures, jusqu’à ce qu’ils réalisent que les sons discrets qui s’en échappaient étaient étrangement familiers.
Ils prirent le temps de les écouter, d’observer leurs mouvements et leurs interactions. Ils découvrirent alors qu’ils ne communiquaient pas seulement par des sons aléatoires, mais par une langue structurée, étrangement proche de la leur.
Bien sûr, ils cherchèrent à entrer en contact avec ces êtres, dans une démarche bienveillante. Sans succès.
Puis, un jour, l’un d’eux, agacé par cette présence insolite face à lui, lui adressa un ordre impulsif pour le faire déguerpir sans vraiment s’attendre à ce qu’il parte.
Et… contre toute attente, la lueur a réagi, elle a exécuté cet ordre. Ce Nôme avait réussi à influencer la volonté d’un être humain. Le groupe comprit alors que ces êtres ne pouvaient pas répondre à leurs questions… mais à leurs demandes.
Avec le temps, ils réalisèrent que plus ils plongeaient ces lueurs dans la tristesse, plus leur propre existence s’allongeait et leur puissance grandissait. Car oui, les Nômes ont une espérance de vie très courte : ils ne dépassent pas la trentaine.
Et les Nômes en vinrent à penser que nous existions uniquement pour leur intérêt, sans éprouver le moindre remords en nous faisant souffrir.
Pourtant, une règle fut instaurée chez les Nômes. Il était désormais interdit d’interagir avec ces lueurs, de les influencer ou de les utiliser.
Les raisons étaient simples, ils cherchaient à éviter que certains n’abusent de leur pouvoir, ce qui fut le cas. Puis ils redoutaient également que cette découverte bouleverse leur équilibre. Ils s’étaient adaptés à leur existence telle qu’elle était.
Certains acceptèrent cette interdiction par compassion, reconnaissant en nous des êtres sensibles, capables de souffrir. De s'imaginer nous pousser à la détresse irritait leur conscience. D’autres, pour les raisons que j’ai citées juste avant. Mais… pour beaucoup d’entre eux, à leurs yeux, nous n’étions pas grand-chose. Nous manipuler ne représentait aucun mal, seulement une opportunité à exploiter.
Malheureusement, il était très difficile de faire respecter cette loi. Les Nômes n’avaient aucun moyen de punir ceux qui la transgressaient car leur pouvoir ne suffisait plus face à ceux qu’ils tentaient de réfréner. Pendant qu'ils réfléchissaient à une solution, elle se manifesta d’elle-même.
Les Protecteurs apparurent.
Leur prestance imposante se manifestait à travers leurs corps sculptés, imprégnés d’une force redoutable. Leur regard, éclatant comme des joyaux, renforçait leur aura puissante tandis que leurs armes, lumineuses et tranchantes, scintillaient entre leurs mains.
Le guerrier et le traqueur, prêts à les poursuivre et à les combattre, la gardienne et la sauveuse, boucliers dans l’ombre des humains.
Kanie s’arrêta de nouveau, laissant à Sakina le temps d’assimiler tout ce qu’elle venait d’apprendre.
Dans le regard de Kanie, dénué de doute ou d’incertitude, Sakina comprit qu’elle était toujours sérieuse. Elle souffla alors un timide :
— D’accord…
La Gardienne reprit, un tendre sourire aux lèvres.
— Ton rôle, tu as dû le comprendre, est de les en empêcher de nous atteindre. Chaque personne que tu rencontres et à qui tu offres ta protection par un simple contact, ressent aussitôt un bien-être immédiat, qu’elle soit touchée ou non par un Nôme. Si elle est sous leur emprise, ton pouvoir efface le mal-être qu’ils lui ont causé et forme un bouclier mental. Le Nôme ne pourra plus jamais l’atteindre. Donc, avec un simple contact physique de toi, les personnes sont protégées de leurs manipulations.
Et… au-delà de cette barrière que tu apportes, la personne que tu auras sauvée saura se relever et affronter plus facilement les épreuves de la vie. Elle ne sombrera pas dans la dépression ni dans un état d’abattement qui pourrait la mener au suicide.
Attention, cela ne signifie pas qu’elle ne connaîtra plus jamais la tristesse. Les émotions subsistent, mais sans excès dangereux pour elle-même ou son entourage.
Donc, pour résumer, ton but est de sauver un maximum de personnes. Toutes celles que tu auras protégées seront immunisées contre l’influence des Nômes. Mais…
— Mais ?
Kanie soupira doucement dans un doux sourire avant de reprendre tendrement :
— Mais… tu n’es pas encore capable de te défendre seule. C’est là que j’interviens. Je suis ton bouclier. Ta gardienne. À tes côtés ou à distance, je dois les empêcher de t’infiltrer, de manipuler tes pensées.
Un individu qui t’agresse sous les ordres d’un Nôme ne devrait pas réussir à t’atteindre, grâce à moi aussi. Avec le temps, tu verras que nous dépendons l’une de l’autre, jusqu’à ce que tu hérites de toutes mes capacités.
Saki… J’ai une responsabilité immense. Si jamais ils parviennent à infiltrer ton esprit et à manipuler tes pensées, ce ne serait pas seulement toi qui serais en danger. Toutes les personnes que tu as protégées tomberaient avec toi. Et pire encore…
Une fois en toi, il deviendrait le maître de tous les autres, les utilisant simultanément pour répandre le chaos à une échelle inimaginable. C’est pour cela qu’ils te laissent tranquille en ce moment, car tu n’as pas sauvé grand monde. Leur véritable objectif sera de faire de toi… leur arme la plus puissante.
Sakina plissa les yeux, la tête penchée, intriguée et surprise par cette révélation.
— Lorsque leurs plans aboutissent, les conséquences sont dévastatrices, aussi bien à petite qu’à grande échelle. Cela peut conduire à des conflits, des exterminations de masse, des guerres. L’homme sait déjà très bien se détruire lui-même, mais certains Nômes veulent nous pousser dans une misère encore plus profonde, pour accroître leur propre pouvoir. Rien de surprenant. Chez les humains, c’est pareil.
J’ai encore tant à t’apprendre. Mais retiens l’essentiel : notre mission est de protéger les humains des Nômes malveillants. Et retiens aussi que je suis ton guide, ta conseillère, celle sur qui tu peux te reposer.
Je sais… que ça paraît fou tout ça, mais je suis sérieuse. Tu me crois ?
Un silence régna une bonne longue minute. Sakina revoyait des scènes, des situations douloureuses, des souffrances éphémères, des regards menaçants, tristes qui s’envolaient dès qu’elle approchait et posait sa main sur ces inconnus. Jusqu’ici, elle avait imaginé être simplement douée pour écouter, qu’elle inspirait confiance, par sa douceur, son sourire aimable. Mais tout prenait un sens, une signification qu’elle n’avait jamais envisagée. Pourtant, elle était encore incapable de mesurer pleinement l’ampleur de ce que Kanie venait de lui révéler.
— Tu me demandes de croire qu’il existe des créatures invisibles, ça je peux… Tu me demandes de croire qu’ils manipulent nos émotions pour gagner en espérance de vie ? Je peux aussi… Et… que moi, je dois les empêcher d’agir ?
— Oui… c’est ça.
Elle ouvrit la bouche pour protester, mais aucun mot ne vint. Elle ne doutait pas, au contraire, c’était une évidence. Cela sonnait juste, d’une cohérence parfaite. Il n’y avait plus de place au doute.
— J’y crois aussi, mais j’ai des questions, ajouta-t-elle avec sérieux.
Un large sourire illumina le visage de Kanie.
— Je te répondrai du mieux que je peux, mais je ne sais pas tout, assura-t-elle en s’étirant, un rire léger lui échappant tant elle était ravie.
— Comment tu sais tout ça ?
— Ah, mince… Je suis passée à côté de ça. C’est vrai que seules les sauveurs ignorent tout de leurs pouvoirs et de leur histoire, pour ma part je le sais depuis que j’ai quinze ans, dès que je les ai reçus…
— QUINZE ANS ? la coupa-t-elle sans lui laisser le temps de tout lui expliquer. Tu as gardé ça secret pendant tout ce temps ? T’es sérieuse ?
— Je suis désolée, Saki, mais je ne te sentais pas prête.
— Comment ça, pas prête ? Pourtant j’aurais pu le comprendre. Regarde ! s’exclama-t-elle en désignant son propre corps de ses mains.
— Tu as eu tes pouvoirs bien après moi… c’est lié à ton problème hormonal, termina-t-elle dans un murmure et en tordant ses lèvres, craignant de la blesser.
Sakina avait eu, en effet, une puberté tardive. Ce n’était qu’à partir de ses dix-neuf ans que son corps s’était transformé, abandonnant les traits enfantins pour ceux d’une jeune femme. Au lycée, elle avait été moquée pour son apparence d’enfant de douze ans. L’arrivée de ses pouvoirs, en entrant à la fac, n’avait qu’accentué son mal-être sans qu’elle ne comprenne pourquoi. La foule, les cours, les transports étaient devenus insupportables, chaque présence humaine l’écrasait sous un flot d’angoisse. Mais, à l’époque, elle ignorait que ce chaos venait de son don naissant.
— Ouais… souffla Sakina, compréhensive, les souvenirs récents remontant à la surface.
— J’avais tout de suite compris que tu avais reçu tes pouvoirs, mais avec ce que tu traversais, je savais que ce n’était pas le moment de t’en parler. Je pouvais le sentir… grâce à tes émotions.
— C’est-à-dire ? demanda-t-elle le visage crispé.
— Oui… euh… je peux savoir ce que tu ressens, et même t’influencer si je pense que c’est nécessaire.
— Comment ça ?
— Je dois savoir comment tu te sens, pour mieux te venir en aide. Te canaliser si c’est essentiel et t’influencer aussi par mon pouvoir de manipulation.
— QUOI ? Tu l’as déjà fait ?
— Oui, une fois, pour tester mon pouvoir sur toi, mais je t’ai toujours laissée libre de faire tes propres choix ! T’inquiète ! Je les n’utilise jamais pour mon intérêt personnel, seulement pour la cause. Si j’en abuse, je risque de les perdre. Pour te donner un exemple, c’est comme ça que j’ai réussi à convaincre mes parents de déménager à Paris. Je ne peux pas être trop éloignée de toi.
Sakina la scruta, circonspecte, clignant des yeux à plusieurs reprises tandis que sa bouche se pinçait en cul de poule.
— D’accord… finit-elle par souffler.
Un silence s’installa de nouveau. Sakina se mordillait la lèvre inférieure, la frottant légèrement du bout des dents comme pour en retirer une peau morte. Son regard, instable, glissait d’un point à l’autre, tandis que ses sourcils froncés trahissaient l’intensité de ses pensées face à tout ce qu’elle venait d’entendre.
Kanie l’observait sans la déranger, ne voulant pas briser cet instant où sa protégée prenait enfin conscience de sa véritable nature.
— J’ai besoin de sortir… j’ai besoin d’y réfléchir, lança-t-elle en se massant le visage.
— Bien sûr, je comprends. De toute façon, je dois finir un cours et me préparer pour le travail. On en reparlera, d’accord ?
— Oui, t’inquiète pas pour moi.
— Saki, je te connais mieux que quiconque, alors je sais quand je dois m’inquiéter.
— Mouais, répondit-elle, le sourire hésitant aux lèvres.
À cette réponse, la gardienne rit discrètement en se donnant un air décontracté alors qu’elle ne l’était pas du tout. Maintenant qu’elle au courant, nos vies vont changer, le travail va enfin commencer, on aura quoi… moins de deux ans de répit, pensa Kanie en observant Sakina qui débarrassait la table.
Quelques instants plus tard, cette dernière revint de la cuisine.
— Je vais me préparer, annonça-t-elle avant de filer vers la salle de bain, l’esprit encore absorbé par leur discussion.
Kanie comprenait l’agitation et le trouble émanant de Sakina à cet instant. En réalisant que ses émotions étaient épiées, n’importe qui aurait été dérangé, d’autant plus quelqu’un d’aussi pudique et mal à l’aise sous le regard des autres qu’elle.
— Couvre-toi, je viens de voir la météo, le temps s’est rafraichi, lança Kanie en voyant Sakina revenir avec une veste légère.
— Oui chef !
Elle fit demi-tour et revint avec une longue doudoune.
— Saki ? Dernière chose… toi aussi, tu as compris que… tu ressentais les émotions, mais uniquement les moins agréables. Plus elles sont oppressantes, plus il est probable qu’un Nôme en soit à l’origine.
— D’accord.
Près de l’entrée, en enfilant sa longue doudoune, Sakina se remémora ses cours de psychologie, en particulier ceux sur les bases neurologiques des émotions, ou tout ce qui touchait à ce sujet fascinant. Elle tenta de se rappeler s’il existait des processus pour expliquer cette capacité à détecter les émotions sans passer par les signaux habituels.
Mon cerveau est peut-être capable de capter des indices infimes qu’en temps normal nous ne remarquons pas ? Des changements dans le rythme respiratoire, une tension discrète dans l’air ou même une sorte de « synchronisation » invisible qui lit les gens entre eux…
Et si celui de Kanie et le mien possédaient une faculté cachée pour ressentir ce qui échappe aux sens ? continua-t-elle à se demander. Mais pourquoi, moi, je ne perçois que le négatif ? Peut-être que l’amygdale et le cortex préfrontal travaillent plus intensément chez moi, captant d’abord la détresse ou la douleur des autres…
— Tu vas te regarder longtemps devant la glace ? lança Kanie en gloussant, l’extirpant aussitôt de ses pensées.
— Oh ! J’étais en train de réfléchir à cette histoire d’émotion.
— T’avais l’air bien concentrée, observa-t-elle, amusée.
Sakina éclata de rire et salua Kanie une dernière fois avant de sortir, effaçant très vite ses questions pour retrouver une tranquillité d’esprit.
Pour la réaction de Sakina, c'est normal. Je veux pas qu'elle soit sous le choc. Même si ça lui semble invraisemblable elle ne peut que y croire. C'est la sauveuse, elle doit y croire. Kanie a juste retardé la révélation parce qu'elle jugeait qu'elle n'était pas en état de remplir complètement son rôle.
J'essaierai de mieux l'intégrer dans le texte.
Merci encore pour tes précieux retours !