Dès qu’elle quitta l’appartement, la première pensée de Sakina fut pour Nina. Elle se dirigea d’emblée vers l’hôpital, impatiente de la retrouver, avec l’espoir d’améliorer son état grâce à son pouvoir. Sakina ne doutait pas. Elle ne se posait déjà plus de questions sur cette histoire de Nômes, d’émotions, comme si, au fond d’elle, tout était clair, qu’il suffisait de l’entendre pour que l’évidence s’impose.
Habituellement, elle marchait le regard assez bas, ne croisant jamais les visages. Mais cette fois, elle voulut observer ces gens, capter leurs expressions avant de percevoir leurs émotions. L’expérience ne dura pas, car certains interprétèrent son attention comme une ouverture, une invitation. Elle finit par détourner les yeux et rabattre sa capuche sur sa tête.
Contrairement à la veille, elle avait opté pour une tenue décontractée : un pull ample en maille noire à col montant, un jean boyfriend assorti, quelque peu retroussé à la cheville, laissant deviner ses longues chaussettes blanches, et sa fidèle paire de baskets de la même couleur. Sa doudoune, gardée ouverte, lui tombait sous les genoux et la couvrait suffisamment pour qu’elle ne se sente pas mal à l’aise face au regard insistant des passants.
Arrivée devant la chambre de Nina, elle eut un moment d’hésitation. De nouveau, un sentiment de tristesse lui traversa le corps, comme prise d’une fatigue soudaine et d’un poids lourd à la poitrine. Elle se crut vidée de toutes ses forces. « C’est encore plus intense, pourquoi ? » se demanda-t-elle à voix basse. Après une profonde inspiration, elle finit par ouvrir la porte, au moment même où Thomas, les doigts sur la poignée, s’apprêtait à sortir.
— Oh désolée, j’aurais dû commencer par frapper.
— Non, ce n’est rien. Elle dort, vaut mieux pas la réveiller, chuchota Thomas en jetant un regard furtif vers sa grand-mère.
— Ah mince, murmura Sakina en plaçant ses mains en coupe devant la bouche, les joues rosies. Je repasserai demain, continua-t-elle en parlant tout bas.
Thomas referma la porte derrière lui d’un geste lent et se retrouva face à Sakina, restée figée, touchée par la tristesse qui émanait de lui, aussi lourde que lors d’un adieu avant la mort. L’émotion lui noua la gorge.
Lorsqu’elle prit conscience de son immobilité, il était déjà trop proche. La chaleur rassurante de son corps semblait adoucir la peine qu’elle percevait, jusqu'à ce que cette douleur disparaisse, sans qu'elle n'ait utilisé ses pouvoirs.
Elle tenta enfin de reculer, mais il attrapa doucement son bras.
La surprise due à son geste lui arracha un souffle, attirant aussitôt l’attention de Thomas, qui fut captivé autant par sa réaction que par sa beauté. Il espérait qu’elle n’ait pas remarqué sa façon intense, mais involontaire de la regarder.
— J’aimerais bien vous parler, vous avez quelques minutes ? demanda-t-il d’une voix tendre.
Elle le fixa, la bouche entrouverte, étonnée que ce jeune homme d’aspect froid lui propose de discuter, de surcroît, avec une voix si douce. Puis l’inquiétude s’installa soudainement. Qu’importe le ton, peut-être s’apprêtait-il à lui ordonner d’arrêter de rendre visite à Nina ? s’interrogea-t-elle anxieuse. Elle observa ensuite la main pâle aux veines apparentes de Thomas tenant son poignet. Cette vision accentua son embarras qu’elle baissa la tête.
Ses yeux tombèrent sur ses chaussures de ville légèrement usées. Ils remontèrent lentement, croisant son jean droit et son pull en coton bleu marine peu ajusté, qui suggérait un goût pour la simplicité et le confort. La chemise visible en dessous, avec son col froissé, révélait un petit côté négligé. Mais, cette tenue mettait surtout en valeur sa silhouette athlétique. Son regard acheva son parcours sur son visage : sa mâchoire délicate, sa bouche ni fine ni épaisse, son nez droit, ses iris bleu-gris entourés de subtiles lunettes qui la contemplaient tout autant, et ses cheveux clairs en pagaille.
Elle le trouvait bien plus attirant que la veille, mais très vite elle prit conscience qu’elle s’était perdue dans ses pensées, et n’avait toujours pas répondu. Pourtant, cela ne semblait pas le déranger. En effet, il était lui-même occupé à l’admirer.
— Oui, j’ai le temps, je n’ai rien à faire, dit-elle en détournant les yeux.
Elle baissa de nouveau la tête pour cacher la rougeur de ses joues tandis qu’il reprenait ses esprits.
— Euh… oui… Alors parfait, allons à l’extérieur, répondit-il en toussotant, assez étonné de la réaction gênée de Sakina.
Elle doit sûrement se demander pourquoi je la dévisageais comme ça, se dit-il ennuyé à son tour.
Il lâcha son bras, passa devant elle et se dirigea vers la sortie en enfilant sa parka. Sakina le suivit sans prononcer un mot.
Thomas la trouvait très jolie avec ses cheveux attachés, et de la voir si embarrassée l’amusa. Mais, en un éclair, il fronça les sourcils et chassa rapidement ce genre de pensées parasitaires. Pendant qu’il se fustigeait intérieurement, la jeune fille, elle, devenait anxieuse en ressentant sa colère grimper.
L'idée de fuir lui effleura l’esprit alors qu'elle examinait la signalétique, les yeux plissés. Elle se ravisa aussitôt après avoir constaté que ses émotions négatives avaient disparu.
— Asseyons-nous juste là.
Il montra du doigt un bac à fleurs en béton.
— Sur le rebord ? D’accord, accepta-t-elle, désorientée.
— Vous préférez rester debout ?
— Non, peu importe, répondit-elle en remuant les mains dans tous les sens. Mais là-bas, il y a des bancs…
À peine avait-elle terminé sa phrase qu’elle referma son manteau, le vent la faisait frissonner. Alors que ses mèches libres se balançaient au rythme des brises glaçantes, Thomas leva instinctivement la main avec l’envie irrésistible de les retenir, mais il renonça aussitôt. Irrité par son réflexe, il passa plutôt sa main dans ses propres cheveux et les agrippa fermement comme pour s’empêcher de refaire un geste idiot.
— Je… je sais que… je suis pas vraiment la personne avec qui vous auriez envie de discuter, mais j’ai une question à vous poser.
— C’est vrai que vous avez l’air un peu froid, mais ça ira, lâcha-t-elle en haussant les épaules.
Thomas, déstabilisé par sa remarque, grimaça légèrement.
— Euh… merci pour votre franchise.
— Pas de souci, vous voulez savoir quoi ?
— Vous avez fait quoi à ma grand-mère ? l’interrogea-t-il sérieusement.
— Comment ça ? demanda-t-elle les yeux grands ouverts, les sourcils arqués, la bouche restée entrouverte, sans réussir à cacher sa surprise.
Il s’obligea à ne pas se laisser déstabiliser par ses expressions qu’il trouvait amusantes.
— Vous savez très bien de quoi je parle.
— Hmm… non pas du tout. J’ai juste trouvé votre mamie blessée au sol. J’ai appelé une ambulance, je lui ai tenu compagnie et ensuite je suis passée la voir après avoir reçu son message. Je lui ai rien fait de mal !
— Je parle pas de tout ça, je le sais déjà, insista-t-il.
— Alors je vois pas où vous voulez en venir, dit-elle agacée, mais soulagée.
— Je connais ma grand-mère, elle sourit tout le temps, mais c’est toujours un sourire triste. On voit bien qu’elle souffre, qu’elle est malheureuse… et franchement, elle a ses raisons. Mais depuis hier, c’est différent. Elle sourit vraiment, sincèrement, et elle est rayonnante. Elle a même réussi à dormir cette nuit, et elle a fait une sieste cet après-midi. C’est pas son genre, tout ça. Alors, qu’est-ce que vous lui avez fait ?
— Je suis désolée, mais avant la journée d’hier, je ne connaissais pas votre grand-mère. Donc c’est difficile pour moi de voir une différence.
— Mais il s’est bien passé quelque chose et je veux savoir.
— Encore une fois, je suis navrée, je n’y suis pour rien. C’est sûrement dû aux médicaments qu’elle prend. Qu’est-ce que j’aurais pu lui faire ? Si elle se sent mieux, j’vois pas quel est le problème ! Tant mieux, non ?
Il prit le temps de mettre ses idées en ordre tandis que Sakina passait par différentes émotions. Embêtée au départ, car elle craignait de ne pas être crédible maintenant qu’elle était au courant de ses pouvoirs. Ensuite, inquiète qu’il puisse penser qu’elle l’ait droguée, puis irritée par l’absurdité de cette pensée.
— Alors c’est à moi de m’excuser, il se releva et commença à s’en aller sans lui jeter un regard. Je voulais pas vous déranger, fit-il à voix basse.
Il n’ignorait pas que certains patients en fin de vie retrouvaient parfois un regain d’énergie et de bonne humeur, et, dans le cas de sa grand-mère, la présence de Sakina avait peut-être contribué à l’apaiser. Mais la question qui le tourmentait était plutôt : pourquoi les avait-elle espionnés ? D’autres doutes s’enchaînèrent rapidement : quelles étaient ses réelles intentions ? Pourquoi se montrait-elle si gentille, si prévenante ?
Cependant, attendri par son visage doux, il avait préféré se rétracter et avait improvisé une excuse. Encore une fois, il s’obligea à être raisonnable en mettant fin à cette discussion qu’il avait initiée, au risque de ne plus réussir à se détacher d’elle.
Sakina se trouva déconcertée par sa réaction, mais soulagée de ne plus être soupçonnée. Malgré tout, elle le rattrapa et se plaça juste devant lui.
— Hé ! Attendez ! Vous ne m’avez pas dérangée, au contraire, je suis contente de voir que Nina à une famille qui s’inquiète pour elle !
Il l’observa de près, en se mordant les lèvres, conquis par sa beauté et sa gentillesse. Oubliant les doutes à son sujet.
— Vous êtes au courant ? la questionna-t-il en posant fixement ses yeux dans les siens.
De nouveau régna un court silence. La sauveuse se retrouvait pour la deuxième fois en moins d’un quart d’heure face à lui, très proche. Malgré son air dur, il avait un visage charmant et délicat. Cette fois, elle aperçut que partiellement ses iris dissimulés par ses lunettes teintées.
— De sa maladie ? Oui… reprit-elle à voix basse, ne voulant pas montrer que sa façon intense de la regarder la déstabilisait. Un cancer des os… et, elle a… déjà eu un cancer qui n’a pas vraiment disparu, c’est ça ?
Peut-être que ses lunettes ne sont plus adaptées à sa vue, pensa-t-elle, cherchant une raison moins romantique pour calmer son cœur qui battait trop fort.
— Oui, un cancer des poumons, mais on n’était pas au courant à l’époque. On vivait avec notre mère qui elle aussi avait un cancer.
— Oh ! Je suis désolée, ça doit être dur pour vous. Je sais pas ce que vous ressentez, mais je peux l’imaginer, mentit-elle.
— Ne vous inquiétez pas pour nous… On doit être maudits tout simplement, souffla-t-il d’un ton grave et profond, en passant sa main dans les cheveux.
— Une malédiction ?
— Je disais ça comme ça, c’est une expression, s’agaça-t-il subitement.
Sakina fut troublée par le tourbillon de sentiments négatifs qu’elle percevait en lui : une tristesse profonde, mêlée de haine, de colère et d’un désespoir écrasant. Pour elle, c’était clair : seuls les Nômes pouvaient être responsables d’un tel mal-être.
— Mais je peux vous aider ! s’exclama-t-elle en lui prenant la main avec laquelle il s’était recoiffé.
À cet instant, Thomas fut submergé par une sensation de plénitude, qu’il referma les yeux, en inspirant l’air à plein poumons, mais dès qu’il reprit ses esprits, il retira sa main brusquement.
— Vous faites quoi là ? On touche pas les gens comme ça, s’écria-t-il.
Elle s’empourpra aussitôt, elle qui voulait simplement l’aider à surmonter ses angoisses, se faisait rejeter pour la première fois. Elle-même n’était pas du genre à toucher spontanément des inconnus, et ce geste, impulsif et inexplicable, la surprenait autant que lui.
— J’comprends pas votre réaction… Vous êtes le premier à m’avoir touché, rappelez-vous et j’ai rien dit moi !
— Hé, non, non, non ! Ne vous méprenez pas ! Vous ne m’intéressez pas, vous n’êtes pas mon genre ! lâcha-t-il en faisant volte-face.
J’ai merdé, s’insurgea-t-il en se pinçant l’arête du nez, les yeux fermés pour contenir sa gêne et sa colère envers lui-même.
— Ha ! C’est à vous de ne pas vous méprendre, Monsieur ! J’ai juste ressenti votre tristesse ! répliqua Sakina complètement remontée et blessée.
Thomas laissa échapper un rire nerveux. Il s’arrêta et se retourna, d’un air insolent, il lui répondit :
— Vous avez ressenti ma tristesse ? C’est n’importe quoi ! J’veux pas être méchant avec vous après ce que vous avez fait pour ma grand-mère, mais ne croyez pas que vous avez le pouvoir de nous sauver, d’accord ?
— J’ai jamais dit une chose pareille, je voulais juste vous réconforter, dit-elle en baissant la tête et le ton de sa voix.
— Me réconforter ? Mais j’ai rien demandé !
— Alors je m’en vais ! répondit-elle, vexée en partant rapidement. Quel con, l’insulta-t-elle tout bas, les larmes aux yeux se retenant fortement de pleurer.
Thomas se donnait l’air satisfait, convaincu d’avoir adopté la bonne attitude. Il devait être désagréable, repousser toute tentative de rapprochement. C’était ainsi qu’il raisonnait et fonctionnait depuis la mort de Caroline. Pourtant, au fond de lui, il savait qu’il n’aurait pas dû être aussi odieux. Pas avec elle, elle ne le méritait pas. Mais son cœur avait été piqué, il ne fallait tout simplement pas que ce soit réciproque.
Il avait été séduit par la douceur et la bienveillance qui émanait de son visage. Il la trouvait irrésistible avec ses boucles brunes, ses yeux marron en amande, son nez fin et ses lèvres pleines, rosées. Tout semblait en harmonie avec son caractère chaleureux. Toutefois, leur échange, bien que tumultueux, lui avait révélé une facette amusante et surprenante de sa personnalité, renforçant le trouble qu’elle avait fait naitre en lui.
S’être retrouvé si proche d’elle, à inhaler son parfum délicat aux accents fruités, à observer ses expressions de gène, tout cela avait éveillé en lui le désir de la revoir, au point d’en être effrayé. Au-delà de sa belle apparence et de sa bienveillance, il avait également apprécié cette sensation d’apaisement à son contact, un relâchement total de tous ses muscles, une disparition de toute tension.
Il aurait voulu garder sa douce main contre la sienne encore quelques secondes de plus, mais fort heureusement, la raison avait repris le dessus. Pourtant, plus les minutes passaient, plus il se sentait léger, comme si un poids immense s’était envolé de son cœur sans comprendre pourquoi.
Sakina, de son côté, se retrouvait décontenancée. En quelques minutes de discussion, ce garçon avait réussi à lui faire vivre des sensations dignes de montagnes russes.
— Il avait vraiment besoin d’être méchant comme ça ? marmonna-t-elle en se dirigeant vers le métro, le cœur encore serré.
Peut-être qu’il m’a vue les espionner ? songea-t-elle soudainement.
À cette pensée, elle se couvrit le visage de honte et secoua la tête, comme pour chasser l’embarras. Elle se surprit à espérer ne plus jamais le croiser.
Elle n'a pas de chance, Sakina. Pour la première fois qu'elle essaye son pouvoir sur quelqu'un ; l'autre la repousse
C'est vrai qu'il est pas sympa mais il a ses raisons.