C’était l’un des rares mots qu’Alfrid savait prononcer. Morice n’en poussa pas moins un cri perçant, et la balle partit avant qu’il ait pu la retenir. Il fut surpris par le recul et la force du coup de feu le fit basculer vers l’arrière. La balle se ficha dans la terre à quelques pas de lui.
De leur côté, Bell et Loup sursautèrent. Crapouille d’un bond pataud, se cacha derrière la nuque de Loup. Les premières gouttes de pluie se posèrent sur eux, nombreuses et glacées. La petite chatte se mit à gémir et Loup rabattit sa capuche. Les oiseaux s’étaient éloignés.
― On devrait s’en aller, dit Bell, au bout d’un temps, alors que la terre s’amollissait sous ses pattes.
― Où ? interrogea Loup, autant pour lui que pour Bell.
Il n’avait pas pensé à cela. Tout ce qu’il avait eu en tête, jusqu’à présent, c’était de retrouver Bell. La première idée qui lui venait à l’esprit était de retourner chez Pat et Cora, parce qu’il s’y sentait bien, mais apprécieraient-ils qu’il revienne avec une louve ? Leur hospitalité s’étendrait-elle jusque là ? Aussi, Bell ne répondit pas. Elle était louve. Pour elle, partir, cela signifiait seulement, aller ailleurs. L’avenir n’occupait pas ses pensées, puisqu’il n’avait pas de réalité. À ce stade, si Loup lui avait proposé de redevenir humaine, elle lui aurait demandé pourquoi. Loup, dans ce silence qui s’étirait, sentit qu’elle avait déjà perdu la trace de leur échange.
Ils tentèrent de contourner la silhouette de l’homme qui avait tiré, mais s’ils voulaient éviter d’entrer dans la ville, ils étaient forcés de s’approcher des chasseurs. Loup chercha à comprendre ce qu’il se passait. Il entendait les cris lugubres des corbeaux. Une autre figure se tenait debout un peu plus loin, immobile, trouble à la manière des mirages. Bell hésitait à le suivre. Loup posa sa main sur son poil humide. La louve frissonna, et se demanda à nouveau ce qu’elle faisait là, mais sans imaginer s’éloigner de cet inconnu qui lui était familier et rassurant.
― Que font ces oiseaux ? fit-il, pensant qu’à cette question, elle serait plus à même de répondre.
― Je ne sais pas, ils se sont rassemblés autour de moi.
― On dirait qu’ils te protègent.
Bell souffla sur l’idée, à la fois amusée et dubitative. Des corbeaux volaient autour de la silhouette de l’homme qui avait tiré. Alfrid était sans doute parmi eux. Loup se méfiait un peu de ce vieil oiseau sanguinaire. Il l’avait déjà vu à l’œuvre avec la fille aux cheveux ternes qui l’avait attaqué dans la ruelle. Il fallait l’arrêter avant qu’il y ait un massacre.
― On s’avance discrètement, on contourne la ville, et on file vers le canal.
― Pourquoi le canal ?
― J’ai des amis, là-bas. Surtout, reste derrière moi.
― Pourquoi ?
― Parce que ces hommes hésiteraient peut-être à tirer sur un humain, mais pas sur un loup.
Ils marchaient sur le sol spongieux. L’une des silhouettes était toujours figée et flottante. Loup s’étonnait qu’elle ne prenne pas davantage de consistance, comme les oiseaux, comme le corps à terre, qui devenaient plus sombres à mesure qu’ils s’approchaient. Une autre silhouette courait vers les deux hommes sous la pluie, plus petite. Blonde.
C’était Zia. Elle voyait les corbeaux s’acharner sur l’un des frères. Sans doute Morice, parce qu’il n’y avait que Vik pour rester planté là sans réagir. Des deux, Morice était celui qu’elle aimait le mieux. Il était plus attentif, il avait toujours un clin d’œil, ou un sourire en réserve pour elle. Si ceux-ci étaient parfois narquois, elle se disait que ce n’était qu’un genre qu’il se donnait, comme elle se donnait celui d’être insensible. Il lui arrivait d’être gentil. À côté de Morice, Vik n’était qu’une ombre sans avis, sans volonté, sans un regard pour elle ni pour personne.
Elle était plus près, à présent. Derrière le rideau de pluie, Morice se débattait avec les corbeaux qui ne le lâchaient pas. Il se releva et glissa dans la boue, jeta des coups de crosse aux volatiles afin qu’ils s’éloignent. Les corbeaux s’élevèrent d’un battement d’ailes et atterrirent ailleurs, griffant, becquetant le visage et les bras. Zia chargea son fusil en le cachant sous son manteau. Ses doigts étaient gourds et tremblaient, elle pria pour que la pluie n’empêche pas de faire feu. Quand elle tira en l’air, le fusil rendit un son mat. Les oiseaux s’enfuirent en croassant. Ils revinrent à la charge. Deux d’entre eux se dirigèrent vers Zia.
― Alfrid, arrête. Tous les corbeaux.
Il y eut un grognement profond qui eut pour effet non seulement de faire s’éloigner les corbeaux, mais tous les oiseaux rassemblés autour d’eux, qui recouvraient de leurs cris les sourdes percussions de la pluie. Soudain, on n’entendit plus que cela, la pluie.
Il était là, le jeune homme au regard doré. Ses yeux brillaient d’autant plus que la nuit tombait, que la pluie s’affaiblissait, que la colère de Zia l’abandonnait. Il y avait aussi un loup à côté de lui, mais ça ne l’intéressa pas : l’animal était calme, et puis on ne chasse pas sous la pluie, on ne chasse pas les bêtes apprivoisées, même si ce sont des loups. Le fait que ce garçon se promène avec l’un d’eux ne l’étonna pas. Il était de ces rôdeurs taciturnes, insaisissables, à demi sorciers, capables de faire tomber la grêle et de commander aux bêtes, de ceux qu’on ne pouvait ouvertement accuser de diablerie, mais dont tout le monde se méfiait. Celui-là, en plus, le genre à pleurer pour un petit chat, à s’attacher à n’importe quoi. Il ne lui faisait pas peur, se dit-elle avec une pointe de satisfaction, comme si la plus grande qualité qu’elle pouvait trouver chez quelqu’un était de faire peur.
En vérité, elle savait qu’elle n’aurait pas pu se débarrasser des oiseaux sans lui, mais montrer qu’elle n’éprouvait plus autant de colère qu’auparavant l’aurait fait paraître inconstante et ridicule. Alors elle demeura fidèle à son habitude. Elle aboya :
― C’est maintenant que tu leur dis d’arrêter ?
Loup resta muet, abasourdi par l’aplomb de la jeune fille.
― Ils ont attaqué tout seuls ! se justifia Loup, mais il porta aussitôt son regard ailleurs.
Le visage de l’homme qui venait d’échapper aux attaques des corbeaux le figea sur place. Un œil était crevé, mais cet œil, bien qu’en sang, jetait encore des éclairs. Surtout, ses canines étaient longues et pointaient hors de sa bouche, retroussée comme celle d’un fauve, heureux de pouvoir déchiqueter sa proie. L’autre côté du visage paraissait morte, atrophiée, noircie et sèche comme du vieux cuir.
Et puis, il y avait l’autre homme qui, sorti de sa léthargie, s’était approché, qu’on n’avait pas entendu venir, qu’on ne voyait pas beaucoup plus à présent. L’autre, derrière l’homme-fauve, était transparent.
― À d’autres ! hurla Zia qui, sans comprendre ce que Morice avait de si fascinant, voulait ramener l’attention sur elle.
Mais l’étranger ne réagit pas. D’un geste, il déposa son sac à dos dans la boue. D’un pas, il se plaça devant le loup, lui chuchotant quelque chose. Le loup montra les crocs. Dans le doute, Zia retira l’eau qui lui couvrait les yeux, et se tourna vers son acolyte.
― Morice, qu’est-ce que tu fais ?
― Laisse-les, Morice, dit l’autre, le transparent, d’une voix morne, où perçait encore un peu d’inquiétude.
Morice n’avait plus qu’un œil valide, la pluie se plaquait sur son visage, détrempait ses vêtements, diluait les taches de sang qui maculaient ses joues, ses bras, ses mains, et pourtant il était déterminé à tuer ce loup qui s’approchait avec tant d’obligeance, qu’il ne pouvait pas manquer, de si près. Tout se confondait, en lui, à présent. Il trouvait logique de se venger des corbeaux en abattant le loup. Il détestait ces gens qui faisaient semblant d’aimer les bêtes. Selon lui, il fallait forcément être un peu déséquilibré ou malhonnête pour les défendre. Peut-être s’y prendrait-il à deux fois, alors, parce qu’il faudrait d’abord éliminer ce fou qui se plaçait devant le loup. Eh bien, c’était son problème, au fou.
Zia n’en croyait pas ses yeux. Un sourire féroce se répandait sur le visage de son ami. Il devait bien voir qu’il allait tirer sur un homme et non sur un loup, mais rien, dans son attitude, ne montrait qu’il les distinguait. Elle attendit, elle croyait encore qu’il ne faisait cela que pour la menace, et qu’il allait s’arrêter. Mais il avait bien calé son fusil sur l’épaule, il appuyait déjà sur la gâchette. Alors Vik et Zia, d’un même élan, eurent un geste. Zia attrapa la crosse pour faire dévier l’arme, et, de l’autre côté de Morice, Vik fit un pas en avant en tirant vivement l’autre épaule de son frère vers lui. Le fusil se retourna et laissa échapper la balle. Du sang gicla sous la pluie.
Voilà un chapitre à la fois très court et terriblement efficace. Je ne m'attendais pas à retrouver Zia dans cette scène, mais c'est cohérent. Elle semble toujours aussi fascinée par Loup.
Dans le chapitre suivant, je m'attend à retrouver Vik pas mal amoché...
Je me suis demandée :
"― Parce que ces hommes hésiteraient peut-être à tirer sur un humain, mais pas sur un loup." -> il bluffe ? parce qu'il s'est pris une balle dans le bras environ 10mn avant de dire ça non ?
J'ai vraiment apprécié ces deux derniers chapitres, et je suis impatiente de lire la suite car pour le moment il y a eu très peu d'interactions entre Loup et Bell (retrouvailles un peu perturbées !)
A bientôt et bonne écriture :)
Encore un grand merci pour ta lecture et ton retour. Il y a des chances que Loup bluffe un peu, oui ^^ (ou alors il est naïf, ce qui n'étonne pas vraiment). Et Bell ira pas argumenter tout de suite parce qu'elle est un peu perdue, donc ça passe !
Bon dimanche et à très vite !