- XXIII -

Morice et Zia hurlèrent en même temps. De rage, Morice voulut accuser Vik, mais resta bras ballants devant son frère qui s’était effondré, les mains serrées sur un côté de sa poitrine. Le cri d’effroi de Zia l’insupporta, et il sentit qu’elle retenait toujours la crosse de son fusil. Il se tourna vers la jeune fille, horrifiée, tenant encore l’arme qui avait blessé sur Vik. L’œil de Morice, ensanglanté, lui souleva le cœur et elle recula, tremblante.

― Regarde ce que t’as fait, espèce de garce !

Toute la fureur de Morice s’était reportée sur elle. Parce qu’elle était là, parce qu’il ne pouvait pas accepter d’être responsable de la mort de son frère, parce que c’était facile, parce qu’elle avait osé compromettre son action, parce qu’elle était maigre, grelottante et misérable, sous la pluie battante, et puis aussi, parce qu’elle culpabilisait déjà. Il leva la crosse du fusil pour l’abattre sur cette tête ridicule, mais il ne put achever son geste.

Morice ne voyait plus que d’un œil, alors Loup avait pu s’approcher et saisir son arme des deux mains avant qu’il frappe Zia. Pris de stupeur, le chasseur s’immobilisa pendant une seconde, ce qui suffit à Loup pour lui asséner un coup de pied dans le ventre. Morice lâcha le fusil, et bascula par terre. Loup aussi, qui manquait de glisser à chaque pas, maintenant que le sol était boueux sous ses pieds. Il jeta néanmoins l’arme loin derrière lui, avant de se relever maladroitement, sous la pluie battante. Morice fut plus rapide. Agile, il bondit tel un diable à ressorts, tira un poignard de sa ceinture, et se précipita sur Loup, qui tomba sous son poids. Morice posa un genou sur le ventre du jeune homme pour le clouer au sol, et s’apprêta à le frapper au visage. Surtout les yeux, pour qu’ils soient quittes. Après tout, il se disait que si Vik était mort, c’était aussi la faute de l’étranger.

C’était sans compter la louve qui, grise sous la pluie grise, s’était faufilée dans l’angle mort de Morice. Elle referma sa mâchoire puissante sur sa jambe. Il poussa un hurlement sauvage et voulut retourner son arme contre Bell. Loup la lui arracha, la planta profondément dans la terre, derrière lui, et se précipita sur Bell.

― Bell, lâche-le, maintenant, chuchota-t-il.

Bell ne l’écoutait pas. Elle se serait fait un plaisir d’arracher la jambe de cet imbécile à double visage. Toute la fureur, toute la violence, toute la bêtise dont Morice pouvait faire preuve, Bell en était aussi capable, et peut-être davantage, à cause de la somme accumulée de toutes les violences qu’elle avait subies, de tout ce dont elle sentait qu’elle avait été privée, et à quoi elle avait droit. Elle pouvait bien tuer cette ordure qui s’en prenait à son ami, à la seule personne qui peut-être pouvait redonner du sens à son histoire. Après tout, tant de gens mouraient chaque jour sans l’avoir mérité.

― Bell, ne fais pas ça.

Il y avait des doigts, sur le haut de sa tête, sur son cou, sur tout son corps, qui remuaient dans ses poils, traçaient des sillons, démêlaient les nœuds, retiraient l’eau, la terre, la poussière, la fureur, la terreur. Bell frissonna sous les caresses. Ses muscles se détendirent, un à un. Elle relâcha la jambe et resta immobile et agitée, sous la pluie et les mains qui continuaient de glisser, lentement, le long de son corps. Elle fit un pas en arrière et rejoignit Loup, le cœur tremblant, se reposa, épuisée contre lui. Un instant, elle croisa les yeux hagards de la jeune fille blonde. Vacillante, celle-ci s’était recroquevillée près de l’homme blessé, et passait ses doigts dans les cheveux humides de son ami, comme Loup dans les poils de Bell.

Morice tenta de se lever pendant cette accalmie, mais il ne put faire un geste.

Il était cloué au sol par quelque chose de solide et de bleu, qui ressemblait à une grande fleur non éclose. Morice releva la tête et comprit que c’était un parapluie.

― Non, Morice, tu vas rester tranquillement par terre et ne pas bouger, dit une voix lourde et basse, qui secoua la pointe du parapluie bien plantée sur sa poitrine, et jusqu’au sol vaseux sous son corps.

Morice relâcha sa tête dans la boue. De là où il était, il ne voyait que deux jambes épaisses comme des troncs d’arbres, et un ventre saillant.

― Je m’occupe d’eux, retournez sur le bateau.

Ni Bell ni Loup ne remuèrent. Bell frissonnait encore. Zia se demanda si Pat s’adressait aussi à elle. Mais elle ne pouvait pas retourner sur le bateau. Elle n’était jamais allée sur aucun bateau. Il parlait forcément au garçon et… au chat ? Au loup ? Voulait-il vraiment de ce fauve chez lui ?

Comme personne ne réagissait, Pat jeta à Loup un regard furibond qu’il ne lui connaissait pas. Sa voix claqua par-dessus la pluie battante.

― Loup, si vous restez là, on va vous tenir pour responsables. Partez. Tout de suite. Zia, prends ça, bouge pas, j’ai des choses à te dire.

Et Pat jeta à la jeune fille un objet long et coloré. Elle le saisit à deux bras. C’était un parapluie. Loup considéra la scène avec stupéfaction. Pat connaissait ces gens.

― LOUP, BOUGE !! tonna soudain Pat, quand il s’aperçut qu’il était toujours là.

Même Bell avait compris. Elle attrapa un pan de la cape entre ses crocs, et Loup lui emboîta le pas. Ils coururent vers le canal. Loup mena bientôt Bell vers l’endroit où la Fée Follette était à quai. Il glissait sur le sol boueux, la mort dans l’âme d’avoir pu décevoir Pat. Il aurait voulu ne jamais voir cet éclair dans son regard, ne jamais entendre cette voix coupante comme une lame de rasoir. Crapouille protestait en plantant ses griffes dans la peau de son cou, et il ne lui vint pas à l’idée de lui dire d’arrêter. Après avoir couru un certain temps, il dérapa et s’étala par terre.

― Loup, ça va ? demanda Bell, alors qu’elle l’aidait à se relever du bout de son museau.

― Oui. Ça va, répondit-il tristement.

Ils étaient à une centaine de pas du canal et la forte silhouette de Pat avait déjà disparu sous la pluie. Alors, sans y penser, sans l’avoir prémédité, par un élan qui le dépassa, Loup serra Bell dans ses bras. Elle se laissa faire, trouvant l’étreinte apaisante, et en profita pour lécher cette blessure qu’il avait au sourcil, qui avait un goût de miel. Le garçon ne fit qu’en sourire. Il aurait voulu rentrer chez lui. Quelque part, avec Bell et Crapouille. Mais il n’y avait pas d’endroit qu’il pouvait considérer comme son foyer. Maintenant que Pat était contrarié, il ne pouvait plus se sentir chez lui sur le bateau. Il ne serait que toléré. Il resserra son étreinte, mais cela ne lui suffisait pas. Son cœur était vide. Bell se laissait faire.

Un nouveau coup de feu mit fin à ses pensées sombres et les glaça sur place. C’était pourtant un pauvre coup de feu, tout humide et plat. Loup sursauta violemment. Bell se retourna, hors d’elle, prête à mordre à nouveau.

C’était Zia.

― C’est pas vrai ! s’emporta Loup.

Elle avait tiré vers le ciel et, calmement, ouvrit le chargeur pour en prélever les cartouches inutiles. Elle enfila la bretelle du fusil sur son épaule, et remit au-dessus de sa tête le parapluie arc-en-ciel que Pat lui avait prêté.

― Qu’est-ce que vous avez tous, à tirer comme des malades ? s’écria le jeune homme.

Il était cependant soulagé que ce soit elle.

Elle avait ce visage immobile et indifférent qu’il lui avait vu à la taverne. Les paupières à demi baissées, qui lui donnaient un air blasé et dédaigneux. C’était comme ça qu’elle s’assurait de ne jamais montrer ses sentiments. Elle pensait que si elle parvenait à contraindre son corps et sa figure à réagir le moins possible à ce qui pouvait la troubler, elle finirait par ne rien ressentir. Pour Zia, les émotions étaient l’ennemi à combattre, celles qui l’empêchaient d’agir, qui l’empêchaient d’être forte.

― Tu devrais mettre des chaussures. T’arrêtes pas de glisser, dit-elle enfin, d’une voix maussade.

Loup ne répondit pas. À présent, elle avait seulement l’air triste, dégoulinante sous son parapluie arc-en-ciel qui commençait à s’imbiber et à perdre ses couleurs. Il ne comprit pas que le fait de donner ce conseil, aussi inutile soit-il, c’était la manière qu’avait Zia de le remercier. La rage de Bell retomba aussitôt. Elle ne voyait pas une ennemie. Le soudain changement d’attitude de l’animal interpella Zia. Ce loup-là n’était pas ordinaire. Elle se défit d’un sac qu’elle tenait à l’épaule. Loup sentit le grand vide qu’il avait au cœur se creuser davantage. C’était son sac à dos, avec la fiole qui contenait la potion pour Bell à l’intérieur. Il l’avait oublié après l’attaque de l’homme-fauve.

― Dis-moi ce que tu sais, ajouta-t-elle, lentement. Et je te le rends.

Maintenant qu’elle pensait avoir payé sa dette de gratitude, elle recouvrait sa voix dure.

Loup se leva et darda son regard sur elle comme elle l’avait fixé, à la taverne, avec seulement moins de férocité et sans sourire du léger tremblement qui gagna la jeune fille. C’était facile de déstabiliser Zia. Il avait au moins appris quelque chose de sa rencontre avec elle. Il en profita pour s’approcher.

― T’as pas besoin de me faire du chantage, dit-il, en tendant la main. Qu’est-ce que tu veux savoir ?

Zia eut quelque difficulté à dissimuler sa surprise. Le temps qu’elle se recompose un visage distant et dédaigneux, le garçon avait déjà glissé son bras dans une bretelle, et hissé le sac sur son dos.

― Mon père a disparu, après être allé sur le Pic de la Sorcière. Comment est-ce que je peux le retrouver ?

Loup pesa ses mots. Zia guetta sur ses traits les empreintes du sarcasme, de l’ironie qu’elle soulevait chez Morice chaque fois qu’elle s’exprimait, ou presque, mais il n’y en avait pas. Elle s’attendit à ce qu’il détourne le regard ou se voile d’indifférence, avant de l’écarter d’un haussement d’épaules, de lui répondre qu’il n’en savait rien, comme aurait fait Vik. Mais rien de tout cela n’arriva. Sa main se serra sur le manche du parapluie quand elle pensa à Vik, ce qui n’échappa pas à Loup.

― À ta place, je commencerais par arrêter de chasser, si je voulais retrouver mon père vivant, articula l’inconnu sans la quitter des yeux.

Zia ne comprit pas de tout de suite, mais recula d’un pas, pour garder une contenance. Il était trop près.

― C’est pas vrai, ce qu’on dit, c’est rien que des superstitions. Y a pas de sorcier assez puissant pour faire ça aux gens.

Loup se tut pendant un moment. Zia s’agita dans son silence.

― Ça fait combien de temps qu’il est parti ? demanda le garçon.

― Un mois.

Avec Vik et Morice, Zia ne cessait de contrôler son apparence. Elle voulait être forte, sûre d’elle-même, habile et intelligente. Mais à ce moment-là, avec ce qu’il venait de se passer, avec la pluie qui tombait, ça n’avait plus d’importance. Elle laissa tomber tous ses masques et respira un grand coup. Loup remarqua qu’elle avait repris son visage de jeune fille et ne montra pas qu’il s’en était aperçu. Bell vint à sa hauteur et s’appuya contre sa jambe. Elle ne comprenait que les paroles de Loup et se sentait plus en sécurité auprès de lui. À l’approche de la louve, Zia recula encore, pour mieux voir, peut-être, l’étrange baiser que le garçon déposa sur la tête de l’animal.

― Souvent, elle change les gens en loups, mais pas systématiquement. Les premiers jours sont cruciaux, dans ces cas-là. Au bout d’un mois, ton père ne se souvient sûrement plus de sa vie d’avant. Il pourrait se rappeler s’il recroisait ta route, mais j’en doute. Et puis, les loups évitent les humains. En plus, il ne comprendrait plus ta langue.

― Il peut pas m’avoir oubliée. Il ferait pas ça.

Zia s’interrompit pour ne pas laisser entendre la détresse qui commençait à lui nouer la gorge. Loup ne répondit pas. Il se dit que cette jeune fille ne supporterait pas qu’il y ait des témoins à sa tristesse, et s’occupa de caresser Bell alors qu’elle léchait la plaie qu’il avait au cou, et ça le chatouillait. Il savait qu’elle le faisait aussi pour le miel.

― Qu’est-ce qui te fait dire qu’il est métamorphosé en animal ?

Loup haussa les épaules et se releva.

― C’est ce qu’elle fait d’habitude.

― Donc, tu la connais.

― Mal, compléta Loup. Ce n’est pas quelqu’un qui se laisse connaître.

― Qu’est-ce que je peux faire ?

― Rien. Fais ton deuil, répondit Loup d’une voix dure. Il faut que ça s’arrête.

Zia écarquilla les yeux d’un air indigné et jeta sur Bell un regard interrogateur et jaloux. Lui, il venait, de toute évidence, de retrouver quelqu’un qui lui était cher. Comment pouvait-il lui dire de faire son deuil ?

― Ça fait à peine trois jours, justifia Loup en désignant Bell d’un mouvement du menton, comme si cette donnée suffirait à convaincre Zia d’abandonner.

― Rends-moi mon poignard, fit-elle, soudain, sans transition. Tu me l’as pris, tout à l’heure. C’est à moi.

Loup l’avait à sa ceinture et le lui tendit, manche en avant, content de s’en débarrasser. Elle s’en empara en fronçant les sourcils, et le rangea dans son fourreau.

― Laisse-nous partir, maintenant, dit Loup.

Zia ne se donna pas la peine de répondre, elle savait qu’il avait dit cela pour la forme. Elle ne lui en voulait plus depuis qu’il avait tenté d’empêcher Morice de vider sa colère sur elle.

― Au fait, le laisse pas te faire croire que c’est de ta faute, ajouta Loup, alors qu’elle s’en retournait déjà vers la ville.

― Qui, Morice ?

― C’est ça, Morice. Eloigne-toi de lui.

― Je fais ce que je veux, rétorqua Zia.

― Je dis ça comme ça.

― Rentre chez toi, tu dégoulines.

― Toi aussi.

― Et crois pas non plus que c’est à cause de toi. T’es pas assez doué pour blesser quelqu’un, ajouta-t-elle d’une voix qui semblait acerbe, et qui n’était que peinée.

 

 

Planter les poteaux tout autour du pont avant, déplier la bâche en toile cirée, et l’attacher à ces poteaux, c’étaient des gestes que Cora effectuait rarement. À trois, quand il pleuvait, il suffisait de se réfugier à l’intérieur de la cabine, qui était assez grande pour que chacun puisse se sentir à l’aise. Cora s’attendait à tout moment à ce que reviennent Pat, Loup, et son amie, et s’imaginait bien qu’ils finiraient par être un peu à l’étroit dans trois pièces. La pluie, battant fort contre la toile, n’était pourtant pas parvenue à faire écran à tous ces coups de feu qui avaient retenti dans le crépuscule. Elle laissa ouverte la porte en toile, pour que Pat et Loup n’aient pas de mal à s’engouffrer à l’intérieur et ne restent pas trop longtemps dehors. Mila tournait tout autour du pont, ramenant les lampes, les bougies, les allumettes…

― Laisse-moi allumer, ma chérie, on ne joue pas avec le feu.

― Ah ! Mais je sais pas quoi faire ! argumenta Mila, les deux paumes en éventail, pour montrer qu’elles étaient vides, et qu’elle avait beaucoup d’énergie à dépenser.

― La table, les coussins, les bancs, les assiettes, les verres, les couverts… énuméra Cora d’une voix chantonnante.

― Je veux de la lumière ! ajouta Mila en filant vers la cabine, les bras grands ouverts comme un oiseau.

Sous la bâche, tout était sombre. Elle était d’un bleu profond. Une blanche aurait peut-être été plus adaptée, mais c’était comme ça. Au moins, la Fée follette savait se fondre dans la nuit. Cora finit d’attacher la toile et revint vers l’endroit où Mila avait rassemblé les lampes et les bougies.

― J’arrive. Tu as amené toutes les lumières ?

― Oui ! assura Mila d’une voix triomphante. On allume ?

Cora commença par les lampes-tempête. C’étaient les préférées de Mila, et elles étaient plus sécurisées que les bougies, que Cora n’allumait qu’en dernier recours, à bord de son bateau en bois.

― Cora ?

La voix traversa faiblement les pulsations de la pluie sur la toile. Cora saisit la lampe qu’elle venait d’allumer et se dirigea vers l’ouverture.

― Loup ? Qu’est-ce que tu fais ? Monte tout de suite, tu vas attraper froid !

Dans l’ombre du soir pluvieux, il n’était plus qu’une forme misérable et fantastique, avec ses yeux-lucioles qui trahissaient son malaise. Il dansait d’un pied sur l’autre sous sa cape humide.

― C’est que… je suis pas tout seul.

Mila se précipita à l’entrée de l’auvent et éclata :

― Aou ! Aou ! Loup a un ami loup ! s’écria Mila, au comble de l’excitation. Maman, je peux le caresser ?

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