D’abord surprise, Mélusine se ressaisit, l’air d’avoir compris.
— Un roi immortel ! s’exclama-t-elle. Alors vous n’êtes pas gouverné par un Humain ! observa-t-elle.
— Ho que si qu’il est Humain ! le corrigea le paysan qui ne cessait de transpirer. Mais il est quand même immortel. Voilà maintenant presque un demi-millénaire qu’il veille sur nous.
— Je croyais que les Humains ne vivaient que très rarement au-dessus de 150 ans ? questionna Ephrem.
— Les proches du roi peut-être, mais pas nous autres les fermiers et les paysans, expliqua le vieil homme fatigué. Pour notre roi c’est normal, il est béni par Origine, c’est pour ça qu’il ne vieillit pas.
— Votre roi est vraiment immortel ? Vous en êtes sûr ? insista Mélusine sceptique.
— Je ne sais peut-être pas lire et écrire, s’énerva le vieux paysan qui commençait à trembler, mais je connais quand même depuis combien de temps notre roi est là !
— D’accord, s’excusa l’Elfe. Je suis désolé d’avoir insisté. Mais voyez-vous, d’après ce que je sais, les Humains ne sont pas immortels, alors je cherchais juste à comprendre, se justifia-t-elle.
— Hé ben notre roi si, conclu l’homme assez brutalement.
Ephrem murmura à Mélusine de ne pas énerver cet homme alors qu’il les avait bien conseillés. La jeune Elfe redressa ses lunettes sur son nez, et d’un air grave demanda à Ephrem s’il croyait vraiment aux inepties de cet homme qui apparemment n’avait pas toute sa tête. N’ayant pas pour habitude de chuchoter, Mélusine n’avait pas parlé assez bas, et fut entendue par le paysan. Le visage de ce dernier était devenu cramoisi aux endroits où la boue n’était pas étalée.
— Si vous partez pas maintenant, c’est un homme qui n’a pas toute sa tête qui va vous chasser à coup de fourche, aboya le paysan en colère en ramassant son outil de travail sur le sol.
Mélusine et Ephrem reprirent leur chemin très rapidement, en direction de la première maison qui n’était plus qu’à quelques pas. Courant presque, Ephrem se disait que Mélusine devrait apprendre à parler moins et surtout moins fort.
Arrivé un peu plus loin, le duo prit quelques secondes pour reprendre leur souffle. Mélusine posa son gros sac par terre et commença à y fouiller.
— Que cherches-tu ? le questionna Ephrem.
— Quelque chose pour cacher mes oreilles, répondit-elle. Quant à toi, c’est ça que tu devrais cacher compléta-t-elle en montrant l’épée bien visible à la ceinture de son frère.
Ephrem croisa les bras et réfléchit un instant avant de déclarer qu’il n’avait rien emmené qui pourrait lui servir à enrouler une épée. Accroupie devant son sac, Mélusine émit un son à mi-chemin entre un grognement et un sifflement, et sortit un long ruban rouge aux motifs floraux, et un autre ruban entièrement noir. Elle tendit le ruban noir à Ephrem, et garda l’autre pour l’enrouler autour de son crâne, de sorte que ses oreilles n’apparaissent plus. Seules ses deux longues tresses blondes étaient encore visibles dans son dos. De son côté, Ephrem utilisa le ruban noir pour emballer son épée avec déférence.
— L’épée d’un roi ! pensait-il empli de fierté.
Mélusine attendit qu’Ephrem finisse avant de se remettre en route.
— Nous allons nous renseigner auprès de ces personnes sur le chemin à suivre pour atteindre Luctès, décida Mélusine en montrant une direction d’un rapide mouvement de tête.
— Attends, l’arrêta Ephrem. Je voudrais te dire quelque chose avant, dit-il avec hésitation.
— Je t’écoute.
— C’est au sujet de ce qui vient de se passer, révéla-t-il. Nous devrions faire plus attention à ce que l’on dit, et aussi à ce que l’on fait.
— Mes actes et mes paroles sont toujours réfléchis Ephrem, rétorqua Mélusine. C’est d’ailleurs pour cette raison que je t’accompagne dans ton voyage. Pour m’assurer que tu ne dises ni ne fasses rien de fâcheux, lâcha-t-elle. Allons voir cette femme là-bas.
L’attitude cassante de Mélusine fit comprendre à Ephrem que ce voyage ne serait pas de tout repos.
D’un pas rapide et souple, Mélusine s’était approchée d’une petite femme rondelette qui portait un panier en osier rempli de différents légumes issus d’une récente récolte. Cette dernière ne vit pas la jeune femme arriver et poussa un cri de surprise quand celle-ci plaça une main sur son épaule tout en l’interpelant. Contrariée d’avoir été ainsi abordée et arrachée à ses affaires, la paysanne se retourna et fusilla Mélusine du regard. Fatiguée, elle semblait manquer de sommeil. Ses lourdes paupières et sa mâchoire carrée laissaient deviner qu’on avait à faire à une femme dotée d’un fort caractère. Nullement impressionnée, Mélusine lui dit bonjour, le visage souriant, puis lui demanda de lui indiquer le chemin qui pourrait la conduire elle et son frère vers le village de Luctès. La petite femme, l’air toujours contrarié, regarda Ephrem arriver, et s’étonna que ces deux-là puissent être frère et sœur tellement ils semblaient différents l’un de l’autre. N’ayant pas le loisir de s’intéresser davantage aux étrangers, la femme répondit d’une voix sèche d’aller faire un tour au Cémenois ronfleur, une auberge qui se trouvait un peu plus loin sur le chemin de terre, puis se retourna et partit sans attendre de remerciement. Ephrem avait entendu la courte discussion, et fut surpris que la femme ait indiqué à Mélusine où trouver une auberge au lieu de lui donner la direction de Luctès. Il lui demanda alors ce qu’elle en pensait. Il avait à peine fini sa phrase que Mélusine, sans le regarder, lui répondit d’une voix rapide et cinglante que cette femme savait qu’ils auraient besoin d’un endroit où passer la nuit, car ils ne pourraient sans doute pas atteindre leur destination avant ce soir. Voyant Mélusine partir une fois de plus sans l’attendre, Ephrem comprit qu’elle était toujours fâchée contre lui. Il haussa les épaules, et la rattrapa pendant qu’elle suivait seule le petit chemin qui serpentait entre les petites bâtisses, sales et informes.
Ephrem et Mélusine marchaient depuis un bon un moment, l’un dans l’ombre de l’autre, jusqu’à arriver devant une grande maison en bois. Sur la porte de la vieille bâtisse était écrite : Cémenois ronfleur. Le nom de l’établissement, dont chaque lettre n’avait pas la même taille, était d’une couleur rose criard. Il semblait avoir été écrit par une personne hésitante ou tremblotante. Les fleurs dessinées tout autour, sans doute dans le but d’embellir l’ensemble, devaient sûrement être l’œuvre d’un enfant particulièrement brouillon.
Proche de l’auberge, une petite bande d’hommes à l’aspect douteuse était absorbée par une discussion houleuse où le ton montait un peu plus à chaque nouveau mot. Ne se sentant pas rassurée, Mélusine oublia momentanément qu’elle était vexée et ralentit le pas pour être à la hauteur d’Ephrem.
— Dépêche-toi un peu ! lui somma-t-elle.
— Je fais aussi vite que je peux, ronchonna-t-il, mais je suis fatigué.
— Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même. Quelle idée de passer la nuit à jouer avec une épée, gronda-t-elle.
Vexé à son tour, Ephrem fit cependant le choix de ne pas montrer son mécontentement à sa sœur. Ils montèrent les marches en bois qui les menèrent jusqu’à la porte de l’auberge. Les hommes, qui continuaient à se disputer, ne remarquèrent pas que des personnes à l’apparence inhabituelle étaient passées proche d’eux. Mélusine poussa la porte de l’auberge, et s’y engouffra, Ephrem sur ses talons. Une fois à l’intérieur, ils furent envahis par une odeur nauséabonde de fleurs pourries, comme si elles avaient baigné trop longtemps dans l’humidité. À peine leurs yeux s’étaient-ils habitués à l’intense clarté due à la vingtaine de petites lampes éparpillées dans toute la pièce, qu’ils furent abordés par une très grande femme, qui portait dans une main un chat à qui il ne restait plus beaucoup de poils. De sa voix chevrotante, elle souhaita le bonjour aux deux nouveaux arrivants, et de sa main libre tira Ephrem jusqu’à un vieux comptoir en bois mité et éraflé. Elle en fit le tour pour se mettre en face de son client et lui demanda d’une voix qu’elle voulait suave :
— Combien de nuitées, je te prie ?
En voyant son visage, Ephrem crut avoir affaire à une vieille chouette ! La peau toute ridée de son visage était parsemée de nombreuses tâches sombre et ses yeux étaient exagérément grossis par ses lunettes, qui reposaient sur le bout d’un long nez crochu en forme de bec. Ses cheveux courts étaient plaqués, mais deux épis rebelles restaient relevés suffisamment haut sur sa tête, faisant croire que c’était là l’emplacement de ses oreilles de chouette. Elle portait un épais pull en laine jaune canari, et ses manches, qui avaient été enlevées, laissaient voir ses longs bras osseux, dont les doigts se terminaient par de puissantes serres. Ephrem remarqua que le vieux chat gris, qu’elle portait toujours d’une main, avait les yeux d’un blanc laiteux.
Mélusine arriva en toute hâte, se plaça devant son frère, et répondit qu’ils étaient avant tout venus pour avoir des informations sur la route à suivre pour se rendre à Luctès.
— Vous voulez aller à Luctès mes petits ? gloussa la vieille femme. Vous devez donc d’abord passer par Eluse, mais vous ne l’atteindrez pas avant la tombée de la nuit. Je vous conseille de rester. Par les temps qui courent, ça devient dangereux de dormir à la belle étoile !
— Nous allons suivre votre conseil, décida Mélusine. Alors juste deux chambres pour cette nuit s’il vous plaît.
— Je suis désolé, mais il ne me reste qu’un lit de libre pour ce soir, expliqua la chouette.
— Ça sera parfait dans ce cas, commenta Mélusine.
— Votre prénom, je vous prie, demanda la vieille femme en pointant un morceau de crayon complètement rongé au-dessus d’un long et antique registre.
— Je suis Mélusine, et lui, dit-elle en tenant Ephrem par un bras, c’est mon frère Ephrem.
— Très bien, dis l’aubergiste qui finissait d’écrire les prénoms. Ha ! s’écria-t-elle en refermant l’épais registre qui toussa une épaisse poussière, j’allais oublier. Je ne me suis pas encore présentée, gloussa la vieille femme. Moi c’est Cherdrude. À votre service, dit-elle en essayant d’incliner la tête. Ça vous fera 160 hélis de cuivre pour vous deux, annonça-t-elle en ouvrant ses serres.
— Excusez-moi, madame Cherdrude, mais que signifie 160 hélis de cuivre ? chercha à savoir Mélusine, qui était aussi surprise qu’Ephrem.
— Ho ! Pour un peu je vous croirais, pouffa Cherdrude. Alors ? persista-t-elle en tendant de nouveau sa main décharnée.
— Je regrette madame Cherdrude, hésita Mélusine, mais nous ne sommes pas d’ici et nous ne savons pas de quoi vous parlez !
— Vous n’êtes pas d’ici ! reprit une voix forte derrière Mélusine et Ephrem.
Ils se retournèrent en même temps, et constatèrent avec horreur que la petite bande d’hommes qui se trouvaient à l’extérieur il y a encore quelques minutes était maintenant entrée dans l’auberge, avec sur leur visage une expression de haine féroce.