« Jésus, tu dis ? Et Léna, tu n’as rien dit ?
— Qu’est-ce que j’aurais dû dire ? » Elle haussa les épaules.
« Qu’on ne donne pas ce nom à un insecte. Enfin, bon, ça ne fait rien. »
Léna leva les yeux au ciel. Parfois, les lubies religieuses de sa mère l’agaçaient. Mais elle ne répondit pas, parce qu’enfin, bon, ça ne faisait rien, comme elle disait.
« Tu pourras garder ton petit frère ? Je pensais sortir au restaurant avec Manu.
— Tu diras à Manu que vous pouvez reporter la sortie, je sors, je ne pourrai pas garder son fils. »
Et avant que sa mère n’ait pu répondre, Léna sortit de la pièce. Elle détestait argumenter, et à chaque fois les discussions se terminaient de la même manière : Manu n’était pas son père, Pierre n’était qu’à moitié son frère, elle n’allait pas s’occuper de lui à cent pour cent. La journée, elle ne disait rien, mais à partir de dix-huit heures, elle faisait ce que bon lui semblait, et là, il était dix-huit heures trois.
Elle poussa la porte de la salle de bain et se posta devant le miroir du lavabo. Elle enleva son t-shirt et resta ainsi, le haut du corps entièrement nu, alors qu’elle se rinçait le visage et se l’essuyait. Son reflet la jaugea un instant de ses yeux perçants, scrutant avec curiosité sa figure sans couleur, les quelques cheveux d’un roux pâle presque blond qui s’étaient échappés de sa queue de cheval basse, et ses lèvres minces et un peu abîmées.
C’était une drôle de créature, Léna, dont les vingt ans pouvaient en sembler seize. Et pourtant, son visage était mince. Elle n'avait rien d'enfantin malgré son air ironique.
Elle était cette drôle de créature qui semblait toujours vous reprocher quelque chose ou se moquer de vous, et elle se faisait cet effet à elle-même. Elle ne comprenait jamais ce que lui voulait son reflet. Elle acceptait son corps avec la reconnaissance qu’a un invité pour son hôte, et le pilotait tous les jours sans efforts. Elle ne pensait pas grand-chose de son nez pointu et la bosse qui le durcissait, si ce n’est qu’il respirait bien, pas plus que de ses genoux cagneux, si ce n’est qu’ils ne tenaient pas mal debout, et à l’adolescence elle avait vu pousser des seins petits et blancs avec une curiosité teintée d’inconfort.
Non, elle n’avait rien contre son corps, mais ses yeux la mettaient mal à l’aise comme ceux d’une étrangère. Elle n’arrivait jamais à savoir ce qu’eux pensaient d’elle quand ils la fixaient d’un air toujours moqueur alors que rien n’était drôle. Et impossible de contempler ce regard sans qu’il ne se plante dans le sien. C’était toujours à travers le miroir comme une guerre silencieuse ou une tension romantique, et elle n’aimait pas ça.
Allez. Elle en renforça tout de même le pouvoir, à ces yeux, en les soulignant de maquillage léger, elle mit une chemise et décida qu'elle était prête. Jean, talons plats, chemise, c’était pour Léna largement une tenue de boîte de nuit.
Dehors, le soleil n’était pas encore couché, mais il était couvert par des nuages blancs. Par la fenêtre ouverte de la salle de bain, on n’entendait pas de voiture, pas de gens, pas d’oiseau d’ailleurs non plus, seulement le bruit d’un vent silencieux. Et sec. Extraordinairement sec, il avait rarement aussi peu plu que pendant le mois d’avril qui venait de passer.
Le silence n’était pas total, en fait, non. Léna entendit le chant. Encore le chant. Toujours lui. Elle l’entendait depuis des mois de temps en temps, il lui perçait l’oreille d’une seule note. Elle resta figée comme à chaque fois qu’il lui traversait l’échine. Puis, elle secoua la tête, essuya d’un doigt le surplus de mascara et pensa à autre chose.
Léna n’avait pas envie de voir du monde. Elle n’avait pas envie de sortir. Par contre, elle en avait besoin.
C’est donc sans réfléchir, guidée par le seul bourdonnement de ses pensées grises, qu’elle claqua la porte. Non, bien sûr, pas par ses seules pensées. Non, parce qu’il y avait le chant qui résonnait encore dans sa tête alors qu’elle claquait la porte.
Encore un chapitre très agréable à lire. L'image partielle qu'on se faisait de Léna et de Pierre se complète. J'imaginais Léna beaucoup plus jeune, dans le premier chapitre, peut-être douze ans. Je trouve originale la façon que tu as de décrire son corps, en soulignant surtout l'indifférence de Léna par rapport à lui, et ça fonctionne très bien à mon sens, parce que finalement c'est autant son portrait moral que physique qui se dessine en quelques phrases.
- Jean, talons plats, chemise, c’était pour Léna largement une tenue de boîte de nuit. => j'ai d'abord lu le prénom Jean avant de comprendre qu'il s'agissait d'un pantalon. Peut-être qu'un -s lèverait l’ambiguïté ?
- guidée par le seul bourdonnement de ses pensées grises, qu’elle claqua la porte => j'ai beaucoup aimé ces images de pensées grises qui bourdonnent. Etonnamment l'imaginaire des insectes nous poursuit dans la lecture.
C'est un plaisir de te lire, en tout cas,
A bientôt
je n'avais pas compris que les textes se suivaient.
J'aime beaucoup celui ci. Il nous fait connaitre ton personnage et me donne envie d'en savoir plus.
Ecrit avec attachement !
Bruns
Une légère antipathie en direction du beau-père.
Une affection en demi-teinte pour le petit, qu'elle qualifie de "qu’à moitié son frère".
Je m'interroge sur le besoin et non pas l'envie de sortir, et la nature de ce chant qui donne une dimension un peu surnaturelle à la fin du texte.
Sur la forme :
- "Elle ne comprenait jamais ce que lui voulait son reflet." -> j'ai beaucoup aimé cette phrase.
- "c’était pour Léna largement une tenue de boîte de nuit." -> là au contraire, j'ai l'impression que la phrase manque de quelque chose.
Quelle jolie description d'une adolescente, j'ai beaucoup aimé le regard que Léna porte sur elle-même. C'est assez original et en même temps très simple, très réaliste.
Alors donc on lui confie le demi-frère un peu trop souvent ? La pauvre, c'est vrai qu'à son âge ça ne doit pas être très marrant.
C'est toujours très bien écrit, je n'ai pas grand chose à redire, j'ai hâte de découvrir d'où vient ce chant ^^
Courage pour l'écriture de la suite : )