4. Le jour où tout bascula

Le printemps baignait le village d'une lumière douce, caressant chaque pierre, chaque feuille d'une teinte dorée. L'air, léger et frais, portait avec lui les parfums sucrés des fleurs en pleine floraison, créant une atmosphère apaisante qui enveloppait le village dans une bulle de tranquillité. Chaque brise apportait une promesse de renouveau, un murmure rassurant qui semblait dire que tout allait bien. Le rythme lent et harmonieux de la vie semblait régner ici, loin des tumultes du monde extérieur.

À l'université, la vie suivait son cours. Les journées se déroulaient dans une cadence régulière, marquée par l'étude, les recherches et les moments de réflexion. Koori, à 21 ans, avançait dans sa troisième année de mathématiques magiques, ses pensées plongées dans des formules complexes et des théories sur les cercles d’enchantement. Chaque jour, il creusait un peu plus dans les mystères de l'univers, cherchant des réponses à des questions que peu osaient poser. Sa discrétion et son calme, déjà marquants, semblaient s'intensifier à mesure qu'il s'immergeait dans ses études.

Rairi, de son côté, brillait comme à son habitude. Il s’investissait dans son cursus de sciences politiques avec la même énergie et la même passion qui faisaient de lui une figure centrale sur le campus. Charismatique et doué pour le débat, il s'était rapidement implanté dans les discussions académiques, prenant part aux débats sur l'avenir du royaume, avec une ambition claire de marquer son époque. Là où Koori restait dans l'ombre des calculs, Rairi, lui, s'épanouissait sous les feux des projecteurs, forgeant déjà sa voie vers un destin plus grand.

Aquarys, elle, venait tout juste de commencer sa première année en journalisme. Son enthousiasme éclatant illuminait chaque pièce où elle entrait. Elle s’épanouissait dans ce monde d’investigations et de récits, toujours avide de découvrir la vérité, de capturer les histoires qui façonneraient demain. Sa curiosité naturelle et son énergie communicative faisaient d'elle une étudiante remarquable, prête à explorer le monde, à l’écouter et à le retranscrire avec sa touche unique.

Quant à Marie, elle poursuivait avec diligence ses études de magie. Elle avait choisi de se spécialiser dans la recherche afin d’essayer des mieux comprendre son pouvoir et de découvrir ses limites. Son application constante et sa maîtrise grandissante faisaient d’elle une élève à part, silencieuse mais redoutable. La magie était devenue son refuge, son moyen d’exprimer ce qui se cachait en elle, cette force tranquille qui la rendait si unique. Pourtant, au-delà de ses études, des souvenirs enfouis la hantaient parfois, des bribes d’un passé dont elle ne parlait que rarement.

Un soir, alors que le crépuscule enveloppait doucement le village, Marie se posa dans son fauteuil préféré, un livre à moitié ouvert sur ses genoux. Son regard dériva vers la télévision qu’elle alluma presque machinalement. L’émission "Dans la peau de la politique" apparut à l’écran, une émission qu’elle regardait depuis son enfance. C'était l'une des rares occasions où elle voyait son père, une figure souvent lointaine, en dehors des discours officiels.

Ce soir-là, le programme retraçait les quinze dernières années de politique impériale. Le journaliste, avec une voix grave, détailla les premières années du règne de l’empereur. C’était un homme réformiste, visionnaire, prônant la paix et l’intégration des différentes races magiques, même des plus marginalisées. Son projet le plus audacieux avait été d’intégrer les Démons au Conseil impérial. Une proposition audacieuse, mais controversée. Marie se souvenait, vaguement, de ces discussions, sans en avoir vraiment compris les enjeux à l'époque.

Puis l'atmosphère de l'émission changea. Le ton se fit plus lourd lorsque le journaliste évoqua l’attaque tragique qui bouleversa tout. Des extrémistes Démons et Félis, opposés à cette intégration, avaient orchestré un attentat sanglant, décimant presque toute la famille impériale. Marie sentit une boule se former dans son estomac. Elle revoyait les images de l’écran, floues mais terrifiantes, celles qu'elle avait vues alors qu'elle n'était encore qu'une enfant. Cet événement avait marqué un tournant décisif. Les lois s'étaient durcies, la surveillance sur les Démons et Félis avait été intensifiée, et l’idée d'intégration avait été mise de côté.

 

Quelques semaines plus tard, l’atmosphère était bien différente au petit café du village. C’était un endroit où les quatre amis aimaient se retrouver, une habitude qui avait traversé les années, marquée par la simplicité et la chaleur des lieux. La télévision diffusait une émission de comédie en fond, les rires enregistrés créant une ambiance légère.

Aquarys arriva la première, rayonnante comme toujours, et prit place face à Marie. Son sourire, empreint de cette énergie contagieuse, illumina la table. Peu de temps après, les jumeaux firent leur entrée, échangeant des plaisanteries et des sourires complices. Rairi, fidèle à lui-même, charmait déjà le groupe avec une de ses anecdotes extravagantes, tandis que Koori, plus discret, se contentait de sourire doucement, appréciant le moment dans son silence habituel.

Leurs discussions furent légères, rythmées par les récits du campus, les petites histoires sans importance qui, pour eux, constituaient l’essence de leur quotidien. Les rires fusaient, remplissant l’espace d’une joie insouciante. Ils parlaient de tout et de rien, des cours, des projets à venir, et des blagues habituelles de Rairi qui, comme toujours, animaient la conversation.

L’ambiance semblait parfaitement harmonieuse. Rien, en cet instant, ne laissait présager que leur monde, aussi doux et paisible qu'il paraissait, tout semblait en paix.

 

Soudain, l'écran changea brusquement, laissant place à un silence pesant, remplaçant le ton jovial de l'émission par une alerte en rouge et blanc. Le logo d'un Flash spécial clignota à l'écran, captant immédiatement l'attention de tous dans le café. Les rires s’éteignirent, la salle devint silencieuse comme si elle retenait son souffle.

Le présentateur, visiblement secoué, prit la parole d'une voix grave et tremblante :

« Nous interrompons cette émission pour une annonce de la plus haute importance. L’empereur est mort. »

Ces quatre mots résonnèrent comme un coup de tonnerre. Le café, si animé quelques instants auparavant, tomba dans un silence choqué. Les conversations s'évanouirent, et l'air lui-même sembla se figer. Marie, assise parmi ses amis, sentit une vague d'émotions contradictoires la submerger. Son cœur battait si fort qu'il lui semblait qu'il allait éclater. Les mots du présentateur résonnaient en boucle dans son esprit : L'empereur est mort. Ce n'était pas seulement une annonce, c'était une fracture dans son monde, un gouffre béant s'ouvrant sous ses pieds.

Le présentateur continua, tentant d’expliquer la situation :

« Nous n'avons pour le moment que très peu d'informations sur les circonstances de sa disparition, mais il semblerait que la mort de l'empereur soit qualifiée de "suspecte" par les autorités compétentes. Aucune confirmation officielle n’a encore été donnée, mais des sources au sein du gouvernement indiquent qu’une enquête est en cours. Nous avons immédiatement envoyé nos équipes sur place. Nous passons maintenant la parole à notre envoyé spécial devant le palais impérial. »

L'image changea à l’écran pour montrer le palais impérial, encerclé de forces de sécurité, baigné dans une lumière froide et angoissante. Le journaliste en direct, visiblement tendu, se tenait devant les grilles dorées, la mine sombre :

« Je me trouve actuellement devant le palais impérial, où l’annonce de la mort de l’empereur a provoqué une onde de choc. Pour l’instant, la situation est calme, mais des renforts de sécurité sont arrivés en nombre. La nature suspecte de son décès soulève de nombreuses questions, et rappel les évènements tragiques d’il y a 15 ans. Une conférence de presse est attendue dans les prochaines heures pour clarifier la situation. »

Marie serra les poings, ses jointures blanchies par la tension. L’annonce de la mort de l’empereur résonnait en elle comme un coup de tonnerre. Cet homme n’était pas seulement l’Empereur, il était son père. Les souvenirs d’enfance lui revinrent brutalement, ces rares moments partagés où il était simplement son père, et non le dirigeant de l’Empire. Elle se revoyait petite, devant la télévision, écoutant son ton rassurant lorsqu’il s’adressait à la nation, toujours calme, toujours unifié. Et maintenant, il n’était plus là, emportant avec lui une époque et une partie de son cœur.

Le poids de l'annonce résonnait en elle. Le monde, qui lui semblait autrefois solide et stable, venait de se fracturer. Aquarys, silencieuse à ses côtés, serra doucement sa main, sentant la détresse qui émanait de Marie. Elle ne connaissait pas encore toute la vérité, mais elle percevait le poids immense qui pesait sur les épaules de son amie.

 

À l'extérieur, le ciel, qui quelques instants plus tôt était d’un bleu éclatant, s’était assombri, recouvert d'épais nuages gris, comme si le ciel lui-même s’était senti affecté par la gravité de la nouvelle. Les soleils avaient disparu, laissant place à une lumière froide et déprimante, plongeant le village dans une ombre inhabituelle. Le vent s’était levé, soufflant avec une violence imprévue, comme si la nature elle-même réagissait à la disparition soudaine de l'empereur.

Autour d’eux, le village autrefois plein de vie semblait se transformer. Les rues, généralement animées par le bourdonnement des conversations et des rires, étaient devenues étrangement calmes. Les passants marchaient rapidement, la tête baissée, comme pour éviter de croiser des regards, fuyant la vérité de cette nouvelle accablante. Les volets des maisons, qui habituellement restaient ouverts pour laisser entrer la lumière du printemps, étaient désormais fermés, emprisonnant les familles dans une forme de peur collective.

Dans le café, cette atmosphère oppressante se reflétait. Tous les regards étaient rivés sur l’écran, comme si le simple fait de bouger ou de parler aurait brisé l'équilibre précaire qui régnait. Personne n'osait dire un mot, les murmures avaient été remplacés par des respirations lourdes, presque audibles. Les rires enregistrés de l’émission précédente semblaient appartenir à un autre monde, un monde qui venait de s’effondrer.

Pour Marie, chaque seconde s’étirait douloureusement, comme si le temps lui-même s’était figé autour d’elle. Elle se sentait prise au piège dans cet instant suspendu, incapable de trouver la moindre clarté. L’image de l’empereur, cet homme qui, malgré les épreuves, avait maintenu un semblant de stabilité, hantait ses pensées. Mais il n’était pas qu’un dirigeant lointain pour elle. Cet homme était son père.

Bien qu’elle ne l’ait pas revu depuis son enfance, son absence laissait un vide incommensurable, un gouffre d'incertitude. Elle revoyait ses efforts pour restaurer l'équilibre après l’attaque qui avait décimé leur famille et l’éloignement nécessaire pour la protéger. Maintenant qu'il était parti, tout semblait s’effondrer à nouveau. La réalité de son propre héritage, qu’elle avait toujours repoussé, la rattrapait avec une force implacable. Sa vie, son avenir, tout venait de basculer.

 

Le présentateur reprit la parole, interrompant le silence pesant :

« Nous venons de recevoir une déclaration officielle du gouvernement impérial. En raison des circonstances entourant la mort de l’empereur, un deuil national d’un mois a été décrété, durant lequel toutes les institutions publiques et la plupart des activités commerciales seront partiellement fermées ou suspendues. »

Le café, d’habitude si bruyant, ne réagit presque pas. Un silence lourd persista, chacun absorbant l'information.

« De plus, » ajouta le présentateur, « il a été confirmé que la lignée royale des Hommes est officiellement éteinte. Aucun héritier direct n’étant encore en vie, cela marque la fin d'une dynastie. Une élection pour désigner un nouveau roi sera organisée dans les prochaines semaines, suivie par celle d’un nouvel empereur. »

Ces mots tombèrent comme une pierre dans l’esprit de Marie. La lignée royale… éteinte. Ces mots résonnaient avec une intensité particulière pour elle. Ils portaient un poids qu'elle seule pouvait comprendre. Elle se retrouva brutalement confrontée à une réalité qu’elle avait fuie pendant des années. Sa gorge se noua, et une larme solitaire roula sur sa joue sans qu'elle s'en aperçoive.

Aquarys la sentit trembler et tourna la tête vers elle, inquiète, cherchant son regard. Mais Marie restait murée dans son silence, fixant toujours l’écran sans le voir. Ce qui se passait autour d’eux dépassait l'entendement. Leur petit monde venait d’être bouleversé en un instant.

Koori, toujours immobile, observait la scène avec une acuité nouvelle, ses yeux semblant percer les événements à venir. Il savait que la mort de l’empereur marquerait un tournant, une période d’incertitudes et de dangers. Rairi, lui, gardait le silence, mais l’ombre de gravité sur son visage trahissait l’agitation intérieure qui le consumait.

Le monde tel qu’ils le connaissaient venait de basculer.

 

Le silence dans le café devenait presque insupportable. Les visages autrefois illuminés par l'insouciance et la légèreté se transformaient en masques figés, chacun digérant cette annonce cataclysmique. Marie, les yeux encore rivés sur l'écran, se sentait comme enveloppée par une bulle de vide. Aquarys serrait encore sa main, cherchant à lui transmettre une chaleur rassurante, mais même son contact familier paraissait lointain. Koori et Rairi, eux aussi frappés par la gravité de l'instant, gardaient un silence presque solennel. Leurs regards s’échangeaient à peine, perdus dans des réflexions intérieures. Koori, les yeux toujours fixes, semblait plongé dans une anticipation froide, presque analytique, tandis que Rairi, habituellement si expansif, était inhabituellement calme, ses lèvres formant une ligne tendue.

Alors que la télévision continuait de diffuser des images du palais impérial, désormais un symbole de l’effondrement de l’ordre établi, les quelques murmures dans le café se dissipèrent rapidement. Les clients commençaient à se lever, lents et maladroits, quittant l’établissement comme des ombres. Certains s’arrêtèrent brièvement à la porte, jetant un dernier regard à l’écran avant de disparaître dans les rues sombres du village. Le vent, plus glacial encore, semblait murmurer des présages sombres.

Finalement, Aquarys brisa le silence, sa voix douce mais tremblante. « Marie… est-ce que ça va ? » Elle savait que la réponse serait compliquée, mais elle ne pouvait plus supporter de la voir ainsi, comme figée dans le marbre.

Marie tourna enfin la tête, croisant le regard inquiet d’Aquarys. Elle hocha la tête d’un geste à peine perceptible, mais les mots lui manquaient. Elle se sentait déchirée entre le besoin de parler, d’expliquer ce qu’elle ressentait, et le poids immense du silence qu’elle traînait derrière elle depuis des années. Ses amis la regardaient inquiets, sans comprendre pourquoi cela la touchait autant.

Le silence dans la pièce fut bientôt rompu par Aquarys, « Que va-t-il se passer maintenant, Rairi ? » demanda-t-elle, la voix basse mais teintée d’inquiétude.

Rairi resta silencieux un moment, réfléchissant avant de répondre d’un ton sérieux qui ne lui ressemblait pas. « Nous devons d’abord attendre les prochains événements. Le Conseil des Rois va rapidement se réunir, et il est probable que la situation empire avant de s’améliorer. » Ses yeux perçants se posèrent sur Marie, comme s’il anticipait ce qui viendrait. « Mais avant tout, nous devons nous protéger. Les alliances vont changer, et avec elles, les menaces. »

Marie, jusqu’ici perdue dans ses pensées, redressa soudainement la tête. « Qu’est-ce que tu veux dire ? »

« Je veux dire que, dans cette période de chaos, même si nous sommes un peuple foncièrement pacifique, des choses risquent de changer. », dit-il simplement. « Humos et l’Empire n’ayant plus d’héritier, une guerre du pouvoir risque fort d’éclater. »

Le cœur de Marie fit un bond dans sa poitrine, se replongeant dans ses pensées. Rairi avait raison, elle le savait. La mort de l’empereur allait déclencher une série d’événements qui la ramèneraient inévitablement à ses racines, à tout ce qu'elle avait cherché à fuir. Elle était la dernière héritière en vie mais elle n’était pas prête. Pas encore.

Après un moment, elle sortant enfin de son mutisme et murmura : « Je… je pense qu’on devrait rentrer. Je ne me sens pas bien. »

Aquarys acquiesça immédiatement, soucieuse de protéger Marie de tout autre choc. « Allons-y », répondit-elle doucement, en se levant à son tour.

Ils quittèrent le café, avançant dans les rues désertes du village comme un petit groupe d'âmes égarées. Les volets clos, le vent sifflant entre les maisons et l’obscurité qui s’épaississait autour d'eux contribuaient à l’ambiance presque apocalyptique. Ils marchèrent en silence, côte à côte, partageant un fardeau invisible mais présent. Ils finirent par se séparer, ne laissant plus que Marie et Aquarys devant les portes du château.

 

Le crépuscule enveloppait le château d'une lueur froide et mélancolique, et l'ombre des pierres anciennes semblait encore plus lourde alors que Marie franchissait les portes. Chaque pas qu'elle faisait résonnait doucement sur le sol de marbre, mais le son paraissait lointain, presque irréel. Le vent printanier caressait doucement les murs, mais elle ne le sentait même pas. Le monde autour d'elle semblait figé, comme si tout avait perdu son sens en un instant.

Les serviteurs, attentifs et silencieux, l'observaient avec une inquiétude palpable. Ils la saluèrent d'un hochement de tête respectueux, mais il n'y avait pas d'échange de mots, juste des regards chargés d'une interrogation muette. Ils ressentaient sa détresse, aussi palpable que l'air autour d'eux. Marie marchait comme une ombre, son esprit embourbé dans une mer de confusion, de douleur et de peur.

Elle gravit les marches du grand hall, ce lieu qui, autrefois, représentait la stabilité, la sécurité. Désormais, il semblait vide, creux, dépourvu de toute chaleur. Là, au bout du hall, se tenait Luna, sa grand-mère, qui l'attendait. Cette femme forte, dont les yeux reflétaient des années de sagesse et d’expérience, la scrutait avec une sérénité qui ne masquait pas totalement l'inquiétude qu’elle ressentait.

Dès que Marie entra dans son champ de vision, Luna sut que quelque chose d’horrible s’était produit. Elle ne posa pas de question immédiate, préférant attendre que sa petite-fille trouve les mots. Mais l’expression de Marie en disait déjà long. Le silence pesait lourdement entre elles, jusqu'à ce que Luna rompe cette attente insoutenable.

« Marie… que s’est-il passé ? » demanda-t-elle doucement, sa voix trahissant une anxiété qu'elle essayait de contenir.

À ces mots, Marie sentit son monde s'effondrer. Ses jambes tremblèrent sous le poids du chagrin, et elle s'effondra dans les bras de sa grand-mère. Les larmes qu’elle avait jusqu’alors retenues coulèrent enfin, inondant son visage. Ses mains se cramponnaient au tissu de la robe de Luna, comme si elle cherchait désespérément un ancrage, quelque chose pour la sauver de cette marée dévastatrice de douleur.

Pendant de longues minutes, elle ne put que pleurer, incapable de prononcer un mot. Ses sanglots résonnaient doucement dans le grand hall, et Luna la tenait fermement contre elle, lui offrant une étreinte qui se voulait réconfortante, mais qui ne pouvait effacer la tristesse profonde qui les envahissait toutes les deux.

Finalement, entre deux sanglots, Marie parvint à murmurer, d'une voix brisée : « Père est mort… »

Ces mots résonnèrent dans l’air, suspendus comme une sentence irréversible. Luna ferma les yeux un instant, absorbant cette nouvelle terrible. Bien que préparée à affronter les aléas de la vie, la mort de son gendre, l’empereur, pesait lourdement sur elle. Elle connaissait les conséquences qu'une telle perte allait engendrer, non seulement pour leur famille, mais pour tout le royaume. Mais, en cet instant, son seul souci était Marie.

Elle la serra un peu plus fort, murmurant des mots de réconfort, même si elle savait que rien de ce qu’elle dirait ne pourrait apaiser cette douleur si vive. Le silence de l’immense château, habituellement rassurant, semblait à présent étouffant, reflétant le vide que la mort de l’empereur laissait derrière elle.

Marie, encore secouée par ses larmes, murmura d'une voix tremblante, presque inaudible : « Je n’ai plus personne… »

Ces mots poignants transpercèrent Luna. C'était comme si Marie exprimait une peur bien plus ancienne, bien plus profonde que la simple perte de son père. Une peur d'être abandonnée, de se retrouver seule face à un monde qu'elle ne comprenait pas totalement, un monde qui venait de lui arracher la dernière figure familiale qu’elle avait.

« Tout va bien se passer, mon enfant… Je suis là, je serai toujours là », murmura Luna en caressant doucement les cheveux de Marie. Elle voulait que ces mots soient une promesse, une ancre dans cette tempête émotionnelle. Mais au fond d'elle, une vérité amère s’installait, une vérité qu’elle n’osait prononcer à haute voix : rien ne serait jamais plus comme avant.

Luna sentait les courants souterrains de ce changement. La mort de l’empereur n’était pas seulement la perte d’un père pour Marie ; c’était aussi la fin d’une ère. Un vide de pouvoir venait de se créer, un vide qui allait attirer des forces bien plus sombres et plus dangereuses qu’elles ne pouvaient l’imaginer.

Marie, encore enveloppée dans les bras de sa grand-mère, ressentait la même chose. La perte de son père la laissait désorientée, perdue, mais au-delà de cette douleur immédiate, une angoisse plus profonde s’installait en elle. Elle savait que la mort de l’empereur allait bouleverser non seulement sa vie, mais celle de tout le royaume. Elle n’était plus simplement Marie, la jeune fille qu'elle avait toujours connue. Elle était désormais la fille de l’empereur défunt, l’héritière d’un trône vide, et cela changeait tout.

Le vent, qui soufflait doucement à l’extérieur, semblait murmurer des avertissements que seule Marie pouvait entendre. Le château, qui avait été son refuge, son sanctuaire, semblait maintenant porteur de responsabilités accablantes. Elle devait être forte, pour elle-même, pour sa famille, pour tout un royaume qui allait bientôt chercher en elle une nouvelle lueur d’espoir. Mais, pour l’instant, elle ne voulait être qu’une fille en deuil, blottie dans les bras de sa grand-mère, pleurant un père qu’elle n’avait jamais vraiment connu, mais dont l’absence la hantait.

 

Quelques jours plus tard, alors que le royaume était encore enveloppé dans le chagrin de la perte de l’empereur, une annonce inattendue et bouleversante ébranla la nation : Lucius, l'héritier longtemps présumé disparu, était vivant.

Les cris de surprise, les murmures d'incrédulité et les regards ébahis se propagèrent comme une onde de choc à travers la capitale, puis s'infiltrèrent dans les plus reculés des villages. La nouvelle enflamma chaque coin du royaume, transformant la tristesse collective en une curiosité empreinte de stupeur. Comment pouvait-il être en vie après toutes ces années ? Pourquoi son retour maintenant, alors que tout semblait s'effondrer ?

La place publique de la capitale, autrefois calme sous le voile du deuil, se métamorphosa en une scène de chaos palpable. Les habitants se rassemblèrent en foule compacte, captivés par les nouvelles diffusées sur les écrans suspendus au-dessus des rues, les yeux écarquillés de stupéfaction devant cette révélation qu’ils peinaient à croire. Des murmures anxieux s’élevaient des lèvres tremblantes, des conversations animées éclataient, certains sceptiques, d'autres espérant que le retour de Lucius annoncerait un renouveau pour la dynastie.

 

L’annonce du retour de Lucius plongea Marie dans un tourbillon d’émotions conflictuelles. Une vague irrésistible de désir de le voir, de lui parler, et de comprendre l’homme qu'il était devenu s'éveillait en elle. Un besoin viscéral de retrouver son frère, ce garçon qu’elle avait autrefois tant admiré, s’imposait dans son cœur.

Mais comment pouvait-il être là, après tant d'années de silence et de mystère ? Comment avait-il survécu ? Qu’avait-il traversé pour se retrouver soudain dans cette position ?

Les questions tourbillonnaient dans son esprit, troublées par l’incertitude de ce que cette révélation signifiait pour elle, pour leur famille, pour le royaume tout entier. Une part d’elle, celle qui était restée l’enfant apeurée, rêvait de courir vers lui, de le retrouver, de le serrer contre elle. Mais une autre part, plus sombre, la paralysait. Lucius ne semblait plus être le frère qu'elle avait connu. Il n'était plus ce jeune garçon au regard bienveillant qui la portait sur ses épaules. Ils semblaient être devenu stoïque comme du marbre. Qui était-il devenu après tant d’années d'absence ?

— « Je dois aller le voir, grand-mère. C’est mon frère. Je dois le voir… », déclara Marie, la voix tremblante d’une détermination presque désespérée.

Mais Luna, toujours protectrice, posa une main douce mais ferme sur l’épaule de Marie. Son regard, rempli d’une sagesse douloureuse, ne laissait place à aucun doute.

— « Pas maintenant, Marie. Lucius n’est plus celui que tu as connu. Il a changé, façonné par des années de solitude et de combats. Tu n’es pas prête pour cette rencontre, pas encore. »

Pour Marie, ce retour inattendu de Lucius, associé à la mort de leur père, ne faisait pas que raviver les souvenirs de leur enfance commune ; cela réveillait aussi les peurs qu’elle croyait avoir enfouies à jamais. Elle avait passé des années à tenter de reconstruire sa vie, à refouler les souvenirs de l’attaque qui avait anéanti sa famille, à apaiser les angoisses qui en découlaient.

Mais aujourd’hui, tout semblait faire renaître des ombres qu’elle n’avait pas anticipées. Elle se sentait impuissante, comme une petite fille perdue dans un monde qu’elle ne contrôlait plus. Marie recula, les larmes aux yeux, déchirée entre l’envie de défier sa grand-mère et la peur de ce qu’elle pourrait découvrir. Elle baissa les yeux, consciente que Luna avait peut-être raison, que le chemin vers son frère serait pavé d’épreuves qu’elle n’était pas certaine de pouvoir affronter.

Marie se sentait déchirée entre l’amour qu’elle lui portait et la peur de ce qu’il pouvait être à présent.

 

Dans l’ombre du royaume, Lucius avait grandi loin des intrigues perfides de la cour. Abrité sous la protection de Silva, l'ancien chef de la garde impériale, il avait été façonné dans un cadre militaire rigide. La discipline était devenue sa vie, chaque heure de son existence était dédiée à devenir un guerrier, un stratège, et un leader implacable.

Pendant que Marie, seule et désemparée, tentait de reconstruire une enfance brisée, Lucius n’avait connu que l’entraînement et la rigueur. Les jeux d’enfants, les moments de légèreté, lui étaient étrangers. Sous la tutelle stricte de Silva, il avait appris à manier l’épée avec une précision mortelle, à maîtriser les arcanes de la magie de combat, et à concevoir des plans stratégiques qui le placeraient un jour sur le trône.

Avec chaque année passée en exil, Lucius se durcissait. La compassion lui échappait, remplacée par une froideur calculatrice. À travers les épreuves et les batailles, il s'était forgé un caractère impitoyable, un homme destiné à gouverner non par le cœur, mais par la force et la stratégie.

 

Le jour du couronnement de Lucius, le palais impérial, jadis éclatant de lumière et de splendeur, semblait voilé par une ombre persistante. La grandeur des lieux, les immenses colonnes de marbre et les draperies dorées, tout était chargé d'une lourdeur qui rendait l'air difficile à respirer. Les tapisseries décrivant les anciennes batailles semblaient observer l’assemblée d’un œil critique, comme pour juger ce moment.

Dans la grande salle du trône, où le soleil perçait à peine à travers les vastes fenêtres, tous les regards étaient rivés sur Lucius. L’enfant qu’ils avaient pleuré était de retour, mais c’était un homme étranger qui se tenait désormais devant eux. Vêtu d'un uniforme militaire sombre, ses épaules portaient le poids des batailles passées et à venir.

Ses cheveux, d'un argent éclatant, presque irréel, symbole de sa lignée, capturait la lumière dans un éclat froid. Une cicatrice impressionnante, l’éborgnant, marquait son visage, souvenir de la nuit où tout avait basculé pour la famille impériale, un rappel visible des horreurs qu’il avait endurées. Son seul œil valide, autrefois pétillant de vie, était devenu aussi froid que la glace, dépourvus de cette douceur fraternelle que Marie se rappelait.

Alors que la couronne impériale, lourde et ornée de gemmes, était placée sur sa tête, Lucius restait impassible. Il dominait la salle de son regard glacial, et l’assemblée retenait son souffle. Il n’y avait pas d’euphorie dans cet instant, seulement une acceptation solennelle. Le soldat était devenu roi, et bientôt il serait empereur.

Marie, qui regardait la cérémonie depuis un écran, observa son frère sans le reconnaître. Ce n'était pas seulement l’apparence physique de Lucius qui avait changé, c’était tout son être. Marie baissa la tête, les larmes aux yeux. Elle savait que Luna avait raison de l’avoir empêcher de se rendre au couronnement, mais cela n’atténuait en rien la souffrance de ce moment. Le frère qu’elle avait aimé n’existait plus, du moins pas comme elle espérait le retrouver.

 

Le règne de Lucius, une fois confirmé par le Conseil des Rois, s’installa rapidement dans une ère d’ordre rigide. Ses promesses de sécurité et de stabilité apaisèrent d’abord une population encore traumatisée par la mort de l’ancien empereur, mais très vite, les signes d’oppression se manifestèrent. Les lois devinrent plus sévères, les libertés furent rognées petit à petit, et les dissidents réduits au silence.

Le peuple, d'abord séduit par l'image d'un héritier providentiel, commença à ressentir le poids de la main de fer qui gouvernait désormais leurs vies. Un sentiment de crainte s’installait lentement, invisible mais palpable, comme un brouillard sinistre s’étendant sur le royaume.

Sous le règne de Lucius, une atmosphère de suspicion s’installa insidieusement. Les citoyens, qui s’étaient ralliés à lui lors de son couronnement, commencèrent à se méfier de tout et de tous. Les rues, autrefois vibrantes d'animation et de rires, devinrent étrangement silencieuses. Les voisins se surveillaient du coin de l'œil, les conversations s'échangeaient à voix basse, par crainte d'être entendues.

Dans les cercles politiques, les alliances se nouaient et se dénouaient sous le couvert de faux sourires, tandis que les véritables sentiments se cachaient derrière des masques de loyauté. Personne ne savait plus à qui se fier, et les rumeurs de répression commencèrent à circuler, comme des ombres glissant furtivement dans la nuit.

Face à ce règne oppressant et à la résurgence de ses propres peurs, Marie se trouva à un carrefour. Le monde qu'elle avait connu, celui dans lequel elle avait grandi avec l'illusion de paix, s'effritait lentement sous ses yeux. Lucius, autrefois son frère adoré, devenait l'ombre d’un tyran en devenir, et elle se sentait perdue, ne sachant plus en qui elle pouvait vraiment croire.

Sous le ciel orageux qui s’était abattu sur le royaume, elle leva les yeux, le cœur lourd, consciente que les jours à venir seraient les plus difficiles de sa vie, marqués par des choix déchirants et des vérités troublantes.

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