Anna

**chapitre 5 - Anna 1942 **

 

Anna referma la porte derrière elle avec précaution. Le froid du dehors s’attardait encore sur ses épaules, comme une main invisible qu’elle chassa d’un mouvement brusque en retirant son manteau. Elle s’efforça d’écouter. Aucun bruit en bas. Jeanne n’était sans doute pas encore rentrée du travail, et Margot devait être chez Madame Lefèvre, leur voisine, qui la gardait souvent après l’école. Tant mieux. Elle avait besoin d’un moment seule.  

 

Elle passa dans le couloir, effleura du bout des doigts le buffet en bois où s’empilaient quelques lettres non ouvertes, et gravit les marches de l’escalier sur la pointe des pieds. Une fois dans sa chambre, elle ferma la porte derrière elle et s’adossa un instant contre le battant. Ses pensées s’entrechoquaient encore, vives et désordonnées, comme si elles refusaient de s’apaiser.  

 

Elle alla jusqu’à la fenêtre et écarta légèrement le rideau. La rue des sables s’étendait en contrebas, son pavé luisant d’humidité. Deux soldats allemands marchaient lentement sur le trottoir d’en face, échangeant quelques mots. Elle s’obligea à ne pas détourner le regard trop vite. Il ne fallait pas paraître nerveuse, même seule derrière sa fenêtre.  

 

Paul n’avait pas prononcé le mot "Résistance". Pourtant, tout dans son regard, dans la façon dont il avait pesé ses mots, avait hurlé ce qu’il n’avait pas dit. Elle le savait. Elle le sentait.  

 

Elle se détourna brusquement. Un léger vertige la prit, et elle se laissa tomber sur sa chaise, devant son bureau. Elle ouvrit le tiroir du bas, en sortit son carnet et son encrier.  

 

Écrire lui ferait du bien.  

 

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Cher Bouton d’or,

 

Il pleut encore sur Bruxelles. Une pluie fine, presque imperceptible, mais qui s’infiltre partout. J’ai l’impression que l’humidité s’accroche à nos vies comme un voile que l’on ne peut plus soulever.  

 

Je me demande parfois si nous reverrons un jour le soleil tel qu’il était avant. Pas seulement dans le ciel, mais dans les rues, sur les visages. Partout.  

 

Margot ne pose plus de questions. Elle a compris, à sa manière, que certaines choses ne se disent plus à voix haute. Mais elle me regarde différemment. Comme si elle s’attendait à ce que je lui explique l’inexplicable.  

 

Et Jeanne… Jeanne est fatiguée. Elle essaie de le cacher, mais je le vois dans ses gestes, dans la façon dont elle frotte ses tempes lorsqu’elle pense que je ne la regarde pas. J’aimerais alléger son fardeau, mais comment faire ?  

 

Le silence est devenu une habitude. Mais est-ce une protection ou un poids de plus ?  

 

Parfois, j’aimerais simplement que tout cela disparaisse. Que Bruxelles retrouve son insouciance d’autrefois. Que les soldats disparaissent de nos rues, que les regards cessent d’être fuyants, que les gens puissent à nouveau rire sans craindre qu’un éclat de voix ne trahisse quelque chose.  

 

Mais est-ce seulement possible ?  

 

Anna.  

 

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Elle posa sa plume et souffla légèrement sur l’encre pour la faire sécher.  

 

Le silence régnait encore dans la maison, mais ce n’était qu’une illusion. Elle le savait. Le monde était en train de changer, et elle avec lui.  

 

Anna referma son carnet et le rangea soigneusement. Puis, d’un geste lent mais décidé, elle se leva.

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