Chapitre 6 - Chloé 1942
Le matin s’étirait lentement dans la maison des Delacroix, alourdi par les restes d’une nuit trop bruyante. Les couloirs portaient encore l’odeur des cigares et du cognac, et des traces de pas marquaient le parquet verni, témoins silencieux des allées et venues des invités.
Dans la cuisine, Mme Delacroix était déjà debout, tirée à quatre épingles dans une robe grise austère. Elle versait du café dans une tasse de porcelaine fine lorsqu’un bruit de pas hésitant résonna dans l’escalier.
Chloé apparut sur le seuil, les yeux encore voilés par la fatigue. Son regard glissa sur les vestiges de la fête, les verres oubliés sur la table du salon, les cendriers pleins. L’atmosphère était lourde, presque pesante, comme si la maison elle-même peinait à se remettre de la veille.
— Assieds-toi, Chloé.
La voix de sa mère était calme, presque neutre, mais il y avait une tension à peine perceptible dans son ton. L’adolescente s’exécuta en silence, prenant place en face d’elle. Une tasse fut poussée vers elle, et elle l’attrapa machinalement, réchauffant ses mains contre la porcelaine.
Mme Delacroix la détailla un instant avant de prendre la parole :
— Tu as fait forte impression hier soir.
Chloé se figea. Ses doigts se crispèrent autour de la tasse, et elle garda les yeux baissés.
— Je n’ai rien fait de mal, murmura-t-elle.
Un soupir.
— Une jeune fille bien élevée ne boit pas à la même table que les hommes, ne rit pas aussi fort et, surtout, ne pose pas de questions inutiles.
Elle releva la tête, croisant le regard de sa mère. Il était froid, tranchant, et quelque chose dans cette distance lui donna la nausée. Les souvenirs de la veille lui revinrent en bribes : le salon enfumé, les officiers en uniforme, les rires bruyants de son père. Puis elle se rappela sa propre voix, portée par l’insouciance du vin, posant une question. Une simple question.
*"Que se passe-t-il vraiment dehors ?"*
Elle n’avait pas crié, ni accusé, ni même insisté. Juste demandé. Et pourtant, elle se souvenait du silence qui avait suivi, des regards échangés au-dessus des verres, de la main de son père qui s’était posée brièvement sur son bras, comme pour lui signifier d’arrêter.
Mme Delacroix posa sa tasse avec lenteur.
— Ce n’est "jamais" qu’une question, Chloé. Un jour, tu comprendras.
Le silence qui suivit fut encore plus lourd que les paroles. L’horloge rythmait le temps. Chloé but une gorgée de café, mais le liquide lui sembla amer, aussi amer que cette impression persistante de malaise.
Hier soir, elle avait entrevu quelque chose. Un détail. Un frisson de vérité sous les éclats de rire et les toasts portés à la victoire. Mais quoi ?
Son père ne lui parlerait pas de ça. Sa mère non plus. Et elle n’était pas sûre de vouloir insister.
Mais l’idée germa dans son esprit, insidieuse.
Il lui fallait des réponses.
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*Cher Bouton d’or,*
Je ne sais pas pourquoi j’écris, et encore moins pourquoi à toi. Peut-être parce que c’est un jeu entre nous depuis des années, et que les jeux sont rassurants quand on ne comprend plus ce qui nous entoure.
Hier soir, la fête dont je t'ai parlé s'est déroulée chez nous. Tu aurais vu ça, c’était grandiose. Papa était fier, maman souriait (mais sans sourire vraiment), et les invités buvaient l’Ordre Nouveau. Tout était parfait. Parfaitement faux.
J’ai posé une question que je n’aurais pas dû poser.
Rien de grave. Juste quelques mots, une curiosité mal placée. Mais les regards ont changé, un silence est tombé, et j’ai vu quelque chose dans les yeux de mon père que je n’avais jamais vu avant. Comme une ombre.
Je n’arrête pas d’y penser. J’aimerais oublier, être légère, insouciante, continuer à faire semblant. Mais je crois que je ne peux plus.
Dis-moi, Bouton d’or… toi qui vois tout en face… as-tu déjà eu peur de comprendre ?
*Chloé*