Chapitre 1.1 — Le prix des Feuilles d'Automne

Notes de l’auteur : Les chapitres sont découpés par scène pour vous alléger la lecture.

Paris, Ve arrondissement, Bibliothèque Sainte-Geneviève — 14 h

 

Être mère n’avait rien d’une évidence. Héloïse avait les mains moites ; ses jambes menaçaient de se dérober.

— Réponds, s’il te plait.

Elle aurait voulu crier mais seul un murmure s’était échappé de ses lèvres. Elle resta attentive aux tonalités mais tomba une nouvelle fois sur le répondeur.

Merde.

Elle avait beau le connaitre depuis sept ans, le comportement de Pio restait imprévisible. Que pouvait-il bien se passer pour qu’il ne décroche pas ? Passait-il du temps avec son fils ou était-il comme toujours en train d’écrire un énième roman ? Son cœur se souleva, le sol tremblait. Ou peut-être n’était-ce que dans sa tête ? Oui, c’était ça, dans sa tête, elle devait rationaliser la situation, ne pas laisser ses angoisses la dominer. Pio était capable de gérer… mais son estomac protestait. C’était la première fois qu’il gardait Noam et la seule consigne qu’elle lui avait donnée était de rester joignable. Elle se lança aussitôt dans la rédaction d’un message à destination de Leila. Depuis maintenant trois semaines, la lycéenne était devenue leur baby-sitter officielle et n’habitait qu’à deux rues de chez eux. Une fois le texto envoyé, sa main se crispa, enserrant un peu plus son téléphone. Sur l’écran la bouille endormie de Noam s’afficha, créant une faille irréelle ; l’espace d’un instant, elle était à Annecy, auprès de son fils.

— Tout va bien ? 

Héloïse sursauta. Une voix l’avait ramenée devant la façade en pierre de la bibliothèque parisienne. L’air frais s’engouffra dans ses cheveux et elle frissonna dans sa robe à fleur. Tournant la tête, elle découvrit une jeune femme blonde en robe longue. Héloïse cligna des yeux plusieurs fois, elle avait l’impression de se voir dans un miroir – même morphologie, même longueur de cheveux, même couleur – à ceci près que l’inconnue était plus jeune, bien mieux maquillée et que le prix de sa tenue devait valoir cinq fois la sienne.

— Pardon, je me mêle peut-être de ce qui ne me regarde pas mais… vous ne voudriez pas une veste ? Vous paraissez glacée.

Héloïse ne répondit pas tout de suite. Cet accent ; elle jurait que la femme était une compatriote de Pio, une Italienne. Décidément, tout la ramenait à son compagnon. 

Après quelques secondes, elle hocha la tête.

— Je l’ai laissée à l’intérieur, je…

— Tenez, dit la femme en recouvrant les épaules d’Héloïse avec son propre châle en soie. Vous me le rendrez après, on étouffe là-dedans. Quelle idée de forcer autant les chauffages ? C’est un coup à attraper la mort, ça. 

Sur ces mots, elle ouvrit sa pochette en cuir dont les couleurs sobres s’accordaient parfaitement avec sa robe mate et en sortit une fine cigarette ; elle l’alluma à l’aide d’un briquet à induction. 

— C’est votre fils ? demanda-t-elle en recrachant une première volute de fumée blanche.

— Comment ?

L’Italienne pointa alors l’écran du téléphone encore allumé. 

— Oui, c’est Noam.

— Il est très mignon. Il a quel âge ? 

— Huit mois.

Son interlocutrice lui offrit un sourire radieux avant de tirer avec délicatesse sur sa cigarette.

— Et c’est lui qui vous met dans cet état ? On dirait que vous avez pleuré.

Héloïse hésita une seconde.

— C’est la première fois qu’on est séparés…

— C’est normal d’être inquiète… mais il ne faut pas que ça vous dévore. Qui le garde, ce petit ange ?

— Son père.

— Alors faites-lui confiance.

Facile à dire. Héloïse ne voulait pas entrer dans les détails, avouer qu’il s’agissait d’une adoption, qu’elle et Pio n’accueillaient Noam que depuis quelques semaines, que l’adoption n’était pas encore officialisée… et en même temps, c’était un très bon conseil, faire confiance, déléguer. Bien qu’elle l’eût souhaité de tout son cœur, Héloïse était devenue mère du jour au lendemain et les défis de la parentalité s’étaient accumulés sur ses épaules. Pio, lui, ne confiait pas vraiment ce qu’il ressentait et en oubliait peut-être qu’à la moindre erreur, on leur retirerait la garde.

— Vous faites partie du comité de lecture ? s’intéressa soudain la femme comme pour donner un nouvel élan à leur conversation.

— Non, je… Je représente Pio Luca.

— Oh ! s’enthousiasma-t-elle. Vous devez être Héloïse, alors. Je m’appelle Nina, je suis chargée de communication aux Éditions RBG.

Elle posa sur son buste une main aux ongles rouges impeccables comme pour affirmer que c’était bien d’elle qu’elle parlait. Mais Héloïse ne l’écoutait plus, son cerveau s’était arrêté sur Éditions RBG, les éditions des Rosenberg père et fils. Léon et Matthias. De vieux souvenirs remontèrent aussitôt dans son esprit et avec eux une certaine rancœur. 

— C’est Matthias qui vous a parlé de moi ?

Nina acquiesça.

— Et je pense qu’il va remporter son pari. Je ne devrais pas vous le dire mais, avec son père, ils ont parié sur l’absence de Pio. Ils en font toujours des tonnes avec lui… mais si vous me dites qu’il garde votre enfant, c’est qu’on n’aura pas l’occasion de le voir aujourd’hui.

Héloïse serra le poing. Un pari sur Pio, elle les reconnaissait bien là. D’un geste, elle arracha le châle de ses épaules et le rendit à sa propriétaire. 

— Merci Nina. Je… je vais retourner à l’intérieur, l’éditeur de Pio doit me chercher partout.

 

Cette année, la bibliothèque Sainte-Geneviève accueillait la dixième édition du prix des Feuilles d’Automne. Pour l’occasion, une grande partie du monde littéraire s’y était rendu. Lorsque Héloïse revint dans la salle principale, les couleurs vives des robes longues lui explosèrent à la figure. Elle arrangea ses cheveux et tira sur sa robe à fleurs. Sa tenue légère détonnait franchement avec celles des autres invités. Elle admira le décor de bois et de livres qui, sublimé par la lumière des fenêtres hautes sous les arches, faisait du bâtiment un lieu idéal pour tous les amoureux de la lecture. 

Un dernier coup d’œil à son téléphone lui permit de lire la réponse de Leila. La baby-sitter passerait voir Noam et Pio d’ici un petit quart d’heure et l’en tiendrait informée. Rassurée, Héloïse revint à la fête. Des petits groupes s’étaient formés çà et là parmi les invités. Très vite, elle repéra Matthias en pleine discussion avec une rousse pulpeuse tandis que, quelques mètres plus loin, Edem Kouassi, le nouvel espoir des Éditions RBG, répondait aux questions d’un journaliste. Son Rayon de lune, plus médiatisé que le livre de Pio, semblait le grand favori. 

Alors qu’elle se remettait de ses émotions, elle vit Vasseur lui faire signe. Son visage se déforma alors en une grimace. L’éditeur de Pio dans sa chemise saumon se tenait debout à côté d’un Léon Rosenberg en costume trois-pièces. Le père de Matthias paraissait encore plus constipé que d’ordinaire. Héloïse envia secrètement Pio d’être resté à Annecy, loin de ce banc de requins. Elle prit une grande inspiration, à l’image d’un enfant plongeant pour la première fois dans le grand bain, et traversa la pièce.

— Héloïse, l’accueillit Vasseur. Je pensais que tu t’étais échappée.

— Ça n’aurait étonné personne, siffla Rosenberg entre ses dents. 

— Je vous demande pardon ?

Héloïse fit de son mieux pour ne pas exploser dans l’instant.

— Luca ne sera pas là, éclaircit l’éditeur sans aucune honte. Votre présence ne trompe personne. (Il se tourna vers Vasseur, faussement navré). Je ne comprends vraiment pas comment vous sélectionnez vos auteurs aux Trois Loups. À un évènement d’une telle ampleur, quel manque de professionnalisme !

— Alors justement, j’étais au téléphone avec lui, mentit Héloïse pour se donner de la contenance. Il est très investi mais d’autres obligations le retiennent à Annecy.

— D’autres obligations ? Vous plaisantez ? Depuis sa première publication, personne n’a jamais vu Pio Luca participer à quelque événement littéraire que ce soit. Et l’éloignement géographique n’en est certainement pas la raison.

— Parce qu’il passe la plupart de son temps à écrire, le défendit Héloïse. 

Rosenberg pesta avant de partir dans une quinte de toux qu’il étouffa dans un mouchoir.

—  Ce n’est pas le tout d’écrire, intervint une voix dans le dos d’Héloïse. 

Ce timbre, elle l’aurait reconnu entre mille. Elle se laissa quelques secondes avant de se retourner et de découvrir sans surprise Matthias, une coupe à la main. Il avait abandonné sa poule rousse près du bar. 

— Mon père te le dirait, reprit le fils Rosenberg sans nulle autre politesse qu’un sourire de façade, pour vendre un livre, il faut plus qu’un bon texte. Le travail de l’auteur, c’est également de participer à la promotion de son livre. À quand un Pio Luca en dédicace ? Donne-moi une date et je libère tout de suite ma journée. 

Héloïse ne s’abaissa pas à répondre.

— Après, ajouta-t-il pour finir son laïus, ses absences répétées peuvent également renforcer son mystère et, de fait, sa présence. Regarde-nous, on ne parle que de lui.

— C’est exactement ça, clama Vasseur, un magistral coup de pub !

— Une vague illusion, oui, protesta Rosenberg.

Matthias secoua la tête.

— Non, Luca est bien plus qu’un prestidigitateur car, niveau marketing, cette technique s’avère très efficace. Toutefois, son attitude soulève de multiples questions. Pio Luca pourrait très bien n’être qu’un simple nom de plume.

Léon Rosenberg rit avec nervosité.

— C’est ridicule ! Un nom de plume pour écrire, ah ! Et pourquoi pas une pièce secrète pour lire ? La littérature ne se cache pas, elle s’exprime fièrement !

— Prends le temps d’y penser quand même. Quoi de mieux pour conserver son anonymat et parler de sujets sensibles sans jamais en subir les conséquences ? 

Matthias dévoilait petit à petit ses cartes pour enfoncer Pio. Héloïse se demanda un instant s’il ne cherchait pas à l’atteindre elle. 

— Au fait, tu n’écris toujours pas ? 

Alors que tous les regards convergeaient vers elle, Héloïse secoua la tête, amusée.

— Non. En revanche, tu devrais essayer, toi, tu as une sacrée imagination.

Pour toute réponse, il leva sa coupe et but une gorgée. Héloïse ne devait ni s’énerver ni laisser Matthias gagner du terrain dans sa tête. Elle voulait être plus maligne, le renvoyer à ses propres incertitudes.

— Tu imagines, si un de tes auteurs et notamment Edem Kouassi, se faisait voler la vedette par un nom de plume ?

— Ce n’est pas encore fait, va ! Kouassi a 90% de chance de gagner. Rayon de lune est un roman engagé… Rien à voir avec Les fils parallèles qui ne veut que faire pleurer les ménagères.

Il marqua un temps avant de lâcher son venin.

— Une pale copie de La vie devant soi… mais Luca n’est plus à une imposture près.

— Je ne te permets pas de…

— Oh ! Mais je n’attendais pas ta permission, Héloïse, chacun est libre de penser ce qu’il veut. Je me demande seulement si sa nomination ne serait pas davantage liée à son mystère qu’à son texte. 

— Là, vous allez trop loin, jeune homme, intervint Vasseur.

— Ce n’est pas faire offense à votre maison d’édition que d’affirmer cette idée. Posséder plusieurs noms de plume est un luxe, aujourd’hui. Un auteur peut se renouveler, relever d’autres défis… Et Luca n’a jamais écrit deux romans dans le même genre. 

— Et si c’était cette polyvalence qui plaisait aux lecteurs, rebondit Héloïse. Pio ne reprend pas la même recette, il…

— Il ne prend aucun risque, soupira Matthias. Les romans changent de genre, oui, mais survolent tous autant qu’ils sont leur thème profond. En fin de compte, Luca n’est pas un magicien, c’est un aviateur.

Les Rosenberg rirent en chœur mais Héloïse n’avait pas dit son dernier mot.

— C’est ça en fait, les coupa-t-elle, vous ne supportez pas qu’il y arrive, qu’il atteigne le cœur de ses lecteurs sans se mettre en avant avant que vous déployiez des stratégies de com à volo. (Elle se rapprocha de Matthias). Mais je pense qu’au-delà de cette jalousie marketing, les noms de plume t’agacent parce qu’ils te laissent dans l’incertitude.

Matthias ne releva pas la remarque, préférant appuyer ses propos avec des faits avérés.

— Détrompe-toi, je sais reconnaitre les coups de génie. Sans cette astuce, Romain Gary n’aurait jamais remporté par deux fois le Goncourt. Sortir des sentiers battus est un art et l’art est une porte d’entrée pour la légende. 

— La légende, répéta son père dans un hoquet, on parle de Luca, là ! Plus sérieusement, Matthias, quel auteur écrit avec un nom de plume quand ses ventes sont top ? 

Rosenberg revenait à son sujet de prédilection : les bénéfices. 

Devant le silence qui suivit sa remarque, il s’excusa faussement et rejoignit Kouassi dont l’interview venait de finir. Avait-il un dernier conseil à donner à son champion avant le sacre ? Matthias, lui, ne bougea pas ; il fixa un instant Héloïse, cherchant désespérément une nouvelle pique à lui asséner, mais le journaliste qui avait interviewé Kouassi lui coupa l’herbe sous le pied.

— Excusez-moi ? Frank Bleugars de France Inter, Vous ne seriez pas la compagne de Pio Luca ? 

Bien évidemment, il s’agissait là d’une question purement rhétorique, Bleugars savait très bien à qui il s’adressait. 

— Est-il vrai que Pio n’assistera pas à l’événement ?

Prise de cours, Héloïse hocha la tête. Elle vit Rosenberg la toiser depuis le bar. L’enfoiré s’était fait un malin plaisir à ébruiter le mot.

— C’est dommage, poursuivit le journaliste, j’aurais beaucoup aimé l’interviewer.

— Mais interviewez-la, elle, intervint Matthias. Qui de mieux placé pour parler d’un écrivain que la personne qui partage sa vie, son quotidien et ses premiers jets ? 

Bleugars resta interdit, ne sachant comment interpréter la phrase.

— Vous semblez bien vous connaître, tous les deux.

— On était à la fac ensemble, sourit Matthias. Deux années de master qu’Héloïse a brillamment réussies. 

Sur ses gardes, elle secoua la tête.

— Ne sois pas modeste, lui lança-t-il, major de promo, ce n’est pas rien. 

Il se tourna vers Bleugars. 

— Il n’y avait que les livres qui comptaient pour elle. Héloïse aurait pu gérer l’ensemble des boulots de l’édition à elle seule. 

Matthias respira profondément.

— C’est vraiment dommage de se cantonner à la traduction. 

Nouvelle attaque de serpent. 

— Après une licence de langue et une formation en traduction, ça me paraît plutôt cohérent, souligna Héloïse. Je ne sais pas ce que vous en pensez, monsieur Bleugars ?

Le journaliste prenait des notes. Ce duel le régalait. 

— D’ailleurs, reprit-elle, ce que tu dis est faux. Et ma simple présence ici le montre.

— Ah ! J’oubliais. En plus de toutes les cordes à son arc, Héloïse Blanche est agent littéraire. Cette info devrait rendre l’interview plus que légitime, non ? 

Des étoiles éclatèrent dans les yeux du journaliste tandis qu’un sourire pervers étirait les lèvres de Matthias. Héloïse détestait être mise en avant. 

— Vous seriez d’accord ? demanda Bleugars.

Sans réfléchir, elle accepta. Certes, s’adonner à ce petit jeu de questions-réponses ne serait pas un exercice facile mais, pour garder la face devant Matthias, elle aurait été prête à affronter chacun de ses démons.

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violettesolaris
Posté le 06/03/2025
"elle jurait que la femme était une compatriote de Pio" : je pense que c'est plutôt "elle jurerait" ?

Autre coquille : il y a écrit "sans se mettre en avant avant que vous déployiez", je pense que c'est "sans se mettre en avant alors". Je pense aussi que c'est plutôt "déployez" au présent ? Mais je peux me tromper.

À la lecture de ce chapitre une théorie me vient à l'esprit pour la suite. Cet auteur que personne ne rencontre jamais et qui ne répond pas au téléphone... Je me demande si Pio n'est pas Héloïse elle-même... Elle souffrirait d'une double personnalité, sans le savoir. Elle écrirait elle-même ces romans. Ça expliquerait mes interrogations lors du chapitre précédent (cf mon commentaire précédent), notamment le fait qu'elle se sente responsable de l'accident.
En l'écrivant me vient une interprétation légèrement différente : le Pio du chapitre précédent existerait bel et bien mais serait mort dans l'accident, et n'acceptant pas cette mort, Héloïse se serait identifiée à lui et continuerait à le faire vivre en elle.
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