Chapitre 1 : Gaelyn (Troisième partie : Le jeu du béret)

Gaelyn était furieuse. Elle se sentait trahie… A la fin de la réunion elle avait quitté la pièce sans un mot, d’ailleurs elle n’avait pas eu d’autre choix. On la consignait à résidence et depuis elle sentait une surveillance accrue de ces faits et gestes. Elle voyait le laboratoire autrement à présent, quelque chose avait changé… Mais depuis quand ? Et pourquoi ?
Traun avait disparu du laboratoire et Gaelyn ne croyait pas qu’il y revienne un jour.
Après le chef du laboratoire, son responsable était venu la malmener. Il n’avait plus autorité sur son projet. Soit elle reprenait le travail sous la tutelle directe de la Guilde des Jeux, soit elle pouvait changer de sujet, oublier définitivement son projet et tout reprendre à zéro. Gaelyn avait bien noté qu’il n’existait pas de troisième option lui permettant de quitter l’université… Alors que tous s’éloignaient d’elle par peur d’être associé à sa déchéance, elle ne quittait plus son prototype, qu’elle conservait bien contre elle en bandoulière. C’était à la fois par provocation mais aussi par peur de voir disparaitre tout ce à quoi elle avait travaillé.
Au cours des semaines qui suivirent, elle commença à ne plus pouvoir résister à la pression toujours plus forte de son responsable et de la guilde derrière lui. Elle commençait même à avoir peur. Si jusque-là ils s’étaient montrés patients, ses notes, et tous ses travaux avaient été réquisitionnés en son absence par des personnes qui manifestement n’avait rien de simples chercheurs. Elle pensa à abandonner, baisser la tête et rentrer dans le rang.
C’est alors qu’elle traversait un parc de l’université en direction du réfectoire qu’un nouvel évènement vint la bousculer. Elle coupait au travers d'un bosquet de marronniers décharné par l’hiver imminent, lorsqu’un homme âgé vêtu d’un long manteau brun surgit de derrière un arbre pour lui couper la route.
— Mademoiselle Hastin, s’il vous plait, pourrais-je vous parler un instant, c’est important, lui dit-il d’une voix douce.
L’homme de par son âge et sa petite taille semblait frêle et fragile mais son maintien et son regard trahissaient une forte volonté.
— Que me voulez-v…, commença la jeune femme surprise avant d’apercevoir au col du manteau de l’inconnu six boutons bleu roi, répartis en deux rangées de trois, le symbole de la Guilde des Sens.
La jeune femme s’arrêta net. En regardant autour d’elle, elle se rendit compte que sous les arbres, ils étaient tous deux pratiquement invisibles aux regards extérieurs.
— Je suis juste un universitaire comme vous… mais pour la partie sensorielle. En fait peu importe qui je suis, je viens vous apporter la réponse que vous avez demandé à la Guilde des Sens.
Gaelyn resta interdite, passant nerveusement sa main dans ses cheveux bouclés et touffus.
— Rappelez-vous, vous avez contacté des personnes à Mirova pour vos travaux… Soit dit en passant, même si nous ne sommes pas spécialistes des émulsions, vous auriez eu une réponse bien plus tôt si vous étiez passée par nos services plutôt que d’envoyer une missive jusque là-bas…
La jeune chercheuse reprit ses esprits et s’approcha rapidement du vieil homme se retenant de l’attraper par les épaules.
— Vous voulez dire que les pâtissiers ont lu mon message ? Qu’ils savent sur quoi je travaille ?
Gaelyn commençait à s’inquiéter, elle avait envoyé un message sans trop d’espoir à Mirova, la grande cité des pâtissiers, connue comme le fief des senseurs, pour demander leur aide sur la production de bulles de savon plus résistantes. Qui mieux qu’eux, habitués à travailler sur des substances aux propriétés les plus étranges auraient pu l’aider ?
Mais le vent avait tourné, elle faisait l’objet d’une surveillance rapprochée et les guildes n’avaient visiblement aucune envie de partager leur savoir. Si son laboratoire apprenait ce qu’elle avait raconté…
— Oui ils le savent et trouvent cela très intéressant…, il se rapprocha à son tour et reprit en baissant le ton, je ne veux pas vous faire perdre de temps. Nous savons que la Guilde des Jeux n’a pas la même opinion que vous sur vos recherches, et tôt ou tard vous risquez d’en pâtir. Vous devriez connaître mieux que moi les joueurs, ils aiment le risque, mais lorsque l’enjeu devient sérieux, ils ne lâchent rien. Nous sommes disposés à vous aider… Ne dites rien pour l’instant mais si vous avez besoin d'aide, allez au relais des Cinq Racines et demandez Marco.
Gaelyn voulut répliquer, poser des dizaines de questions, s’énerver et demander de l’aide. Mais avant qu’elle ne réagisse, le senseur s’écarta et lui fit un grand geste de la main.
— Bonne journée à vous mademoiselle et bon appétit ! dit-il d’un ton jovial avant de partir d’un pas prudent.
Dans les jours qui suivirent, elle longea les murs, son instrument à bulles fut soigneusement mis de côté et elle fit mine de rentrer dans le rang pour essayer d’y voir plus clair. Son chef se montra très satisfait de son attitude et lui expliqua que bientôt elle pourrait à nouveau travailler, le temps de modifier ses thématiques. En attendant, il serait bon qu’elle reste à l’écart du laboratoire et en gage de bonne foi, qu’elle détruise sa cornemuse. Elle tournait en rond, elle ne pouvait simplement accepter de tout abandonner. Sa cornemuse avait été mise à l’abri loin des regards mais elle s’aperçut qu’on avait fouillé sa chambre, certainement pour en retrouver la trace…
Bientôt cependant, Holmert devrait revenir au laboratoire et tout irait mieux. Depuis qu’on avait refusé ses travaux, elle n’avait plus vraiment de personne à qui se rattacher. A qui faire confiance ? Holmert lui-même ne serait peut-être pas de bon conseil. Après tout Traun avait bien disparu…
En se promenant en ville, elle se rendit compte que ses pas la conduisirent dans le quartier des auberges. Alors que le ciel s’assombrissait, elle fut tentée d’aller voir où se trouvait le relais des Cinq Racines. Ne sachant si elle était surveillée, elle s’engagea dans une ruelle, puis une autre. Elle marchait rapidement en essayant de ne pas se faire remarquer. Le ciel était sombre, la chaussée trempée et les hauts bâtiments n’avaient rien de rassurant dans ces rues reculées.
Le vent sifflait entre les bâtisses et faisait trembler les gouttières branlantes. Gaelyn pressa le pas alors que la lumière diminuait rapidement. Dans les grandes artères de la ville, les luminaires devaient commencer à être allumés à présent, mais ici il n’y avait qu’un ciel gris, menaçant et la bruine qui recommençait à tomber. Un peu plus loin un homme apparut et sembla l’invectiver d’une voix dangereusement alcoolisée et avec un langage fort peu poétique. En voulant couper à travers ces ruelles, en évitant le regard de la foule, elle se rendit compte qu’elle s’était peut être mise dans une situation tout aussi dangereuse… Elle accéléra le pas sans regarder l’homme lorsqu’elle entendit un bruit étrange comme un bourdonnement qui la fit frissonner. Du coin de l’œil elle perçut un mouvement vif à l’endroit où se trouvait l’homme qui lui avait fait peur. Elle tourna la tête, il n’y était plus…
Elle courut, sans s’arrêter et déboucha d’un seul coup sur la grande avenue de Brem. Elle fut un temps freinée par la luminosité soudaine et faillit percuter des passants qui avançaient doucement, la tête basse pour soustraire leur visage à la bruine. Elle repartit en marchant rapidement, traversant l’avenue, jouant des coudes avec les passants qui circulaient dans l’axe de la rue. La musique lente et imposante du train à orgue se fit entendre sur sa gauche et elle put voir bientôt le véhicule approcher avec son impressionnante locomotive hérissée de dizaines de tubes de cuivre.
Alors que ses pieds glissaient sur le pavé, le véhicule vint doucement lui barrer le passage, ses roues entrainées par la musique de l’organiste crissant sur les rails courbés à cet endroit. La jeune femme s’arrêta pour voir passer la bête de cuivre, de bois et d’acier, rageant de ce contretemps terriblement malvenu.
— On joue au chat et à la souris Gaelyn ? demanda une voix à peine audible, noyée dans la symphonie lourde et grandiose de l’orgue.
Gaelyn n’eut pourtant aucun mal à l’entendre. Elle se retourna pour voir approcher un homme assez mince. Les épaules couvertes d’une petite cape à capuchon. Il approchait doucement, semblant caler son pas sur la musique grave du train dans un jeu théâtral qui le rendait intimidant. A quelques mètres de la jeune femme il abaissa son capuchon pour révéler un visage qui lui semblait familier. Le regard clair, quelques taches de rousseur, une tresse brune.
— Je suis Elwin tu ne te rappelles pas ? lui demanda le jeune homme en souriant. Il écarta les bras pour lui montrer qu’il n’avait pas de mauvaises intentions.
Gaelyn reconnut le jeune homme, ils avaient été formés ensemble aux arts des jeux dans les îles de l’Ouest. Il était plutôt chétif, impression renforcée par ses habits serrés et rayés de couleurs sombres. La chercheuse en féérie aperçut rapidement le pendant d’oreilles constitué de trois chaînettes à l’oreille gauche de son ancien camarade, l’une en or, la seconde en argent, la dernière en acier.
— Oui je me rappelle Elwin… Pourquoi es-tu là ? C’est toi qui me suis depuis tout à l’heure n’est-ce pas ?
— Oui c’est moi, dit-il en souriant, enfin… C’est moi entre autre… Je suis venu ici car je te connais déjà, lorsque j’ai vu ton nom en arrivant par ici… J’ai demandé à te chaperonner moi-même.
Gaelyn eut un mouvement de recul mais ne poursuivi pas son geste.
— Pourquoi Elwin ? Je ne comprends pas ce qui arrive, je ne fais rien de mal pourquoi la Guilde des Jeux vient-elle interférer dans mon jeu ?
Elwin sourit comme il aurait souri à un enfant.
— Franchement Gael’ ne me dit pas que tu ignores que la guilde est partout… Et tout ce qui nous concerne, la concerne également. Depuis notre formation nous avons accepté de travailler pour elle. Les Grandes Guildes sont absolues ! Ne t’inquiètes pas, je te chaperonne pour te protéger, de toi-même et des autres. Tu as toujours été brillante !
Tout en parlant le jeune homme s’était rapproché de Gaelyn qui n’avait plus l’intention de fuir.
— Je suis là devant toi pour deux raisons. La première car je t’ai fait peur en m’occupant du pauvre homme dans la ruelle…
— Que lui as-tu fait ? demanda-t-elle subitement.
— Rien, rien, dit-il agacé en tapotant sur une besace qu’il tenait à sa ceinture, il ne risque plus de t’embêter en tout cas… Même si finalement je crois qu’il ne voulait faire de mal à personne, mis à part peut-être à son estomac… Enfin ! Il faut bien s’amuser parfois, non ?
Il fit une pause et soupira.
— La deuxième raison est plus sérieuse, je suis là car j’ai entendu dire que tu ne respectais plus les règles… Gael’ laisse-moi t’aider, tu n’aimes plus ce que tu fais ? Viens avec moi il y a plein de choses que tu ignores. Ce n’est pas le moment de faire n’importe quoi tu sais, les guildes bougent et si tu restes au milieu… Tu finiras broyée. Nous ne sommes que des pions.
Passée l’angoisse, Gaelyn sentit la colère monter en elle. On lui avait dit un jour que c’est dans cette colère qu’elle excellait. Elle s’y plongea alors tête la première, fronça les sourcils et fusilla du regard son compatriote. Lorsqu’elle fit un pas lui recula de deux.
— Alors dis-moi ce qu’on me veut ! Je me fiche du jeu des guildes !! Je ne vais pas me laisser faire parce qu’on m’a dit « tu n’es qu’un pion !! »
Elle avait presque hurlé la dernière phrase et Elwin le joueur avait reculé encore, levant les bras en signe d’apaisement.
— Calme toi Gaelyn, nous n’étions pas amis mais je t’ai toujours bien aimée et…
— Tais-toi si tu ne veux pas me répondre !!!
Elle se sentait bouillir, haletante, remplie d’une grande force. Réfléchissant à toute vitesse elle aperçut le tramway un peu plus loin à l’arrêt. Le conducteur, sortit un instant, faisait tinter la cloche qui signifiait un départ imminent. Gaelyn reprit son souffle et essaya de se décrisper.
— Vous voulez aussi ma cornemuse n’est-ce pas ? Vous ne savez pas où elle est ?
Elwin se contenta de hausser les épaules, il ne savait plus comment mener la conversation.
— Alors voilà ce que je te propose… Tu te rappelle du jeu du bêret, n'est-ce pas? On va aller la chercher chacun de son côté. Si tu la trouves avant moi, je te suivrais, sinon tu me devras des réponses, ça marche ?
— Pourquoi accepterais-je ? dit le jeune homme soudain suspicieux.
— Dans tous les cas tu gagnes la cornemuse… Moi j’accepte de payer ce prix si tu réponds à mes questions.
En parlant elle se déplaça vers la gauche en regardant toujours le joueur puis en reculant.
— D’accord, ça me va. Mais je te préviens, je ne suis pas seul à te surveiller alors ne crois pas m’avoir comme ça. Alors où est-elle ?
L’orgue du tramway commençait à émettre ses premières notes, ébranlant poussivement la lourde caravane sur rail. Gaelyn s’approcha subitement d’Elwin, en gardant le train à orgue dans le dos.
— La cornemuse est dans la salle des prototypes aériens de l’université ! Sous la couverture supportant la maquette du navire des éthers !
En parlant Gaelyn vint se coller contre son chaperon et le poussa d’un coup dans un groupe de badauds. Puis elle se retourna et courut en essayant de ne pas glisser jusqu’au train à orgue qui commençait à s’éloigner.
— S’il vous plait ! cria-t-elle en arrivant vers la plateforme arrière du véhicule.
Deux autres passagers lui tendirent la main et la montèrent énergiquement à bord du train. Elle les remercia le souffle court et regarda en arrière. Elle ne voyait plus Elwin dans la foule mais il pouvait tout aussi bien être encore là à l'observer. Même si le tramway pouvait la ramener en direction de l’université il ne lui donnait pas un grand avantage dans la course qui les opposait.
Gaelyn chercha à reprendre son souffle et rentra dans le wagon en essayant de réfléchir à la suite. Elle évoluait vers l’avant du train, perdue dans ses pensées lorsqu’elle se fit brutalement percuter par un homme tout en hauteur. Elle faillit tomber en arrière mais l’homme la rattrapa par le bras. Passant son autre main dans son dos, il la fit pivoter sur elle-même et la remit sur pied en la faisant passer devant lui avec grâce.
Derrière elle il s’approcha en la maintenant toujours d’une main légère dans son dos.
— Veuillez m’excuser mademoiselle, je ne regardais pas où j’allais, permettez-moi de me faire pardonner en vous accompagnant jusqu’à un siège. On me nomme Marco, enchanté de vous rencontrer…

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Fidelis
Posté le 07/03/2025
C'est toujours bien écrit, les personnages tiennent leur ligne de conduite, ils sont cohérent, équilibrés dans leur réactions comme dans leur actions et l'intrigue ou les dilemmes qui commencent à se mettre en place aussi.

Je sais pas si tu aimes bien le steampunk, un sous genre de la science fiction, mais ton univers y ressemble beaucoup je trouve, à travers ses inventions fruit d'un mixte entre le féérique et le rationnel, enfin je me rends compte que je l'illustre sur ce style en le lisant. Je l'avoue c'est un mode qui me plait beaucoup, mais sans être capable de le reproduire.

Je manque de finesse, ce dont toi tu ne fais pas défaut, chapeau l'artiste.
Plume de Poney
Posté le 07/03/2025
Merci pour tout ça :)

Pour le steampunk, ça me fait bien plaisir que tu en parles car effectivement c'est un style d'univers que j'affectionne particulièrement et qui m'a bel et bien inspiré pour celui du Souffle des Muses (oui si l'histoire présente s'appelle La Gardienne des Chimères, il s'inscrit dans l'univers du Souffle des Muses... Bref).
Et comme tu le dis la technologie est féerique, c'est pourquoi j'ai pensé définir l'univers comme étant du Fairypunk.

Et puis je me suis dit que c'était un brin péché d'orgueil de s'inventer un style d'univers... L'inspiration du steampunk persiste malgré tout.

Quant à ta plume, je crois bien que tu la sous estime. Celle ci n'a clairement rien à envier à la mienne, bien au contraire... Après l'avantage d'une discipline artistique c'est qu'il n'y a pas nécessairement de comparaison à avoir. Chacun son style et si ça plaît c'est bien!

Et merci encore tout plein pour ton commentaire.
Fidelis
Posté le 08/03/2025
Ah tu vois je l'avais ressenti, ça veut dire que tu le traduit bien le sous genre steampunk, ça m'est pas venu comme ça. C'est un univers très riche pour l'imaginaire et j'adore aussi. et là pour moi, on est en plein dedans, c'est top !

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