Chapitre 1 -- Le sommeil du juste

Par Capella

Que l’illégalité était innovante et belle ! Illégales, ces gourdes censées purifier l’eau ; illégaux, ces tournevis automatiques ; illégal aussi, ce pistolet à clou. Tout ça, à cause d’une simple absence de permis. Tout ce qui se faisait de bien devait inexorablement sortir des sentiers battus. Le monde était décidément mal fait.

« Ambre… On ne devrait pas rester ici…

— Hah ? Tu entends ça, Mika ? On ne devrait pas rester ici. Pourtant, il n’y a que des choses stupéfiantes ! »

L’adolescent argua là la figure dansante d’un banc de poissons fluorescents et mécaniques qui tourbillonnaient en montant toujours plus haut vers le plafond avant d’y redescendre dans un cycle qui ne semblait guère avoir de terme. L’enfant à côté de lui considérait le spectacle, poings serrés, yeux brillants, lèvres pincées de sérieux.

Assise sur une chaise à roulette, la figure au crin couleur carotte croisa les jambes derrière ses cul-de-bouteille, adressant un sourire plein de dent à celle qui avait fait part de sa prudence d’une voix faible.

« C’est vrai, tu vas me blesser, Méli ! Je m’acharne genre tellement à vous offrir ce joli spectacle, et tu veux déjà partir ?

— Les faits et gestes d’Ambre ne passent pas inaperçus, argua l’autre. La lune est plus surveillée que les étoiles.

— Ne me prête pas de métaphores qui me vont si peu… »

Ambre continua son observation des lieux. Souvent, il ramena à l’arrière ses épaisses boucles brunes qui tenaient à toujours lui couvrir les yeux. Avec la chaleur de l’été, ils tenaient en prime à devenir sec et lui chauffer le visage déjà rassasié des lumières artificielles de la cité.

Proche d’une table sur laquelle était posée pêle-mêle une myriade de créations, Ambre leva son visage vers celle qui, comme une ombre derrière son voile de crin noir – ou un vampire, avec sa peau plus blanche que du lait –, demeurait immobile dans le coin d’une pièce. Elle n’eut pour lui aucun intérêt, se contentant d’observer le plancher avec l’amertume d’avoir été trimballé jusqu’ici contre son gré. Avec un sourire cynique, le garçon préféra se saisir de l’un des pistolets à clou de l’atelier.

« ‘Sert à quoi, ça ? »

Dans une détonation de flamme, la petite rousse assise sur sa chaise se leva d’un bond. Ce fut d’un pas allègre qu’elle approcha pour lui arracher l’outil des doigts, pointant alors la table de ses deux mains non sans un sourire en coin. D’une pression, un clou vint rebondir contre le bois, manquant d’éborgner Ambre qui dut se baisser in extremis pour laisser le projectile filer au-dessus de sa tête.

« Normalement, ça sert genre à tout, sauf tuer des gens, t’vois ?

— Je… vois, oui. Encore que t’as failli me crever l’œil droit.

— Parce que le gauche, ç’aurait été moins pire ?

— Nan, mais disons que ça me donne une idée de pourquoi l’école t’a refusée.

— Rien à voir ! Faut bien essayer pour réussir ? Tu crois qu’ils veulent des gars qui savent déjà maîtriser les trous noirs en première année ? »

Ambre se contenta d’un haussement d’épaule, loin de lui l’envie d’exacerber l’irritation déjà bien prégnante de la jeune fille. Et peut-être parce qu’il n’avait pas trop d’arguments aussi. Peut-être seulement.

Bras croisés, son pistolet à clou dans la main, la rousse tourna les talons pour revenir à son bureau. « J’vais chercher ta commande.

— Ne te presse surtout pas », renvoya-t-il, désinvolte, en observant le reste des inventions qui se trouvaient là d’un œil curieux.

Il remarqua que Mika ne s’était toujours pas lassé de son observation mécaniquement aquatique, et cela tira du garçon un petit sourire fier. Il n’y avait sans doute rien de viscéralement épastrouillant à aimer regarder des poissons nager, or l’impartialité n’était pas le propre des aînés.

« Ambre, je t’en prie, rentrons. Si l’Église l’apprend, tu risques d’avoir des problèmes… », poussa la fille au teint pâle.

L’intéressé porta les poings à ses hanches, inclinant la tête de côté en une petite cascade de boucles mordorées.

« Je suis mieux placé que toi pour savoir si j’en aurais ou non, je crois ? Pourquoi m’accompagner, si c’est pour être d’une humeur pareille…, soupira-t-il.

— C’est… vrai… Pardon. »

En la voyant baisser le regard, Ambre eut une moue hésitante, prenant finalement le choix de détourner le sien. La jeune fabricante lui épargna le devoir de trouver une réponse de circonstance envers son amie lorsqu’elle revint avec une boite sous le bras. Elle lui tendit, le regard d’Ambre s’éclairant de mille lueurs proches des éclats du divin, tant et si bien que Mika vint à son épaule pour observer à son tour le présent que l’on lui faisait.

Ouvrant la boîte, Ambre en exhiba un coussin de velours rouge, venant alors y coller sa tête pour en tester le moelleux. Et quel moelleux ! Aussi exquis qu’un nuage ; pour ce qu’il en savait, en tout cas.

« Merci Rosy chérie, je te dois combien ?

— Ton prix est le mien, répondit-elle fièrement.

— Ambre, c’est une blague ? Tu es allé chez Rose pour un coussin ? Non, attend, il me faut reformuler pour que tu comprennes ta faute de façon bien plus prononcée ! Tu t’es rendu dans une boutique illégale avec les vêtements de l’Église pour… un coussin !

— Ooooooh Mélinoé, pitié… Ce monde est pétri d’injustices. J’ai demandé à tant de gens de me fabriquer le coussin le plus agréable du monde pour mes siestes, personne n’a accepté sinon Rose ! Que veux-tu que je fasse d’autre qu’accepter, beh !?

— Dormir avec un coussin… normal… »

Elle avait prononcé ces derniers mots d’une voix si faible qu’elle en fut proche du murmure. Ambre conclut à son visage dépité qu’elle avait tout bonnement abandonné l’idée de le convaincre en cours de phrase. Eh bien merci pour lui ! il n’avait pas fait le trajet pour se faire houspiller de toute façon.

Rangeant le coussin dans sa boîte, il la confia au petit garçon qui s’en saisit avec ferveur, avant de fouiller dans sa robe pour en sortir une petite bourse de toile qu’il ouvrit d’un clic. Il versa dans ses mains quelques pièces qu’il déposa sur le bureau de Rose qui se contenta d’acquiescer son remerciement sans vraiment y prêter attention. Ses doigts dansaient déjà avec de nouveaux tournevis, et de nouveaux morceaux de ferraille, et de nouveaux bocaux, et, bref, elle ne brillait pas par son sens de l’accueil.

« Tu veux quelque chose, toi ? » demanda-t-il à l’enfant qui l’accompagnait.

Mika n’eut aucune seconde de réflexion en se tournant vers le banc de poissons volants qu’il pointa du doigt. Rose lui offrit un piteux rictus.

« Trop compliqué à vendre, ça… Quand ma boutique sera plus… officielle, dit-elle avec un regard moqueur pour Mélinoé, je pourrais y réfléchir, mais pour l’instant… Bon. Et puis, c’est dur à faire fonctionner, faut qu’ils restent proches de leur batterie. »

Elle pointa une grosse épine couleur améthyste qui trônait sur une étagère, brillant d’un violet chaleureux. La chose avait du mal à s’imposer, écrasée qu’elle était contre un marteau, une pince, une maquette de volcan et quelques livres de notes. Ambre poussa une exclamation admirative en l’observant.

« Ingénieux, comme fonctionnement. C’est un peu semblable aux sans-corps électriques, finalement.

— Tout juste. Mais… quand… Fin… » Elle secoua la main pour disperser ses réflexions et les mener à une conclusion plus simple. « Tu l’auras genre un jour, petit Mika, t’inquiète pas pour ça. »

Ambre passa de l’enfant qui opina à la jeune fille dans le coin de sa pièce, observant, morose, les étagères. Son regard était porté vers une torche inversée, ainsi qu’une excentrique faux à quatre lames. Le garçon se gratta le bras, le regard fuyant. Il finit par abaisser ses paupières pour prendre une grande inspiration.

« Méli, tu veux quelque chose, toi aussi ? »

Il s’apprêta à continuer, mais d’un geste, la fille retira d’une oreille le casque qu’elle avait mis sur sa tête entre temps. Ambre ne remarqua qu’avec un temps de retard le fil qui passait de l’appareil jusqu’à son lecteur de musique ; et le fait qu’il venait de parler dans le vide.

« Il ne t’arrivera rien, poursuivit-il après avoir répété ce qu’il avait déjà prononcé à une oreille sourde, et, si besoin, j’amène ce que tu voudras prendre à l’église pour que tu n’aies pas à le trimballer toi-même… Si tu veux ? »

Le regard marmoréen de la jeune fille laissa un long moment croire qu’il serait la seule réponse dont le garçon aurait droit pour son insolence. Force était de constater que ses iris, plus noirs que la plus noire des nuits, étaient une bonne façon d’ajouter du meurtre dans son regard. Elle finit néanmoins par relâcher les épaules d’un soupir, détendant par voie d’extension celles du garçon.

« Non, c’est bon, merci. Qu’il s’agît d’un présent ou d’un achat de ma part, obtenir le croc d’un serpent, c’est faire partie de la famille. Or aujourd’hui je ne suis qu’un vautour, qui attend de voir sa proie se faire tuer par sa bêtise, pour pouvoir se repaître de son corps. »

Cette remarque tira un sourire de la part du principal incriminé. Acceptant cette conclusion sans chercher à négocier plus que de raison, il eut néanmoins du mal à se détacher du regard pétri d’invectives de Mélinoé, et plus longtemps il la regardait – plus longtemps il se perdait dans ces yeux d’un sombre envoutant – plus forte était l’irritation de celle-ci – raison largement suffisante pour continuer à tenir le jeu de regard, entre autres choses.

Au bruit de pas venant du couloir, les visages se tournèrent de concert, qui pour s’éloigner timidement de la porte d’entrée, qui pour croiser les bras, qui pour croiser les jambes ou bien encore ouvrir les yeux de curiosité.

À mesure que l’on se fit plus proche, le son de cliquetis s’ajouta à celui des pas, crispant imperceptiblement les joues d’Ambre, supposant qu’on partageait la réaction autour de lui. Comme de juste, une femme à la chevelure brune leur apparut. Cela, d’accord, mais non sans se faire suivre d’une petite flopée d’armures mouvantes et de heaumes austères à travers la fumée beige que dégageait la bouche de la nouvelle arrivante après une bouffée de sa longue pipe effilée.

Celle-ci balaya la pièce du regard, et se pinçant l’arrête du nez, offrit à ce beau monde un soupir.

« Autant je ne serais jamais surprise par les bêtises de Rose, autant, Ambre, je suis profondément dépitée de te voir ici. Et Mélinoé, aussi ? ajouta-t-elle d’un mouvement de bras ennuyé de sa pipe, tandis qu’elle réajustait le col de sa chemise de l’autre main. Tu ne peux pas surveiller ton ami ?

— Si c’était si simple… », répondit-elle, la voix chevrotante tout en reculant.

Les soldats approchèrent, alors Ambre fit reculer Mika derrière lui avant de se saisir du pistolet à clou pour pointer avec l’un des soldats.

« Un pas de plus et je tire ! Bien supérieur à ce que font les arcs, ceci est la première arme blanche à distance du continent ! »

Les soldats s’entreregardèrent, l’un bras croisé, l’autre main sur son menton. La femme qui était apparue avec eux eut un nouveau souffle. « Je ne doute pas du cerveau déraisonné de Rose, mais là, tout de même… »

Fort de cette circonspection, les soldats reprirent leur marche, et faute de pouvoir donner plus de cachet au bluff, Ambre pressa la détente. Le clou partit, et avec un cling, rebondit sur le heaume pour venir rouler une seconde sur le sol en un bruit de piécette. Avec une grimace moqueuse, le garçon haussa les épaules.

« Le petit est de l’Église ? demanda-t-on en s’attardant sur la robe du concerné.

— Oui », souffla son insolent chaperon en reposant le pistolet sur la table.

Alors l’on posa une main sur l’épaule d’Ambre, tandis que l’on invita Mika à suivre sans même le toucher. Le soldat qui se chargea de lui se contenta d’ouvrir la voix d’un geste de bras tout en tenant sa main à quelques centimètres du dos de l’enfant avec un respect outrancier.

Ambre obéit à son tour, conservant toujours la boîte dans les mains, ceci étant. Il n’était quand même pas venu pour rien ! Surtout qu’il brûlait depuis qu’il avait posé le regard sur ce coussin de l’essayer. La tête sur un nuage écarlate, le corps balloté par un hamac accroché au plafond de sa chambre. Le corps enveloppé d’une épaisse couette veloutée.

Quand il entendit Mélinoé pousser un cri de douleur, son sang se figea dans ses veines. Tombée à genoux à cause d’un coup qu’il n’avait pas vu, plongé dans ses réflexions qu’il avait été, le soldat qui se chargeait de la victime cherchait désormais à lui mettre les mains dans le dos de sorte à la tenir tranquille. À croire qu’à ses pieds se tenait la plus grande criminelle que le continent n’avait jamais abritée.

« Elle fait partie de l’Église aussi ! hurla-t-il alors, le cœur battant en un tambour effrayé.

— Elle ? »

Ambre aurait sans doute mieux fait de se taire, car pour que le visage de Mélinoé rencontra le sien, le soldat n’eut pas meilleure idée que de la saisir par les cheveux. « Mélinoé de Corail, non ? Pas le cas, pour ce que j’en sais.

— Est-ce une raison pour la violenter ainsi ? fit la femme à la pipe en plissant les yeux.

— Peut-être pas, abonda le soldat qui escortait d’Ambre. Ceci dit, les Corail mériteraient à apprendre un peu leur place. C’est déjà franchement surprenant de les voir sans leur eau croupie pour tenir debout.

— Se couvrir d’une capuche pour se protéger de la lumière extérieure, on a vu pire, comme condition, gronda-t-elle. Si vous n’y aviez jamais pensé avant, le péché d’idiotie ne leur revient pas.

— Dans ce cas, la question serait plus de savoir pourquoi on leur permet de poser les pieds ici, m’enfin, ça m’regarde pas, j’suppose », se moqua un autre.

Rose éclata de rire sur sa chaise, poussant le soldat le plus proche à la lever de force par le col. Elle se dégagea de sa prise, non sans un sourire torve.

« J’s’rai genre, bien intéressée de voir ce que vous feriez sans les Corail, les gars. Non mais j’veux dire, à la base, s’ils sont là, c’est quand même parce que z’êtes trop demeurés pour empêcher des voleurs d’entrer dans votre mine. C’pas fort de café, de leur faire faire le trajet pour jouer les plombiers et les insulter dans le dos ?

— Je ne te maltraite pas grâce à la coopération de ta sœur, alors surveille ton comportement ! s’exclama le garde.

— Il change de sujet… Il a plus d’argumeeent, fit-elle à la cantonade.

— Rose, tais-toi… Ça suffit, l’invectiva Mélinoé, la voix enrouée.

— C’est valable pour toi aussi ! »

Et la gifle partit sur le visage de l’adolescente. Ambre détourna le regard, les paupières prises de spasme, tandis que Rose serra la mâchoire à la vue de ce spectacle. Anastasia ferma l’un de ses yeux couleur noisette.

« Il n’y aura pas de troisième fois, déclara-t-elle. Emmenez cette fille avec galanterie, ou cet atelier pourrait prendre une tournure lugubre. »

Pendant qu’Anastasia et le chevalier s’échangeaient des regards soutenus, Ambre ferma un instant les paupières, ses molaires fermement serrées l’une contre l’autre.

Quand on le pressa à avancer, il obtempéra, s’essayant à capter le regard de Mélinoé, caché dans la masse de cheveux sombre qui lui couvrait le visage qu’elle avait baissé vers le sol. Disparaître sans pouvoir la voir une dernière fois, ça lui donna quelques bouffées de chaleurs qu’il se serait gentiment épargné.

Il fut extirpé du bureau aménagé en atelier par une petite rousse, et après avoir traversé l’élégant séjour de la demeure, il se retrouva à marcher aux côtés de Mika et des soldats qui les escortaient tous deux à travers la cité des murs qu’était l’Alvéole de fer. Sa boîte collée contre le ventre, les gardes les encerclant tel un cortège, ce fut de fait des regards d’admirations que les autres habitants de la capitale lui offrirent en les croisant dans la gare la plus proche. Ambre n’était pas d’humeur à leur hurler, pour le simple plaisir de voir leur réaction, qu’il n’était pas là emmené en tant qu’invité d’honneur, mais adolescent à problème et son complice de bas-âge.

Ils grimpèrent dans le tramway qui glissa sur ses rails en un bruit de mouvement sourd. Les chevaliers se mirent à discuter pour certains, croiser les bras en silence pour d’autre, admirer le paysage pour un dernier, visible depuis les cellules hexagonales qui se succédaient sur le mur intérieur de la cité sphérique. Par paysage, il n’entendait par là rien de plus qu’une place vide couleur miel cernée par ces immenses murs circulaires au sein desquels étaient visibles de larges fenêtres en hexagone. De l’autre côté dansaient des formes, brouillées par la teinte des vitres, qui vaquaient à leur occupation. Aux plus hauts étages, des silhouettes seules. Aux plus bas, des amoncellements qui traversaient les rues en grand nombre.

En suivant le regard du soldat, Ambre se prit à revenir sur son aigreur. Certes, il n’y avait rien qu’un mur au loin, composé à la façon d’une ruche d’abeille, mais qu’il n’y eut rien d’autre au centre de tout ça – que les rues soient construites dans ces murs et pas ailleurs –, ça rendait la cité d’une immensité absurde. Une jolie immensité.

Levant un peu plus haut le visage, il découvrit depuis la fenêtre cette espèce de phasme longiligne – ce qu’était un phasme, au bout du compte –, qui mettait la main à son abdomen pour en sortir un liquide couleur miel qu’il apposait contre les rebords de la grotte en se tenant sur les habitations tout comme l’aurait fait un insecte. Un insecte géant, de surcroit.

« Vous souhaitez quelque chose à boire, Feudiver ?

— Je… Heu… Non merci, répondit-il, baissant les yeux après les avoir détournés du paysage.

— Et le môme ?

— Mika ? Heu… Oui. Oui. Donnez-lui quelque chose. »

L’intéressé le considéra tout en confusion, acceptant la gourde qu’on lui offrit avant de tendre les bras pour la rendre aussitôt, le visage pétri d’une colère qui n’en devenait que risible sur une bouille aussi jeune.

« J’ai pas soif ! »

Le soldat eut un rire amusé en récupérant l’objet, Ambre, lèvres tremblantes, se détournant de l’enfant pour sourire à l’adresse du paysage. Là où s’approchait au sein des rues encagées, une gare à la station toute faite de quartz.

De là, les soldats guidèrent les deux enfants dans la tour royale, là où les rues gagnaient des couleurs d’or et de quartz ; là où les rues se sertissaient d’habitants aux airs guindés ; là où les rues voyaient autant de têtes pensantes que de gardes peu avenants. Autour des tables d’un restaurant, les plats prenaient des formes bien plus spectaculaires – autant que la note qui tomberait à la fin du repas, à n’en pas douter. Un pot-au-feu de charbon mit néanmoins l’eau à la bouche d’Ambre qui aurait sans doute outrepassé le tabou du porte-monnaie pour pouvoir y tremper la langue.

Au bout de leur chemin, une bâtisse, imbriquée dans les murs de la cité comme toutes les autres, venait sertir le tout, mais ici, tous les étages ne servaient qu’une seule et même structure, et non les différents paliers qui permettaient d’empiler plusieurs habitations à la verticale pour économiser l’espace au mieux.

« La salle des bourdonnements », dit le soldat d’un ton léger.

Ambre ne connaissait pas ce surnom qu’on donnait à la pièce incriminée, mais la dame à l’ascenseur, si, à n’en pas douter. Elle tira un levier, et avec le bruit d’une bulle qui éclatait, la cage fut prise de mouvements et de lueurs violacées.

Quand l’ascenseur redescendit à la fin de son voyage, Ambre vit les tentacules fluorescents accompagner la cage dans sa chute, grimaçant à la vue de ce spectacle.

Rose n’a pas tort. Qu’est-ce qu’ils feraient, sans les Corail…

Ils furent introduits au sein d’une pièce rectangulaire au bout de quelques secondes de patience. Derrière leurs pupitres, chacun des visages pivota vers celui des nouveaux arrivants, entre lassitude et curiosité intense en passant par tout ce qui pouvait se trouver entre ces deux extrêmes. Derrière le sien, une sans-corps agita l’un de ses neufs tentacules qui lui tenaient lieu de bras, venant poser un deuxième sur la tête semblable à celle d’une méduse qu’elle possédait, son œil unique et écarlate plissé d’ennui.

« Je peux savoir pourquoi deux m-mômes ont été autorisés à nous déranger ?

— Eh bien… Il s’agit d’Ambre Feudiver, et de Mickaël Sablevoile. Membres de l’Église, expliqua un vieil homme au crâne dégarni, mais à la même robe noire que l’adolescent – à ceci près que la sienne était ornée de bien plus de broderies encore. Quant à ce qu’ils font ici, je ne le sais pas encore moi-même, pour tout avouer, ils devaient rester à l’auberge, avec les autres. » Il se retourna entièrement, s’aidant de sa canne de deux mètres, sertie en excroissance de bois de cerf, pour interroger les deux accusés du regard.

« Ambre ne m’est pas inconnu, prononça une autre sans-corps à la voix douce ; une immense boule en lévitation qui laissait des rayons onduler autour de son corps sphérique. Il a tellement grandi… Ne l’ai-je pourtant pas vu hier ? Oh, le temps est une sensation difficile à cerner. Et ce Mickaël est profondément adorable. »

La méduse soupira de sa sortie sonore à l’écoute de ce commentaire, tandis que le pape se gratta simplement la tête. L’un des soldats fit alors quelques pas en avant.

« Nous les avons trouvés, ainsi que la deuxième fille de la maison Corail, en train d’acheter des objets dans une boutique de création illégale.

— Celle des Ardoisée, je présume ? » hasarda le pape, reprenant d’une interjection dépitée lorsque le soldat le lui confirma.

Son regard se tourna vers Ambre qui lui rendit un sourire contrit accompagné d’un haussement d’épaule, faute d’avoir envie de se risquer à chercher une meilleure excuse – on le lui demanderait sous peu, de toute manière. Autant laisser les problèmes venir tranquillement sans chercher à les presser.

Oh, ça faisait longtemps que je n’étais pas monté tout en haut de la tour, constata-t-il à brûle-pourpoint en hasardant une œillade pour l’immense mur de verre jauni qui sertissait le mur extérieur de la pièce. De là, il voyait la ville depuis de somptueux sommets.

« Évidemment, il faut toujours que ce soit les Ardoisée…, se plaignit la méduse. On pourrait pas s’en servir pour incriminer Anastasia une bonne pour toutes ? Tant qu’à faire, qu’elle tienne sa sœur, un peu. C’est aussi sa faute, si la p’tite est comme ça.

— Ce serait injuste, fit l’un des dirigeants à tête cubique. Aussi agaçante puisse-t-elle être, elle n’est clairement pas responsable des actes de la benjamine.

— Certes, renchérit un autre. D’autant que ce qui importe en l’état, Katalysa, c’est de savoir la hauteur du méfait de Feudiver, rien d’autre. Je peine à demander cette horrible question, mais, pour quelle raison lui fallait-il se rendre auprès d’un vendeur illégal pour acquérir ce dont il avait besoin ? »

Ambre n’osa pas soutenir la myriade d’yeux à facette de ce végétal aux branches étirées pour main et aux pétales pour iris. Bien sûr, il sonnerait métallique, si l’on venait à taper du poing contre lui, mais son apparence avait tout de l’arbuste feuillu. Ses couleurs fluorescentes, à l’instar de beaucoup de choses dans cette cité, étaient apaisantes. Ses regards, un peu moins. Heureusement pour lui, c’était le soldat qu’ils interrogeaient du regard, non pas lui, et ce dernier se redressa pour répondre :

« Vu qu’il est de l’Église et qu’il nous a assuré qu’il n’y avait pas de danger, on n’a pas vraiment osé le lui prendre des mains.

— Bah… Ils pourraient vous pisser dans le casque, que parce qu’ils sont de l’Église…

— Katalysa ! » l’invectiva le grand soleil volant.

Cette fois, l’on attendit la réponse de la bouche du principal intéressé de cette affaire, inexorablement. Pressé par tous les regards, le pape compris, il finit par exposer la boîte avec gêne et tremblements dans la voix en s’adressant à l’arbre de fer.

« Seigneur Moroïte, il me fallait un coussin… à mémoire de forme… pour être encore plus à l’aise la nuit… sur mon hamac…

— Un coussin à m-mémoire de forme ?

— Un coussin ?

— De forme…

— Ah ?

— Plait-il… »

Les cinq dirigeants du continent y allèrent de leur confusion à l’adresse d’Ambre. Ce dernier était parvenu à devenir rouge de l’autre côté de son teint couleur chocolat, ce qui pouvait sans doute relever de l’exploit.

« Seigneurs sans-corps ! pour ma défense, j’ai demandé à tous les fabricants de la ville, et tous m’ont répondu être trop occupés pour accepter ma requête !

— Et à raison, oui, envoya la méduse d’un mouvement de tentacule désinvolte.

— Et Rose étant une amie, je me suis dit que je pourrais la faire exercer un peu… Et… Et puis bon ! Seigneurs sans-corps, je comprends votre colère, parfaitement légitime ! mais pourquoi ne pas voir cet atelier comme un simple bureau aménagé pour son entraînement personnel en tant que fabricante en devenir ? Elle n’a que treize… Quator… Enfin, elle est jeune, elle doit bien exercer pour prendre la main avant de plonger dans le bain !

— L’on serait tombé sur cette conclusion avec grand plaisir, si Rose n’avait pas interdiction de permis de fabrication. »

Les mains levées à hauteur de poitrine pour soutenir son argumentaire de geste, la bouche entrouverte, il pinça les lèvres et ramena un bras le long du corps, la boîte sous le coude, désabusé. Il aurait essayé, au moins, mais certains arguments dépassaient ses compétences rhétoriques.

« Et lui donner un permis aurait pu être ne serait-ce qu’un peu plus envisageable si elle ne s’amusait pas à fabriquer des inutilités pareilles ! Stèlebrune nous permet jour après jour d’atteindre un certain confort de vie, et ce n’est certainement pas parce que nos chercheurs mettent leurs efforts dans des coussins, des poissons volants, des bicyclettes à une roue ou… tout ce qu’elle a d’autre comme idées idiotes que je serais bien incapable de lister dans leur entièreté ! »

Ambre acquiesça avec une petite grimace convenue. Sur ce point, peut-être que cela justifiait en quoi Rose avait accepté de lui faire son oreiller à défaut des autres. Il irait cependant faire comme s’il ne l’avait jamais pensé, par respect pour elle. Les insultes allaient mieux aux dirigeants. Entre victimes, mieux valait se soutenir. Du bon sens, tout simplement.

« Du coup, on fait quoi ? On le punit ? lâcha Katalysa. Je suppose que non. L’Église, blablabla…

— C’est juste, abonda Moroïte d’un mouvement de branches. Il serait très gênant pour nous tous de voir l’Église prendre un coup à cause d’un… coussin !

— À mémoire de forme, ajouta Ambre, néanmoins ignoré par toute l’assemblée – il gonfla les joues de façon exagérée en se rendant compte que c’était probablement pour le mieux.

— Les Ardoisée, au m-moins ? renchérit Katalysa qui voulait manifestement vraiment punir quelqu’un pour rendre sa journée un peu meilleure.

— Évitons aussi… Tu connais l’aînée de la famille… Si l’on punit sa sœur et elle seule, elle prendra l’injustice comme un affront et n’hésitera pas à faire couler le véritable coupable ensuite. Si l’on en épargne un, on en épargne deux…

— Sérieusement… » La méduse fit tomber sa tête contre le pupitre, exhalant un son qui s’apparentait à un soupir rauque prononcé d’une voix cuivrée. « On laisse les coupables courir, et ils n’auront qu’à recommencer, encore. Autant le laisser tranquille dès le départ, si c’était pour nous déranger dans le vide ! Du foutage de gueule, cette surprotection, vraiment.

— Je ne suis pas d’accord avec toi. À mon avis, il retiendra la leçon, argua le grand soleil d’une voix tranquille. Les punitions de grande ampleur comme tu en proposes, Katalysa, elles servent à montrer l’exemple, mais qui est au courant, sinon nous et les coupables ?

— Quelques soldats, au pif, hein !

— Des soldats qui ont de très grands égards pour l’Église, et à raison, en plus d’être désormais au fait du méfait. Un coussin ! L’incartade d’un adolescent ne devrait attiser en leur cœur aucune haine digne de lancer une révolte. N’est-ce pas ? »

Car elle s’était tournée vers le seul soldat de la pièce, ce dernier se brusqua, mais tout aussi précipitamment, il posa un genou à terre.

« Au grand jamais il ne nous viendrait à l’idée d’offenser un sans-corps, dame Camillïte. Nous savons ce qu’est la jeunesse, et au contraire, nous ne pouvons qu’être attendri que ce garçon se soit attiré vos invectives pour un acte si candide. »

Ambre n’osa pas sourire en présence des sans-corps, aussi demeura-t-il droit et sérieux. Le commentaire qu’il fit concernant le fait que ce soldat venait de gagner un certificat en élocution en l’espace de cinq minutes, de fait, il le garda pour lui.

« Voilà qui est bien dit. Petit Ambre, tu peux partir, conclut Camillïte à l’adresse de l’adolescent.

— Uh ? Eh bien… Heum… Merci…, hésita-t-il.

— Vas-y, crache le m-morceau, si t’as autre chose à dire, s’irrita Katalysa. On n’a pas toute la journée. Encore que, m-maintenant qu’on y est, autant accueillir les gosses de la garderie, ils ont peut-être des trucs à nous raconter aussi.

— Oui, enfin, non, mais, mes excuses, demoiselle Katalysa. Je vous suis déjà infiniment reconnaissant pour le temps que vous m’accordez.

— C’est quoi ce sourire en coin, là ?

— A-Ah ! Pardon ! J’étais juste… un peu ému… je crois ? Votre gentillesse me touche… Je… Ne m’attendais pas à m’en sortir avec moins qu’une tape sur les doigts…

— On est deux surpris, alors. Remercie Camillïte pour ça. Accouche.

— Pour sûr ! Eh bien… Je sais que je vais en demander beaucoup, et je comprendrais que vous considériez ceci comme de l’insolence, mais… »

Faute de meilleures idées pour son préambule, il mit, lui, deux genoux à terre, front contre le sol. Il se retint de pousser une interjection. Le dallage était tellement froid ! On l’avait ciré avec des glaçons !?

Je m’égare.

« Ne faites aucun mal à Mélinoé de Corail. Sa seule faute a été d’être l’amie d’un idiot… Elle a été la première à me pousser à renoncer. Elle est restée dans un coin de l’atelier tout du long, se contentant de me regarder avec colère et mépris, et lorsque j’ai proposé de lui offrir quelque chose des lieux pour laver ma conscience coupable, elle a estimé suffisant de me fusiller du regard. »

Katalysa vint ajouter un tentacule pour soutenir sa tête, accoudée sur son pupitre. « Sa faute aura donc été de te suivre sans rechigner plutôt que de te dénoncer. Regarder un m-meurtre, c’est plus…

— On parle d’un meurtre là ? » grimaça Ambre.

Il y eut un échange de regard muet entre la dirigeante et le garçon.

Attend, je viens de la couper d’un ton méprisant, là, nan ? Il grimaça derechef. Bah, j’suis de l’église.

« Il s’agit de son amie ! argua alors Camillïte. Ambre et Mélinoé le sont depuis si petits… Il est normal pour quelqu’un de chercher à convaincre un être cher plutôt que de le mettre en tort de but en blanc, n’est-ce pas ? »

L’une des cinq autres Reine de cette ruche poussa un petit souffle du nez – bien qu’on n’en voyait pas l’ombre, dans sa tête à forme de chapeau plat.

« Amitié ou non, Mélinoé et Éris de Corail viennent en compagnie de quelques-uns de leurs vassaux après avoir généreusement accepté de s’occuper de ce qui nous préoccupe actuellement dans les mines de cristal. Ce serait profondément embarrassant d’avoir à la punir pendant leur bonne action. Notre problème de rôdeur vaut davantage que la punition d’une enfant de seize ans.

— Dix-sept », corrigea Ambre.

Il y eut un silence, puis un soupir. « J’sais pas. M-M’en fous. On laisse sa pote tranquille, c’est bon. Vous m-me gavez. »

Cette conclusion semblait de toute manière convenir à tous, car les quatre autres dirigeants acquiescèrent – pour ceux qui le purent – d’un seul tenant. Ambre pivota vers le garde, le cœur diffusant son soulagement à chaque battement. De fait, ce fut un regard conquérant qu’il offrit au soldat.

« Amenez-nous, Mélinoé et moi, dans nos appartements, sir. Mika rejoindra sa chambre aussi.

— À votre bon vouloir, jeune homme. »

Et on lui donnait du « jeune homme », en plus de cela !

Ambre eut un signe de tête expéditif pour le pape et tourna les talons pour suivre son chaperon du moment et son armure de fer. Katalysa les héla d’un coup, les poussant à s’arrêter avant d’avoir pu atteindre la porte de sortie.

« Juste, le m-môme, je préfère te prévenir d’un truc. Je laisse passer le coussin, car j’ai vraiment pas la tête à me battre pour une connerie pareille. Refais-nous perdre du temps et considère-toi une fois de plus comme au-dessus des lois sous prétexte que tu fais partie de l’Église, et je m-m’arrange pour que tu puisses plus jamais y m-mettre les pieds. À ce m-moment-là, va savoir comme la m-milice va te traiter, p’tit con.

— Kata…

— Nan, nan, taisez-vous, je parle au gosse. Peut-être qu’un nouveau m-mineur ne serait pas de trop pour la grotte aux échos. J’espère que vivre sans tes oreilles ne sera pas trop dur. Oh et puis, les Corail, tu penses que les priver quatre… cinq ? jours d’accès aux égouts, la punition sera assez m-mémorable ? Ou peut-être que tu vas simplement décider d’arrêter de faire de la m-merde ? Hum ?! »

Ambre eut un signe de tête affirmatif, et n’osant bouger outre mesure, ce fut le soldat qui, une main sur son épaule, le pressa à quitter la pièce à pas rapide, comme si la peur de voir l’adolescent se faire tuer pour avoir offensé la demoiselle était en train de lui courir l’estomac. De fait, il eut un long souffle de soulagement, une fois libéré de l’atmosphère de la pièce.

Il s’attira le regard de tous les commis qui traversaient les couloirs, mais la malédiction des condamnés à mort était de devoir fêter la vue du soleil seuls.

« La traqueuse est intimidante…, fit le soldat.

— O… Oui. Pour sa défense, les autres sont trop magnanimes… Je la comprends…

— N’est-ce pas… ? »

Le rictus ironique qu’arborait Ambre, il le retrouva dans la voix de son interlocuteur.

« Bon… Heu… Je vous ramène, donc.

— Oui, s’il vous plaît ! »

Comme convenu, il fut amené dans l’auberge, mais plutôt que de se rendre dans sa chambre, il se trouva dans celle que partageait Mélinoé et sa cadette. Comme Ambre n’y trouva aucune trace ni de l’une, ni de l’autre, il en fut quitte pour tourner en rond dans la chambre à compter filer les minutes.

La porte finit par s’ouvrir sur le visage esseulé de Mélinoé. Ambre se brusqua aussitôt, approchant timidement de la fille sans parvenir à ne serait-ce qu’ouvrir la bouche – quitte à ce qu’aucun son n’en sortit.

« Tu n’as rien, commenta-t-elle la première d’un soupir las.

— Ben ?! Hah ! se libéra-t-il. Évidemment que j’ai rien, idiote ! Et toi, ça va ? »

Il compulsa son visage du regard, l’adolescente tenant à cœur de lui adresser durant toute l’observation un œil bouillonnant de mépris, mais sans prononcer la moindre parole le poussant à s’arrêter.

« T’as la joue rouge… Ça te fait mal ?

— Non, fort heureusement, ce soldat, sous couvert de me gifler, n’a en fait qu’essayé de m’apposer une crème de rayon de lune qui guérit les maladies et fait rajeunir la peau de dix années. »

Cette fois, l’irritation de Mélinoé marqua sa cible, car Ambre se laissa pencher en avant, la tête rivée vers le sol. « Désolé… »

Il y eut un nouveau soupir. La fille ferma la porte avant de faire quelques pas à son bureau et de s’y asseoir d’un souffle éreinté. Elle enfila son casque et fit reposer sa tête sur la table comme si plus personne n’existait dans la pièce.

Ambre se sentit d’abord mal à l’aise, mais pris d’une impulsion divine, il eut la présence d’esprit d’aller chercher du jus et de fouiller les tiroirs pour trouver de quoi manger. Il grimaça en manquant de lâcher l’immonde poisson noir à la peau fripée et aux yeux globuleux qui pendait entre ses doigts, et après l’avoir déposé sur une assiette, il l’offrit bien vite à la fille pour s’en débarrasser.

Ce fut après avoir regardé le garçon en coin que Mélinoé se redressa et entreprit de s’attaquer à son cadeau. Elle attrapa le poisson par la queue et l’enfourna dans sa bouche d’un coup d’un seul.

« Tu peux garder le jus. C’est à offrir au pape. Mais, merci, ceci étant. »

Soulagé, Ambre fit quelques pas vers le lit double qui ornait la suite de la jeune fille et s’y assit. Il observa un moment le séjour-chambre, trouvant amusant d’y trouver tout ce qui pouvait ici respirer « Mélinoé ». Des livres de géographie posés sur le bureau qu’elle occupait, une peluche de méduse rose longue d’un mètre étendue sur le lit. Des dagues, une lance contre un mur… Non, cela, c’était plutôt à la petite sœur.

« C’est pas stressant de voyager seule avec Éris ?

— Ai-je vraiment plus besoin d’un adulte que toi ?

— Non, d’accord, mais…

— Et non, ça va. C’est au contraire prodigieusement reposant. Éris vaut mieux que Seren qui m’aurait bassiné de ses problèmes, et Plume qui m’aurait chassé pour pouvoir ramener une fille dans la chambre. Donc oui, Éris est un serpent moins désagréable à avoir près de soi que les deux autres.

— Je vois… »

Il se gratta la joue, jouant une seconde avec ses cheveux. « Tu écoutes quoi comme musique ?

— Foudre marine.

— Tu l’aimes bien, ce groupe… C’est ton préféré, si j’dis pas de bêtises, hein ?

— La lune semble avoir bonne mémoire. »

Il eut un petit sourire à l’entendre dire. Elle, demeura froide et tranquille tandis que sur la table glissait un cahier qu’elle ouvrit en gestes vifs. De là où il se trouvait, l’adolescent vit quelques mots soulignés de couleurs différentes pour aider leur propriétaire à mieux s’y retrouver, le tout serti d’une écriture absolument impeccable. Accoudée d’un bras, l’autre tapant sur la table du bout de l’ongle, elle entreprit de lire ses notes, une oreille dans son casque.

Ambre ouvrit la bouche, mais il n’osa rien dire. Quand Mélinoé – sans doute lassée par le silence – finit par mettre le casque à ses deux oreilles, il eut soudain l’impression d’être l’invité malvenu d’une fête. Au bout de quelques minutes d’introspection, il se leva, décidant de quitter la pièce.

« Tu t’en vas ? s’enquit-elle en se tournant vers lui.

— Hein ? Heu… Oui. Je vais réviser, moi aussi.

— Je vois. Tu reviens avec tes affaires ?

— Heum…

— À moins que la lune ait besoin de sa Voie lactée chérie pour se sentir à l’aise. Cette galaxie étrangère qu’est la mienne demande peut-être de prendre ses marques ?

— Non… Du tout ! »

Entre sourire et confusion, il porta sa main à la poignée et ouvrit le battant. Il sursauta lorsqu’il tomba nez à nez avec un visage aux cheveux court qui se faisait d’une tête plus petite que lui. Ils s’entreregardèrent un moment, surpris de voir l’un se trouvait devant l’autre.

« Éris…? Bonsoir.

— ‘Lut ! Méli est là ? demanda l’enfant en penchant sa tête pour mieux observer la chambre. Ah ! Bah vous savez quoi, c’est encore mieux que vous soyez là tous les deux, du coup. Avec mes potes, on est parti en expédition dans la grotte aux échos, pour découvrir le fantôme qui y rôde !

— Comment ?! s’écria sa sœur en un froncement de sourcils sans équivoque.

— Heh… C’est dangereux, non ?

— On sait ce qu’on fait. Et on y serait pas allé si c’était pas dangereux, heh. Thomas connaît les chemins par cœur. Son père travaille aux mines, donc il a l’habitude de s’y glisser, fit-elle en gestes de bras outranciers, mimant le lézard se glissant sous sa pierre tout en furtivité. Et on voulait trouver le fantôme avant les autres ! On a été appelé pour ça, non ? Et là, on a découvert un petit passage secret, claironna-t-elle avec une immense fierté plaquée sur le visage.

— Ça aussi, c’est dangereux, renchérit Ambre, supposant que ça n’en changerait pas l’expression de l’incriminée.

— Et on a trouvé un truc de fou ! » Comme de juste.

Elle sortit un appareil photo de son vêtement. Petit, mais charmant, pailleté de rose et de motifs papillons. Beaucoup trop féminin pour Éris, se dit aussitôt Ambre d’un haussement de sourcil confus.

« Depuis quand possèdes-tu un appareil photo, toi ? lâcha sa sœur.

— C’pas le miiiens, c’est à Lucie, elle m’a prêté un de ses anciens qu’elle utilise plus ! Regarde ce qu’on a pris avec ! »

Ambre et Mélinoé se penchèrent ensemble vers la photographie que la jeune fille leur présenta après avoir fouillé dans sa pile de cliché pour en trouver la bonne, tentant d’y observer attentivement la forme qui s’y trouvait pour savoir si l’expédition déraisonnable d’Éris en avait-elle valu la peine ou non – Ambre étant probablement le seul à réfléchir de cette façon, ceci étant.

Cette fois, ils furent deux à froncer les sourcils, oubliant rapidement tout ce qu’ils avaient à dire à la jeune sœur pour son comportement inconscient. D’un coup d’un seul, tout semblait glorieusement dérisoire, en comparaison avec ce qui trônait dans cette image figée.

« Il y a un… sans-corps ? Dans la grotte aux échos ? »

Surpris par son propre commentaire, il considéra Mélinoé, laquelle n’était pas plus avancée que lui.

« Ouais, claironna Éris. Vous auriez préféré un fantôme aussi, je parie ? »

Oui. Ambre aurait préféré un fantôme.

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Nayara
Posté le 19/02/2025
J’aime beaucoup la manière dont tu décris les émotions des personnages. On ressent vraiment leur tension et leurs dilemmes. Les dialogues sont aussi très naturels. Peut-être pourrais-tu ajouter un peu plus de descriptions sur l’environnement pour renforcer l’immersion ?"
Capella
Posté le 21/02/2025
Je suis tout à fait d'accord avec ce fait que ça manque de description et d'immersion, je rajouterai ça à la réécriture, tout ça tout ça
Merci pour le retour et les compliments !
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