Chapitre 14

Par Mimi

Bertille frôla le ballon du bout des doigts. Le projectile poursuivit sa course et termina dans les bras d’Isabeau qui se plia en deux à la réception, un sourire satisfait sur le visage.

Bertille trépigna d’impatience. Cela faisait dix bonnes minutes qu’elle essayait d’attraper ce fichu ballon qui volait au-dessus d’elle en la narguant. De part et d’autre de sa position, Jimmy et Isabeau se faisaient des passes, en visant suffisamment haut pour que Bertille ne puisse pas l’intercepter.

La carotte n’était pas le jeu préféré de Bertille, mais son père insistait pour qu’elle et ses amis prennent l’air et se dépensent, pour une fois qu’il faisait plutôt beau et pas trop froid un dimanche après-midi. Vu comment c'était parti, le jeu ne durerait plus très longtemps et Bertille cherchait par tous les moyens à arrêter le jeu et proposer à la place une lecture dans le cagibi. Seulement, ses amis n'avaient pas l'air si pressés de changer d'activité : ils riaient aux éclats à mesure que Bertille perdait patience.

Isabeau relança le ballon en direction de Jimmy. Bertille prit son élan et sauta de tout le ressort de ses jambes, tendant les doigts en l'air, le visage tourné vers le ciel. Le ballon traversa son champ de vision et elle en toucha le dessous, le dévia légèrement, mais l'inertie était trop grande, et le ballon trop rapide la dépassa et atterrit dans les bras ouverts de Jimmy.

-       Tu sautes drôlement haut Bertille ! s'exclama ce dernier en faisant rebondir le ballon sur le bitume de la cour de récréation.

Il plia les bras derrière la tête pour prendre son élan et jeta le ballon vers Isabeau, si haut que Bertille sut qu'elle ne réussirait jamais à le rattraper, si vite qu'il dépassa largement la position d'Isabeau. Le ballon atterrit sur les tuiles du préau, remonta la pente jusqu'au sommet du toit et disparut dans le jardin des voisins. Tous trois entendirent un léger bruit assourdi indiquant qu'il était tombé dans l'herbe, de l'autre côté du mur.

Bertille se retourna, bouillonnante de colère.

-       C’est malin, lança-t-elle à Jimmy d’une voix dangereusement calme.

-       J’y vais, se proposa Isabeau en courant vers le portail.

-       Je t’accompagne, enchaîna aussitôt Jimmy en lui emboîtant le pas, probablement un peu gêné par sa maladresse.

Bertille, qui ne voyait pas l’intérêt de les attendre toute seule dans la cour, les suivit au petit trot en bougonnant.

Depuis le début de la semaine, ses deux amis ne se lâchaient plus. Ils semblaient s’entendre à merveille, sûrement parce qu’ils avaient le même âge. Ils ne délaissaient pas Bertille pour autant, mais ils insistaient un peu trop souvent tous les deux pour jouer à des jeux qu’elle n’aimait pas tellement. Alors qu’ils auraient pu mettre au point un plan pour résoudre l’énigme du fantôme, par exemple.

Elle arriva à la hauteur de Jimmy et d’Isabeau qui se débattaient avec le portail. Elle les poussa gentiment et souleva le loquet en poussant un peu sur la serrure.

-       J’avais oublié ta technique ! s’exclama Jimmy en se frappant le front du plat de la main.

-       Allez, on y va ! maugréa Bertille en refermant la porte derrière elle.

Elle ne put toutefois s’empêcher de sourire.

Bertille les mena devant la porte voisine. Elle gravit les trois marches qui menaient à la porte et se hissa sur la pointe des pieds pour atteindre le heurtoir fixé au-dessus de la fente de la boîte aux lettres. Elle glissa les doigts dans la rainure et souleva le battant pour observer le couloir où régnait une pénombre pas très rassurante. Tout au fond, une porte s’ouvrit et la lumière inonda le carrelage.

-       Bonjour Madame Vermoncourt, salua-t-elle en voyant arriver la vieille dame dans son tablier fleuri.

Elle décolla ses yeux de la boîte aux lettres et se tourna vers Jimmy et Isabeau qui la regardaient, bouche bée.

-       Ce sont les anciens concierges de l’école, expliqua Bertille à voix basse. Je suis souvent allée chez eux, quand Maman était à l’…

Bertille hésita à poursuivre, mais la porte s’ouvrit et Madame Vermoncourt lança à la cantonade :

-       Bonjour les enfants ! Bonjour ma chérie, dit-elle à l’intention de Bertille. Tu ramènes du monde pour le goûter ?

-       Euh…non, pas exactement, fit Bertille en faisant la grimace. En fait, sans faire exprès, on a envoyé le ballon (au passage, elle décocha un regard noir à Jimmy qui regarda ses pieds) par-dessus le préau, et… on se demandait si on pouvait le récupérer.

On aurait dit que rien n’aurait pu faire plus plaisir à Madame Vermoncourt.

-       Mais oui ! Bien sûr ! Entrez, entrez !

Elle se retourna et s’éloigna à petits pas dans le couloir. Bertille sourit devant l’air étonné d’Isabeau et se tourna vers le corridor. Il y faisait plus sombre encore que dans son souvenir, mais rien n’avait changé depuis le mercredi précédent. Tous les trois entrèrent dans la maison. Jimmy referma la porte.

-       C’est par où, le jardin ? demanda-t-il, penaud.

-       Par là, répondit Bertille, le bras pointé vers le bout du couloir. Il faut passer par la cuisine.

Alors que tous trois s’y dirigeaient d’un bon pas, ils se stoppèrent net en tombant nez à nez avec Monsieur Vermoncourt, plus courbé et dégarni que jamais, qui traînait ses vieilles savates sur le carrelage. Il avait le regard curieusement vide, comme s’il regardait le monde autour de lui comme on regarde la télé.

-       Bonjour Monsieur Vermoncourt, dit timidement Bertille.

-       Bonjour mon petit, répondit le vieillard. Dis-moi Camille, tu n’aurais pas vu Eustache ?

-       Euh… non…

Bertille ne releva pas qu’il l’avait appelée Camille. C’était un vieux monsieur, il ne le faisait sans doute pas exprès.

-       Et tes amis non plus ?

-       Son chat, chuchota Bertille entre ses dents.

Isabeau et Jimmy secouèrent la tête.

-       Bon, déclara Monsieur Vermoncourt. Tant pis. Peut-être qu’il reviendra tout seul. En tout cas, prévenez-moi si vous le voyez quelque part ! C’est un bébé, il pourrait être perdu…

Les enfants le lui promirent. Rassuré, Monsieur Vermoncourt retourna dans le salon par la porte qu’il avait franchie pour les surprendre dans le couloir.

La cuisine leur sembla étrangement lumineuse après leur laborieuse traversée du couloir. Isabeau avait l’air chamboulée par leur rencontre avec le vieil homme, et Jimmy semblait avoir abandonné toute volonté de retrouver le ballon. Quant à Bertille, elle gardait les sourcils froncés, étonnée par le comportement encore plus bizarre que d’habitude de Monsieur Vermoncourt.

La maîtresse de maison avait installé trois chaises supplémentaires autour de la table. Elle les fit s’asseoir et indiqua à Jimmy la porte qui conduisait au jardin.

-       Mais vous avez le temps de manger un gâteau, n’est-ce pas ? s’écria-t-elle en déchirant l’emballage d’un paquet de biscuits sablés. Je ne savais pas que vous veniez, alors je n’ai pas fait de pâtisserie aujourd’hui…

Bertille lui fit signe que tout allait bien et ils s’assirent tous les trois autour de la table.

Alors qu’ils mangeaient, Madame Vermoncourt s’absenta par une porte qui devait mener dans le salon et appela son mari d’un ton autoritaire. Bertille baissa les yeux, tâchant de comprendre ce qui lui paraissait bizarre dans le comportement de Monsieur Vermoncourt.

-       Le chat, dit lentement Bertille. Je crois qu’il est mort.

Isabeau et Jimmy se tournèrent vers elle.

-       Mais alors, qu’est-ce qu’il raconte le vieux ? s’interrogea Jimmy. Il cherche le fantôme de son chat ?

-       Tu crois que c’est celui que ta sœur voit se balader sur le lac ? plaisanta Isabeau avec un coup de coude pour Jimmy.

Ils ricanèrent tous les trois, mais redevinrent sérieux lorsque Madame Vermoncourt revint, suivie de près par son mari.

-       Tiens, Charles, assieds-toi.

Le vieil homme se laissa docilement tomber sur la chaise. Il ne semblait avoir aucune conscience des enfants, ni même de sa femme.

-       Alors, comment vas-tu Bertille ? demanda joyeusement Madame Vermoncourt.

-       Je…, commença Bertille.

Monsieur Vermoncourt releva la tête d’un coup. Les quelques cheveux qui lui restaient se secouèrent quelques instants, comme portés par une brise de vent. Un sourire éclaira son visage ridé.

-       Dis-moi Bertille, fit-il de sa voix éraillée et suraiguë, est-ce que tu as vu Eustache récemment ?

-       Euh…

Bertille se tourna vers Madame Vermoncourt, qui avait brusquement tourné le dos vers le plan de travail de sa cuisine.

-       …je pensais qu’Eustache était…

Le sourire du vieux monsieur disparut.

-       Mort ? Tu crois ?

Il regarda alternativement Bertille et le sachet qui contenait ses biscuits, posé devant lui, un mélange d’incrédulité et de profonde tristesse peints sur le visage.

-       Non ! démentit-il avec aplomb. Il est perdu. Il est tellement petit…

Madame Vermoncourt posa un peu trop brutalement la carafe de sirop sur la table, coupant la chique à son mari.

-       Charles, Eustache est mort l’année dernière. Notre nouveau chat s’appelle Isidore.

Bertille soupira. Voilà que tout s’expliquait, il s’agissait seulement d’une erreur de prénom.

Monsieur Vermoncourt ne répondit pas. Il fixait l’emballage plastique des biscuits sablés. La concierge soupira. Son regard tomba sur Isabeau.

-       Alors donc c’est toi la nouvelle amie de Bertille ?

Isabeau hocha vigoureusement la tête.

-       Comment tu t’appelles ?

-       Isabeau.

- Oh, ça c’est drôle ! Tu savais qu’un personnage de l’histoire de cette ville portait le même nom que toi ?

 

 

 

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Fannie
Posté le 20/02/2020
C’est un peu ce que je craignais : Isabeau et Jimmy s’entendent tellement bien que c’est un peu aux dépens de Bertille. Le fait qu’elle soit dans la position la plus défavorable dans le jeu de ballon et que les deux autres rient peut passer pour de la moquerie. Ça me rappelle d’assez mauvais souvenirs d’enfance.
L’ancien concierge me donne de plus en plus l’impression d’être atteint de démence. Si c’est le cas, pourquoi sa femme s'impatiente-t-elle ? Ce n’est pas sa faute et on ne peut rien y faire.
Coquilles et remarques :
— Vu comment c'était parti, le jeu ne durerait plus très longtemps et Bertille cherchait par tous les moyens à arrêter le jeu et proposer à la place une lecture dans le cagibi. [Vu comme / Il y a deux fois « le jeu » et deux fois « et » dans cette phrase ; en plus, elle est un peu lourde. D’ailleurs, Bertille ne semble pas chercher à arrêter le jeu : peut-être qu’elle cherche un moyen de l’arrêter, ce qui n’est pas pareil. Je propose : « Vu comme c'était parti, le jeu ne durerait plus très longtemps. Bertille cherchait un moyen de l’écourter pour proposer à la place une lecture dans le cagibi. »]
— Elle les poussa gentiment et souleva le loquet en poussant un peu sur la serrure. [Pour éviter la répétition du verbe « pousser » : « en appuyant un peu sur la serrure », peut-être ?]
— Elle décolla ses yeux de la boîte aux lettres et se tourna vers Jimmy et Isabeau qui la regardaient, bouche bée. [Pour éviter d’avoir deux fois « et », je propose « pour se tourner » ; comme le verbe « regarder » et le mot « regard » sont souvent utilisés, je propose « qui l’observaient, bouche bée ».]
— (au passage, elle décocha un regard noir à Jimmy qui regarda ses pieds) [Pour éviter la répétition « regard/regarda », je propose « qui baissa les yeux sur ses pieds ».]
— ils se stoppèrent net en tombant nez à nez avec Monsieur Vermoncourt [« stopper » veut déjà dire « s’arrêter » : la forme pronominale n’a donc pas de sens ; en plus, elle ne se trouve dans aucun des cinq dictionnaires que j’ai consultés. Je propose « ils s’arrêtèrent » ou « ils s’immobilisèrent »]
— Il avait le regard curieusement vide, comme s’il regardait le monde autour de lui comme on regarde la télé. [Pour éviter les répétitions, je propose « Il avait le regard curieusement vide, comme s’il percevait le monde autour de lui de la même manière qu’un film à la télé ».]
— Mais alors, qu’est-ce qu’il raconte le vieux ? s’interrogea Jimmy. [Virgule avant « le vieux ». / Dans ce contexte, « s’interrogea » est synonyme de « se demanda » : ça ne veut pas dire qu’il le fait à haute voix. Je propose « demanda Jimmy (pour lui-même) ». En compensation, je te propose de modifier d’autres incises pour éviter la répétition : « C’est par où, le jardin ? s’informa-t-il, penaud. » et « Alors, comment vas-tu, Bertille ? s’enquit joyeusement Madame Vermoncourt. »]
— Alors, comment vas-tu Bertille ? [Virgule avant « Bertille ».]
— Bertille se tourna vers Madame Vermoncourt, qui avait brusquement tourné le dos vers le plan de travail de sa cuisine. [Pour éviter la répétition, je propose « Bertille pivota vers Madame Vermoncourt » ou « Les yeux de Bertille cherchèrent ceux de Madame Vermoncourt ».]
— Il regarda alternativement Bertille et le sachet qui contenait ses biscuits [Je propose : « Il considéra alternativement ».]
— un mélange d’incrédulité et de profonde tristesse peints sur le visage [peint ; il s’agit d’« un mélange de »]
— coupant la chique à son mari [« couper la chique » appartient au langage populaire ; je propose « coupant la parole »]
— Alors donc c’est toi la nouvelle amie de Bertille ? [« Alors donc » est redondant ; il faut en choisir un des deux.]
Mimi
Posté le 05/03/2020
Même avec mes amis j'ai toujours été celle dont on se moque "gentiment". Ç'a été parfois difficile à accepter (et c'est toujours un peu le cas parce que je suis comme qui dirait atypique, j'ai des habitudes différentes des autres) alors je pense que j'ai déversé tout ça ici ^^
Oui je m'imaginais qu'il vivait un peu dans le passé. Je ne pense pas qu'il faille juger son épouse qui doit supporter tout ça toute la journée, il est humain de perdre patience de temps à autres à mon avis.
Merci pour les remarques !
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