Chapitre 15

Par Mimi

Isabeau chercha le regard de Bertille, l’air vraiment très étonnée.

-       Non…

-       Bertille ne t’a pas raconté ?

-       Elle m’a raconté l’histoire d’un amour impossible… entre une certaine Jehanne et Gustave…

Madame Vermoncourt prit un air entendu.

-       Ah ! Quelle triste histoire, tu ne trouves pas ? Heureusement que tout a bien changé et que ce ne sont plus les parents qui décident ce genre de chose.

Bertille vit les joues d’Isabeau rosir légèrement. Monsieur Vermoncourt recula subitement sa chaise, faisant racler les pieds sur le sol avec un bruit assourdissant. Il se leva et disparut dans le salon sans dire un seul mot.

Madame Vermoncourt reporta précipitamment son attention sur les enfants.

-       Ne faites pas attention, il est un peu bizarre, en ce moment.

-       Il est malade ? s’inquiéta Bertille.

-       Non, non ! Il se fait un peu de souci pour le chat. Il a seulement du mal à retenir qu’il s’appelle Isidore et non plus Eustache.

La vieille dame s’épongea le front avec son tablier. Lorsqu’elle le rajusta sur ses genoux, elle avait l’air beaucoup plus calme et elle souriait à Isabeau.

-       C’est une belle histoire, somme toute, celle de Jehanne et Gustave, mais ce n’est pas ma préférée.

Madame Vermoncourt se pencha au-dessus de la table, et poursuivit d’un ton de confidence :

-       Il y a aussi l’histoire d’Isabeau et d’Harold.

Bertille se tourna d’un bond vers la concierge. Elle n’avait jamais entendu parler de cette histoire.

-       C’est aussi une histoire de fantôme ? demanda-t-elle avidement.

-       Non, tempéra Madame Vermoncourt, les yeux pétillant de malice. Mais c’est terriblement romantique aussi…

Isabeau fronça le nez, visiblement pas ravie de se retrouver projetée héroïne d’un feuilleton sentimental. Jimmy, quant à lui, avait l’air de s’ennuyer ferme.

-       Eh bien, c’est encore un amour caché, parce qu’il était interdit. Harold était le fils du vicomte qui régnait sur la ville et ses alentours. Il s’était épris d’Isabeau, qu’il avait rencontré dans la forêt, en train de puiser de l’eau au puits près de la ferme de son père. Elle était chaussée de lourds sabots et son fichu avait connu de meilleurs jours, mais Harold la trouva si belle qu’il en tomba irrémédiablement amoureux dès qu’elle leva les yeux vers lui. Lui qui avait l’habitude que les gens baissent le regard en sa présence, Isabeau était tellement étonnée de le voir qu’elle resta bouche bée un bon moment, ne réalisant pas qu’elle aurait dû s’incliner devant son seigneur. Mais Harold s’en fichait, tout ce qu’il voyait, c’étaient les magnifiques yeux verts d’Isabeau. Il ne voyait jamais les yeux des autres, puisqu’ils les gardaient tous baissés en sa présence.

-       Et Isabeau ? Est-ce qu’elle aussi est tombée amoureuse d’Harold au premier regard ? voulut savoir Bertille, s’attirant les foudres d’Isabeau.

-       Non ! reprit Madame Vermoncourt. Elle l’était sans doute un peu, mais elle savait qu’il y avait peu de chances que lui le soit, elle ne représentait pas grand chose. Elle ne connaissait même pas sa date de naissance - ce n’était pas le genre de chose que l’on retenait à l’époque lorsqu’on était petite gens : les noms de famille n’existaient pas encore. Cependant, Harold a fini par lui faire comprendre les tendres sentiments qu’il éprouvait pour elle. Il venait la voir chaque jour à son puits, et il l’aidait même dans ses difficiles tâches de fermière. Quand il ne pouvait rester l’attendre, il laissait des fleurs au pied d’un jeune chêne qu’ils avaient planté ensemble - faute de pouvoir laisser un mot doux : Isabeau ne savait pas lire, comme beaucoup de paysans à l’époque. Mais ce parfait amour ne pouvait pas durer : Harold était en âge de se marier. Il supplia son père de le laisser épouser Isabeau, mais le vicomte ne voulut pas en entendre parler. Il envoya Harold épouser la fille d’un marquis voisin, persuadé de lui assurer un avenir meilleur tout en l’éloignant de sa paysanne. Alors, Harold se rendit une dernière fois dans la forêt, un soir. Evidemment, Isabeau n’y était pas. Harold ne voulait pas lui dire au revoir. Alors il enterra une clé au pied du chêne. La légende raconte qu’il s’agissait de la clé de son cœur, pour signifier à Isabeau que son cœur lui appartenait pour toujours.

Isabeau avait retrouvé le sourire. Bertille était impressionnée par ce qu’elle venait d’entendre. Jimmy n’était plus là ; il débarqua dans la cuisine trente secondes plus tard, le ballon sous le bras. Bertille comprit qu’il était temps de s’en aller.

-       Je n’avais jamais entendu cette histoire. Merci beaucoup, Madame Vermoncourt.

-       Mais de rien ! Vous feriez mieux de rentrer, ou ton papa va s’inquiéter de ne pas vous voir.

Bertille fit la grimace. Elle n’y avait pas pensé.

Cependant, lorsqu’ils poussèrent en catimini la porte verte de l’entrée de l’école, ils aperçurent par la fenêtre de la cuisine M. Fauripré attablé devant une pile de feuilles.

-       Il corrige nos évaluations de sciences, gémit Jimmy en se mordant les doigts.

Isabeau se tourna vers lui.

-       Avec tout le temps qu’on a passé à travailler dessus, j’espère bien que tu auras une bonne note. Pas la peine de paniquer.

Jimmy se tut, pas pressé de se disputer avec Isabeau au sujet du devoir de sciences.

-       Chouette cette histoire, commenta Bertille. Vous croyez que c’est vraiment arrivé ?

-       Autant que le fantôme de Jehanne sur le lac, répondit Jimmy d’un ton égal.

-       Tu n’étais même pas là ! intervint Isabeau.

Jimmy dessina un petit sourire narquois.

-       Et l’arbre, reprit Bertille, où se trouve-t-il à votre avis ?

-       Dans la forêt ? suggéra Isabeau.

-       Sauf si c’est un des platanes de la cour ! proposa Jimmy, qui apparemment ne croyait pas trop à ce qu’il disait.

-       Idiot ! s’exclama Bertille, agacée. Madame Vermoncourt a parlé d’un chêne. Si ça se trouve, il existe toujours ! Reste à savoir où ils l’ont planté…

Bertille leva les yeux. Isabeau et Jimmy la regardaient, l’air gêné. Ils n’avaient pas l’air aussi emballés qu’elle par cette histoire.

-       Bertille, je suis sûre que chaque village du coin à ses légendes et ses personnages, la raisonna Jimmy. Je ne pense pas que ces gens aient réellement existé.

-       Ça serait pourtant une bonne explication à l’histoire du fantôme ! rétorqua Bertille.

-       Oui, admit Jimmy. Oui, c’est sûr…

Il resta silencieux quelques secondes, ne sachant pas quoi dire.

-       Bon, je vais rentrer, j’ai dit à maman que je serais là à six heures.

-       Je vais y aller moi aussi, annonça Isabeau. Merci pour l’invitation, Bertille. À demain !

Bertille les regarda s’éloigner, Jimmy sur son vélo, Isabeau emmitouflée dans son manteau. Elle se revoyait ce dimanche après-midi de février, attendre avec impatience l’arrivée de la nouvelle. Et voilà qu’elle se retrouvait toute seule, alors qu’elle venait d’entendre une histoire fascinante…

Elle s’introduisit dans la cuisine en silence, confirmant à son père que ses amis étaient partis et que oui, elle avait bien fini ses devoirs. Elle récupéra la clé du cagibi, s’y enferma, s’enfouit sous une couette et se plongea dans son livre d’histoire de la ville, à la recherche d’Harold, d’Isabeau et de leur chêne d’amour.

Elle connaissait le livre par cœur. Elle n’eut aucun mal à retrouver le chapitre. La page avait une apparence un peu vieillie. Il faut dire qu’il avait appartenu à sa mère bien longtemps avant sa naissance. Cette dernière avait souligné ses passages préférés, parmi toutes les notes qu’elle avait laissées derrière elle. Bertille les lut les uns après les autres, absorbée par ces phrases qu’elle connaissait pratiquement par cœur. Elle se surprit à les réciter à voix haute :

-       « …de tous les arbres, c’était le plus beau. Il fallait bien cela pour le plus beau des amours. »

-       « Ma seule crainte est de te perdre. Si je meurs, n’oublie pas de venir nourrir mon cœur chaque jour à l’ombre de notre chêne. Ne me quitte jamais, reste toujours auprès de moi. »

-       « Que l’on m’assassine. Il n’est pas encore le temps où l’on m’arrachera de toi. »

-       « Si un jour tu perds la clé, sache que je l’ai enterrée au pied de notre arbre. Elle ouvre bien des choses ; et avant tout, mon cœur, pour toi et pour toujours. »

Bertille releva le nez du livre, les larmes aux yeux. Finir de relire ces histoires que sa mère lui avait raconté mille fois, c’était un peu comme la perdre une deuxième fois.
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Fannie
Posté le 20/02/2020
Voilà qu’au lieu d’obtenir des réponses aux questions qu’elle se pose sur le fameux fantôme, Bertille est confrontée au mystère d’une seconde légende. Quand sa mère lui racontait ces histoires, elle n’a apparemment jamais imaginé qu’elles puissent être vraies. C’est intéressant qu’il ait suffi que la sœur de Jimmy croie voir un fantôme pour que tout à coup, ces anciennes histoires lui paraissent réelles.
Coquilles et remarques :
— reporta précipitamment son attention / Ne faites pas attention [Pour éviter la répétition, je propose : « Ne vous inquiétez pas ».]
— Madame Vermoncourt se pencha au-dessus de la table, et poursuivit [Pas de virgule avant « et ».]
— de se retrouver projetée héroïne d’un feuilleton [Je dirais « en héroïne ».]
— Il s’était épris d’Isabeau, qu’il avait rencontré dans la forêt [rencontrée]
— Lui qui avait l’habitude que les gens baissent le regard en sa présence, Isabeau était tellement étonnée [Il y a une rupture de syntaxe qui n’est pas souhaitable. Je propose : « mais Harold la trouva si belle qu’il en tomba irrémédiablement amoureux dès qu’elle leva les yeux vers lui. Isabeau était tellement étonnée (...). Mais Harold s’en fichait, tout ce qu’il voyait, c’étaient les magnifiques yeux verts d’Isabeau. Lui qui avait l’habitude que les gens baissent le regard en sa présence, il ne voyait jamais les yeux des autres en temps normal. »]
— ne réalisant pas qu’elle aurait dû s’incliner [Pour éviter l’anglicisme « ne réalisant pas », je propose « oubliant qu’elle aurait dû ».]
— voulut savoir Bertille, s’attirant les foudres d’Isabeau [s’enquit Bertille]
— elle ne représentait pas grand-chose [pas grand-chose]
— lorsqu’on était petite gens [de petites gens]
— Evidemment, Isabeau n’y était pas. [Évidemment]
— Jimmy dessina un petit sourire narquois [« Jimmy esquissa un petit sourire narquois » ou « un petit sourire narquois se dessina sur les lèvres (ou le visage) de Jimmy. »]
— Bertille, je suis sûre que chaque village du coin à ses légendes et ses personnages, la raisonna Jimmy [a ses légendes / « argua Jimmy », « trancha Jimmy » ou « conclut Jimmy »]
— Elle se revoyait ce dimanche après-midi de février, attendre avec impatience l’arrivée de la nouvelle. [Je mettrais « ce dimanche après-midi de février » entre deux virgules]
Mimi
Posté le 05/03/2020
Merci de suivre cette histoire avec autant d'assiduité, c'est agréable d'avoir un beau retour comme le tien !
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