Chapitre 16 (bis) - Le marché aux poissons

À Mÿrre

 

Comme chaque matin, Sonfà replaça le bijou qui reliait sa narine gauche à son lobe par une chaine. Du haut de ses quatorze ans, la jeune métisse aimait cultiver sa différence. Avant la cérémonie, elle avait même teinté en fuchsia quelques mèches de ses cheveux afros. Aujourd’hui, son costume d’homme finissait d’assoir son charisme. Après la rébellion kalokas, le conseil ministériel avait menacé les Siréliens d’une application des lois plus stricte. Le peuple physé, laissé sans leader depuis le départ de Bénédit et de leur nouvel Élu, craignait un retour de flamme.

 

Bien renseignée par ses amis sur place, Sonfà savait que le train qui n’avait pas pu s’arrêter à Erden avait filé vers le nord-ouest, sûrement en direction de Byan. Cependant, des rumeurs disaient également que des trains au départ de Kentronakan étaient partis vers Yacuiba. Mais sans Élu pour discipliner les foules, Sonfà ne se sentait pas capable d’offrir le même accueil aux miliciens que les Kalokas.

 

_ Mÿrre restera une zone de paix, un espace protégé. Il le faut, affirma-t-elle à haute voix pour se donner de l’assurance du haut de ses quatorze printemps.

 

Avec l’accord de Bénédit, elle avait contacté les conciliateurs de sa région pour avoir accès au registre des âmes sœurs. Si elle ne pouvait pas sauver tout le monde, elle protégerait un maximum d’humains dans sa ville. Répertoriant avec soin tous les couples mixtes de Mÿrre, elle se servit des installations de la cérémonie, encore présentes sur la place centrale, pour faire ses annonces.

 

_ Mÿrriens et Mÿrriennes, mes frères et sœurs humains ou siréliens, d’ici quelques jours la milice devrait faire son apparition autour du lac, commença-t-elle à peine arrivée face au micro encore placé au milieu de l’estrade.

 

Intelligente, elle avait choisi le moment du marché pour toucher le plus d’habitants. Bien connue de tous comme la nièce de l’ancien Élu des rouges et ami de Vikthor, elle ne tarda pas à rassembler la foule dans un silence collégial.

 

 

_ Ils veulent faire appliquer les lois du ministre Asage, rompre vos liens d’amour et de sang, s’exclama-t-elle face à un public à l’écoute. Je ne les laisserais pas faire. Si nous n’avons pas les moyens ni le temps de fomenter une rébellion, nous pouvons cacher les couples et familles menacés par la séparation.

 

Elle prit le temps d’expliquer ce qu’il s’était déjà passé à Kentronakan pour ceux qui ne lisaient pas les journaux. Même si la capitale comptait peu de Siréliens, presque tous ceux qui y habitaient étaient en union avec un humain. Eux, ils n’avaient pas eu le temps de voir le train venir, eux ils ne pouvaient pas se cacher. La milice et son habit bleu nuit étaient tapis dans chaque recoin de la ville. À leur grande surprise, les miliciens avaient rendu visite aux foyers concernés le jour de la promulgation des lois. Depuis, les rumeurs disaient que les Siréliens avaient été invités à quitter la capitale pour rejoindre leur patrie. Contrairement aux autres régions où on incitait les humains à revenir en région centrale.

 

_ Imaginez-vous ne serait-ce qu’un instant devoir quitter votre région, cette ville, votre nid et de ne plus avoir le droit d’y revenir. Pensez à votre maison et son bout de terre, certains sont nés ici, d’autres ont choisi d’y être, mais ils ne vous laisseront pas le choix. Si à leurs yeux, vous aimez quelqu’un qui ne faut pas, quelqu’un qui a des pouvoirs alors que vous n’en avez pas, ou une personne qui n’a pas de dons alors que vous, vous en avez, ou encore mieux, si vous êtes tous les deux siréliens, mais qu’ensemble vous ne pouvez pas enfanter, l’un de vous devra partir. Âme sœur ou non, mariés, en couple ou parents, peu leur importe. Ils balayeront votre amour d’une loi. Pour eux, vous ne comptez pas. Ils ne voient que des gênes, de la pureté et une race à maintenir. Personne ne peut vivre ainsi. Personne ne doit vivre ainsi. Alors, écoutez-moi et rassemblez vos familles pour partir dans le désert. Ils ne connaissent pas la région, nous oui. Autour de la ville, nous connaissons nos grottes et abris pour nos troupeaux. Aidez vos voisins et vos amis à se cacher quelques jours loin du centre-ville. Notre amour nous protégera, avec leurs lois, ils ne vaincront pas.

 

Comme une lueur d’espoir, les rayons du soleil frappaient sa chaine en or qui pendait le long de sa joue gauche tachant ainsi sa peau mate d’auréoles jaunes. Sa détermination, son calme olympien, elle le tenait de son oncle, les Physés voyaient dans ses yeux bridés les mêmes traits que ceux de Bénédit. Chez les Siréliens, les Élus pouvaient être désignés presque à tout âge. C’est donc naturellement que les paroles de Sonfà résonnèrent en eux. Le ciel azur de cette matinée venait colorer le camaïeu de blanc des habitations et répondait aux tonalités bleues des écailles de poissons présents sur les nombreux étals. Disciplinés, tous les marchands avaient arrêté leurs criées, préférant écouter la voix rauque de leur oratrice.

 

_ Bénédit et Vikthor seront bientôt de retour. D’ici là, ils m’ont chargé de vous mettre en lieux sûrs. Je resterai là pour vous aider, toute la journée si besoin. Ils ne vaincront pas !

 

Son discours achevé, la jeune Sonfà Karmir ne s’éternisa pas sur l’estrade malgré l’acclamation de la foule. On devait l’écouter au plus vite, elle ne savait pas quand la milice arriverait exactement ni si son plan marcherait, mais ils devaient essayer. Résolue, elle arpenta le marché à la recherche d’humains à convaincre ou à aider. Et pour la première fois, la ville de Mÿrre ressentit la peur. Ce discours les avait aidés à réaliser que les choses allaient changer. La capitale physée était la plus mixte de la région et même si elle était bien loin des records de Byan, ses paysages touristiques avaient attiré de nombreux humains. La récente union de Vikthor avec une humaine avait même réussi à légitimer ces couples. Malheureusement, le décès de Louise n’avait fait que raviver les anciennes rancœurs.

 

_ Madame Linet, vous êtes sur la liste ! s’exclama Sonfà. Il vous faut partir loin du marché, vous achèterez des maquereaux un autre jour.

 

S’empressant de joindre l’acte à la parole, l’adolescente brusqua gentiment la concernée pour la pousser à se hâter. Elle en profita pour montrer l’exemple aux autres. D’une démarche assurée, elle guida Madame Linet à travers la foule, bousculant exprès de nombreux badauds au passage. Sa petite course finit de souligner son discours. C’était comme si, d’un coup d’éclair, tout le monde avait pris conscience de la situation. Sous le soleil radieux, les marchands ramassèrent leurs étals, ne laissant que de la glace fondue ruisselante sous les embruns de pins. Le marché ainsi clos prématurément, la foule quitta à son tour le centre-ville pour aider leurs proches concernés et répandre la nouvelle.

 

Sonfà pouvait être fière d’elle, elle venait d’insuffler une envie de résistance dans sa ville. À l’instar de son oncle avant elle, elle avait l’esprit d’une meneuse. Comme elle l’avait dit, elle resta toute la journée en centre-ville pour aider et conseiller ceux qui en auraient besoin. Le soir venu, pour la première fois de l’été, la ville se montra extrêmement calme. Peu de personnes se promenaient sur le bord du lac contrairement à d’habitude et la plupart des maisons avais les volets clos. C’était comme si tout le monde s’était barricadé chez soi, qu’ils soient concernés ou non par les nouvelles mesures, l’annonce d’une descente de la milice les effrayait.

 

Satisfaite, la jeune métisse rebroussa chemin jusqu’à sa maison où elle vivait avec Bénédit depuis son plus jeune âge. Son père étant un Sirélien nomade des terres neutres, il n’avait pu se résoudre à se poser et vivre avec son âme sœur malgré la naissance de leur fille. Sonfà avait donc grandi avec Bénédit comme figure paternelle. À la mort de sa mère, il avait fini par devenir son tuteur légal et depuis, tout le monde la voyait comme sa digne héritière.

 

Sur le chemin du retour, elle remarqua que leurs voisins avaient dû écouter son conseil, car leur maison semblait vide, elle qui était habituellement remplie de vie. Si un premier sourire égaya ses traits fins, un poids prit place au fond de sa poitrine. Oui elle avait eu raison de leur conseiller de se cacher, mais le silence qui s’était installé depuis leur départ lui fit froid dans le dos.

 

_ Est-ce cela vivre ? Se cacher, avoir peur, se taire… se questionna Sonfà en retirant la chaîne qui reliait son nez à son lobe gauche.

 

Elle connaissait déjà la réponse à cette question et si cette fois elle avait dû opter pour la survie, elle ne courberait pas le dos toute sa vie face à l’injustice. La liberté coulait dans ses veines comme elle avait coulé dans celles se son père vagabond avant elle. Sa jeunesse, elle s’en servirait pour se lever contre l’oppresseur. Son port de tête altier souligna sa détermination quand elle croisa son regard dans le miroir de l’entrée. Elle espérait que les autres villes de sa région aient eu la même idée qu’elle. Ayant également une pensée inquiète pour les Hylés, elle se rassura en se promettant de se joindre à eux pour résister à l’avenir. Seuls, ils n’y arriveraient pas.

 

_ Par l’amour, nous sommes nés d’une fratrie. Par le sang, nous mourrons en frères. Siréliens et humains sont ma patrie. Ensemble, nous formons une nouvelle ère, acta Sonfà en citant la devise de la famille Sirel.

 

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