- Bertille, à toi de jouer.
Bertille reporta son regard vague dans la pénombre de la pièce. Assis sur la moquette face à elle, au beau milieu de la chambre en désordre de Jimmy, ce dernier et Isabeau l’observaient avec amusement. Ils tenaient tous les deux une poignée de cartes dans leur main ; ils étaient en plein milieu d’une partie de rami.
- Ton père ne t’a jamais dit que tu étais tout le temps dans les nuages ? la taquina Jimmy, qui savait très bien que M.Fauripré le lui reprochait très souvent.
- Pas dans les nuages, corrigea Isabeau. Plutôt dans la lune !
Bertille tourna son attention vers le ciel, par la fenêtre par laquelle la nuit coulait lentement dans la chambre. Seuls les réverbères du pont leur apportaient un peu de lumière, en plus de la lampe de chevet de Jimmy posée à même le sol.
- Et la voilà repartie, soupira Isabeau.
- Bertille, à ton tour !
Bertille souffla, agacée, et joua les cartes qu’elle avait dans les mains. À la surprise générale, elle réussit à toutes les poser d’un seul coup, remportant la manche en une seule fois.
Hébétés, ses deux adversaires l’observèrent reculer ses fesses vers la fenêtre et rentrer le menton dans ses genoux.
La maison de Jimmy se situait sur la route qui longeait le lac. Depuis la fenêtre de sa chambre, on voyait bien la surface noire des eaux calmes, et le château qui abritait la mairie qui déployait son ombre gigantesque en arrière-plan. Un vrai décor de cinéma.
Bertille n’avait pas parlé à ses deux amis des raisons pour lesquelles elle avait accepté l’invitation de Jimmy. Ce n’était absolument pas pour jouer au rami jusque pas d’heure, et c’était loin d’être pour observer leur petit jeu à tous les deux - c’était clair, ils se plaisaient bien. En réalité, elle espérait secrètement que le fantôme se montrerait. Elle savait qu’elle aurait un point de vue idéal sur le lac hanté par Jehanne.
Jimmy et Isabeau ne comprirent ses motivations qu’à ce moment précis où elle tendit le cou pour apercevoir l’étendue d’eau en totalité.
- Bertille ? tenta Isabeau. Tu ne joues plus ?
Bertille ne répondit pas, profondément concentrée sur sa surveillance du lac. Jimmy ne cacha pas son exaspération.
- J’aurais jamais dû te parler des hallucinations de ma tarée de sœur ! s’emporta-t-il en se levant. J’en ai ma claque, ça veut rien dire tout ça, depuis quand les fantômes ça existe d’abord ? Tu ne crois pas que…
- Chut ! réagit soudain Bertille. Regardez !
Peu convaincus, Isabeau et Jimmy se rapprochèrent de la fenêtre. Leur souffle à tous les trois dessinait des cercles de bués, mais ils virent immédiatement ce à quoi Bertille faisait allusion.
Une silhouette blafarde glissait sur le lac, à bord d’une barque. L’embarcation avançait toute seule. Donc, il y avait bien un bateau, la sœur de Jimmy n’avait pas bien vu, pensa Bertille.
La personne à bord se tenait debout, étrangement voûtée, mais ne ramait pas. Une longue cape brillante couvrait ses épaules. Sa stature et ses cheveux blancs volant au vent trahissaient son âge infiniment vieux, comme si des siècles entiers se tenaient vivants sur un petit bateau. On ne pouvait douter de son statut de fantôme. Tous les éléments étaient là.
Fascinée, Bertille ressentit tour à tour une joie immense d’y avoir cru, l’excitation de l’envie de résoudre l’énigme, et une peur démesurée pour cette chose étrange et contre-nature qui se mouvait sous leurs yeux. Se pouvait-il que cette silhouette sur le lac fût tout ce qu’il restait de Jehanne pleurant son Gustave ?
Troublée, Bertille se leva et d’une main tremblante, tourna le loquet de la fenêtre. Tous trois tendirent attentivement l’oreille.
Une lamentation lointaine leur parvint alors. La voix, chevrotante, semblait chargée de pleurs et leur arracha un frisson.
- …ustaaaaaaa…eeeeeeee !
Bertille sursauta, et vit qu’Isabeau était aussi bouleversée.
- Elle a dit Gustave ! s’exclamèrent-elles d’une même voix.
Jimmy haussa un sourcil et referma précipitamment la fenêtre. La barque disparut derrière la mairie, contournant l’île sur le lac. Jimmy ferma le rideau pour couper court à leurs observations. Il essayait visiblement de paraître sûr de lui mais il parvint difficilement à dissimuler les tremolos dans sa voix.
- N’importe quoi ! Elle a dit « Oust ! », ou autre chose, mais certainement pas Gustave. Tu as entendu ça parce que c’est ce que tu t’attendais à entendre.
La lumière du plafonnier inonda la pièce : Isabeau s’était déplacée jusqu’à l’interrupteur à côté de la porte.
- Et toi alors ? répliqua Bertille. Tu es tellement persuadé que ça ne peut pas être possible que tu as compris de travers. Tu ne voulais pas entendre la preuve que c’est bien le fantôme de Jehanne !
- Ecoutez, tempéra Isabeau. On est tous d’accord qu’on a vu quelque chose. Maintenant, ce qu’il nous faut découvrir, c’est qu’est-ce que nous avons vu.
- Si ça se trouve, c’est juste quelqu’un qui fait une blague, objecta Jimmy.
- Peut-être bien, admit Isabeau.
Bertille s’abstint de l’affirmer aussi, n’osant pas reconnaître qu’elle avait elle aussi envisagé cette possibilité. Mais comment pouvaient-ils dire cela maintenant qu’ils avaient eu la preuve que c’était bien un fantôme ?
- Et puis d’abord, si c’est vrai, il y a bien quelqu’un qui s’en serait aperçu ? poursuivit Jimmy d’un ton incisif.
Isabeau leva un sourcil face à cette agressivité soudaine. Elle répliqua :
- Apparemment, le fantôme ne vient pas tous les soirs, sinon, ta sœur l’aurait remarqué et te l’aurait montré.
Jimmy jeta à Isabeau un regard dubitatif. Bertille leva les yeux au ciel.
- De plus, reprit Isabeau, ça me semble tout à fait normal que personne d’autre ne l’ait remarqué. Regardez quelle heure il est, se justifia-t-elle en désignant le cadran du réveil de Jimmy qui battait sagement la mesure sur la table de nuit. Neuf heures et demie. À cette heure-ci, en cette saison, personne n’est dehors, et tout le monde regarde la télé, ce qui fait qu’on entend aucun son venant de dehors. Si on ajoute à ça le fait que ça ne dure pas si longtemps que ça…
- Pas si longtemps ? s’indigna Bertille. Ça fait plus d’un mois que ça dure ! Et puis là, excuse-moi mais ça a bien duré dix minutes…
- Non, trancha Isabeau. Ça n’a duré que deux minutes, trois tout au plus. Seulement, il faisait noir, nous n’étions pas rassurés et les apparences montraient qu’un fantôme se déplaçait d’on ne sait quelle façon sur le lac.
Jimmy croisa les bras sur sa poitrine. Bertille plongea son visage dans ses genoux jusqu’au front. Isabeau soupira, les bras ballants, laissant entendre qu’elle n’en savait pas plus.
- Je ne sais pas lequel d’entre nous a raison, admit-elle. Mais j’ai bien envie de savoir ce que tout ça veut dire. Si vous êtes toujours avec moi…on peut s’y intéresser de plus près.
Coquilles et remarques :
— et le château qui abritait la mairie qui déployait son ombre gigantesque [Il vaut mieux éviter les relatives « gigognes » introduites par « qui » ; je propose « dont l’ombre gigantesque se déployait ».]
— pour jouer au rami jusque pas d’heure [jusqu’à]
— Bertille ? tenta Isabeau. Tu ne joues plus ?[« Tenter » n’est pas un verbe de parole, ni qui évoque la parole ; je propose « hasarda Isabeau ».]
— depuis quand les fantômes ça existe d’abord ? [virgule avant « d’abord »]
— Chut ! réagit soudain Bertille. Regardez ! [« Réagir » n’est pas un verbe de parole et l’idée de parole ne s’y substitue pas naturellement. Je propose « s’exclama », « souffla » (si elle parle à mi-voix), « s’écria » (si elle parle fort »).]
— dessinait des cercles de bués [buée]
— trahissaient son âge infiniment vieux [Son âge ne peut pas être vieux ; je propose : infiniment ou extrêmement avancé.]
— il essayait visiblement de paraître sûr de lui mais il parvint difficilement à dissimuler les tremolos [virgule avant « mais » / les trémolos]
— Bertille s’abstint de l’affirmer aussi, n’osant pas reconnaître qu’elle avait elle aussi envisagé cette possibilité. [Pour éviter d’avoir deux fois « aussi », je propose « qu’elle avait elle-même envisagé ».]
— Et puis d’abord, si c’est vrai, il y a bien quelqu’un qui s’en serait aperçu ? poursuivit Jimmy d’un ton incisif. [Concordance des temps : si c’était vrai / pas de point d’interrogation : il parle d’un ton incisif.]
— Regardez quelle heure il est, se justifia-t-elle en désignant le cadran [Elle ne se justifie pas, elle argumente plutôt ; je propose : argua-t-elle, renchérit-elle, développa-t-elle, expliqua-t-elle…]
Merci pour le relevé des erreurs !