Chapitre 3 -- Juste à clou

Par Capella

Elle remonta les lunettes sur son nez en tournant la page du précis posé sur son bureau. Elle regrettait d’avoir laissé Ambre gribouiller sur les pages les plus importantes lors de leurs échanges dans la grotte aux échos, en conséquence de quoi il lui fallait plisser les yeux pour voir au travers. Ses yeux, d’ailleurs, ils étaient plus fatigués que jamais, et la carte qu’elle compulsait, traçant le périmètre entre la frontière de terres de seigneurs de l’est, n’était plus qu’une masse de forme sans sens pour son esprit. Déjà l’étude de la forêt des trolls qui bordait Point-du-Soir et son évolution à travers le temps avait été une longue lecture éreintante. Maintenant, elle n’avait plus que l’envie de fermer son livre et pousser un soupir rauque.

Après tout, il se tenait à côté d’elle un parchemin tout droit venu de l’église, et signé Ambre, qui n’attendait qu’à être déroulé puis lu. Estimant qu’elle aurait le loisir de le faire plus tard, elle l’ignora et tenta de se concentrer un ultime quart d’heures. Rien que les derniers morceaux de poudre d’étoile qu’elle possédait pour continuer son trajet à travers Voie lactée. Un coup à la porte lui épargna les cinq dernières minutes de l’objectif. Pivotant sur son fauteuil, une domestique lui apparut pour se courber tout en politesse.

« Demoiselle Mélinoé, votre frère vous réunit, avec toute votre famille, pour débattre d’un sujet estimé important.

— Ah ? Moi qui pensais m’être abrité sous les ramures d’un saule avant l’heure du coucher. Qui d’autre que ce géant agaçant pour en lever le voile et me narguer une dernière fois. » Elle ferma le livre, pliant ses lunettes avant de les ranger dans son étui. « Cela a intérêt à en valoir la peine. »

Elle suivit la domestique, traversant les couloirs du palais en mettant son casque sur ses oreilles. Depuis les fenêtres, la cour était vide de tout occupant, sinon des fées – ou seulement de lucioles – que la lumière de la lune rendait visible par quelques scintillements secrets entre pierres et coin de l’œil.

Pas vraiment de lune, sous une grotte, au demeurant. Juste quelques poissons et méduses bioluminescentes qui peuplaient le dôme au-dessus de leur tête – de leur tête à tous, dans les terres de l’est. Un dôme si large, si grand, un couvercle sur tout un territoire. Mélinoé plissa les yeux chaque fois qu’un gros poisson faisait disparaître son ombre du ciel, et que les luminescences retrouvées tombaient sur le palais.

Elle fit glisser un coussinet de l’une de ses oreilles lorsqu’elle pénétra dans la pièce où s’étaient réunis autour d’une table des occupants aux visages jumeaux. Elle offrit un signe de tête à l’adolescent de douze ans qui trépignait en se rongeant les ongles sur le siège ; rien, pas même un regard, à son aîné, pieds sur la table en train de se balancer sur sa chaise, une domestique embarrassée assise sur ses genoux.

« Rebonsoir, père, mère », offrit-elle au moins aux concernés.

Et elle s’assit entre sa mère et un siège vide, lequel fut comblé d’Éris, lorsqu’elle apparut après quelques petites secondes d’une marche vive.

« Plume, pourquoi nous avoir convoqué ? argua leur père en tapant la table du doigt aussi vite qu’un pic. Aussi tard, de surcroît. J’ai encore beaucoup de choses à traiter, dernièrement, et j’ai tellement de retard ! se plaignit-il en levant les yeux au ciel. Et renvoie donc cette fille d’où elle vient !

— Patience, Heronn, il est rare que notre fils nous appelle à ces heures tardives, sourit sa femme. D’habitude, il attend l’après-midi pour nous déranger. Au sujet de la fille, ton père a raison, néanmoins. »

Plume convint à la remarque d’un rire avant de ramener ses jambes à lui. Non sans avoir gratifié la domestique d’une caresse sur le derrière, il lui demanda de venir le rejoindre dans sa chambre sous les lumières vespérales, le temps de terminer ce qu’il avait maintenant à dire. Libéré du poids sur ses cuisses, il se pencha et piqua ses coudes sur la table. « J’ai reçu un message d’Ana, peu après qu’elle fut rentrée à l’Alvéole.

— Anastasia Ardoisée ? précisa leur plus petit frère.

— Oui, elle-même. Quand elle a appris pour cette histoire de grabuge dans la grotte, elle s’est renseignée sur la cause, et, ouais, le prétendu brigand, pas une trace, mais elle confirme qu’il s’agit bien d’un sans-corps qui a foutu le bordel un peu partout. Bon, on s’y attendait tous, vu les dégâts, mais de là, elle m’a bassiné de mille, mille, miiille réflexions. Comme quoi c’était bizarre qu’un prétendu dieu puisse être dénué de conscience, qu’il n’ait que pour but de protéger un lieu, avant de finir détruit par l’armée, tout ça tout ça. Elle n’aurait pas tort, en vérité.

— Somme toute, cela a relancé ses velléités de dangereuse justice ?

— J’en ai bien peur… » Il eut un nouveau rire, plus cynique, cette fois-ci, avant de croiser les jambes sous la table. « Elle a relancé l’un de ses contacts dans la tour de la reine, pour avoir les informations qui sortiront de cette étrange affaire…

— Tu devrais t’éloigner d’elle une bonne fois pour toutes. C’est parce qu’elle t’aime qu’elle est éprise de justice ; qu’elle veut que les Corail soient réhabilités. Or tu m’as répété maintes et maintes fois que tu ne comptais pas l’épouser – ce qui est de toute façon préférable eu égard au fait qu’il s’agît d’un très mauvais parti –, alors il serait temps de l’assumer, au risque que tu sois impliquée dans ses étranges lubies. »

Ce n’est parce qu’il ne veut pas l’épouser qu’il ne peut pas rester proche d’elle, argua Mélinoé. Ceci étant, elle l’argua dans sa tête, car faire dévier le sujet ne la séduisait en rien. Elle continua d’agiter de façon imperceptible son menton au rythme de la musique en écoutant la discussion familiale de l’autre oreille. Son frère ne semblait visiblement pas motivé à l’impliquer en dépit du fait qu’elle avait été une actrice principale dans cette affaire, et cela était tant mieux.

« Je dois avouer que je suis d’accord, mais… Ana est un super coup ! Je ne suis pas bien déçu qu’elle m’apprécie, et comme on se voit assez souvent, je peux en profiter.

— L’héritier légitime ne devrait pas se comporter comme ça…, grimaça son père.

— L’héritier de Point-du-Soir ? À part celle de bouffeur de poissons rabougri et de vampires qui fondent sous la lumière, on a une réputation à tenir, au juste ? Rien que nous rendre dans une ville voisine, ça nous oblige à nous habiller avec autant d’extravagance que pour une expédition à la surface, au bout d’un moment, arrêtez de penser qu’on a une face à garder.

— Il n’a pas tort sur ce point, renchérit leur mère. Argumenter d’un point de vue politique ne va pas être convaincant pour le pousser à arrêter. Sois simplement une bonne personne, Plume. Ne joue pas avec les sentiments d’autrui.

— Je suis un parfait galant avec elle, mère ! badina-t-il d’un clin d’œil. Et je m’arrange pour que jamais elle ne trouve meilleur partenaire de nuit. »

Mélinoé mit les deux oreilles de son casque, Seren détourna les yeux, leur père grinça des dents, leur mère eut un sourire ironique et Éris éclata tout bonnement de rire.

« Bref, de toute façon, vous n’êtes pas là pour m’entendre parler de ça ? entendit-elle étouffé derrière sa musique. À moins que si et que vous cherchiez des conseils chez un habitué ?

— Abrège donc, intima leur père.

— Soiiit… Il se trouve qu’Anastasia a appris de son collaborateur une chose très intéressante dont elle m’a fait part par message. Le sujet du jour dont je voulais vous parler, quoi. Vous voyez, elle vaut le coup, non ? je veux dire, elle a la langue facile, et on peut savoir en avance tout ce qu’elle fera avec quelques coups de rein. N’est-ce pas pratique ?

— A-brège, articula son père. »

Le premier-né eut un soupir outrancier. « Ce sans-corps est de création filaire ».

Mélinoé fit glisser son casque à ses épaules, sa musique se faisant entendre à légers décibels des oreilles les plus proches. Du reste, tous les regards s’étaient mues de stupéfaction. Plume profita de l’effet de ses paroles avec une délectation manifeste.

« Elle est comme une folle, maintenant. Elle pense que tous les sans-corps viennent de la main de nos ancêtres. Qu’ils sont des faux-dieux, et qu’enfin, les Corail n’auront plus à subir leur rôle imposé par leurs faux-dirigeants. Risible, n’est-ce pas ? »

Mélinoé fit promener un discret regard sur son père qui, livide, considérait la table avec grande attention. À côté, Mère était plus composée, doigt sur la lèvre, le regard sérieux.

« Pourquoi tu nous dis ça…, gémit leur petit frère, une main serrant une masse de ses courts cheveux bouclés.

— Tu es le deuxième fils, tu mérites autant de savoir que moi, non ? Et puis, tu seras amené à aider pour gérer la situation.

— Aider, moi ? Il y a père, mère, et toi, en priorité ! Je ne vois pas ce que je peux faire. »

Plume poussa un soupir ennuyé avant d’offrir une petite œillade en coin à l’une des fenêtres de la salle de conseil. Il fit tapoter ses doigts contre la table oblongue autour de laquelle tous étaient assis.

« Franchement, j’ai un peu la flemme de m’occuper de tout ça. Je vais aller remercier Ana pour l’information, et l’empêcher de faire une bêtise, ou du moins de nous mentionner dedans, mais si on a besoin de moi, franchement…

— “Franchement” quoi ? gronda Père. Ce que j’attends de toi, c’est de répondre à ton rôle lorsque la situation l’oblige.

— T’es encore en vie, pour ce que j’en sais, et Seren est là pour remplacer au besoin. Bien à ça que ça sert, de faire plein de gosses, non ? Je veux dire, moi je le ferai pour le plaisir de le faire, là-dessus, je suis bien d’accord, mais Père, vous n’êtes pas celui que je verrai apprécier le processus.

— Il n’a pas l’âge de s’occuper de ces choses-là, répondit-il en ignorant le reste de l’argumentaire.

— Baaaah… À onze ans, je faisais déjà le double.

— Car tu étais héritier.

— Ça l’épargne donc d’avoir un semblant d’intérêt pour la politique de notre cité ? Eh ben…

— Si cela signifie le jeter sans aucune préparation, alors oui, ça l’en épargne », conclut Père.

L’assemblée observa un silence tendu, Mélinoé remettant une oreille de son casque pour jouer avec les manches de sa robe. Il lui brûlait de retrouver son manuel de géographie pour penser à autre chose, sinon son lit, pour ne penser à rien du tout, tant qu’à y être.

Avec un soupir, Plume fit reculer sa chaise pour se lever. Il la contourna et s’appuya sur le dos de celle-ci, son regard précisément rivé sur celui du seigneur de la cité des eaux-sales. Ce fut au même instant qu’un rayon de lumière passa depuis la fenêtre jusqu’à son visage, l’obligeant à le décaler légèrement, non sans un petit rire amusé, les yeux plissés dans leur gêne.

« Apparemment, les sans-corps vont communiquer dans quelques jours pour tous les habitants de Stèlebrune. Ce sera évidemment diffusé dans toute la ville par les ondes radios, pour ceux qui ne pourront pas faire partie du public. Ils vont étouffer l’affaire et prétexter un sans-corps crée par d’autres sans-corps, sinon un dieu épuisé après une malédiction. Ils n’ont pas encore décidé. En tout cas, ça leur permettra en prime de répondre aux déclarations d’Anastasia dans un même temps. »

Mélinoé fronça les sourcils, curieuse de savoir si elle était censée comprendre le sous-entendu concernant les fameuses « déclaration » de la femme à problèmes. Connaissant l’incriminée, elle pouvait peu ou prou s’attendre à beaucoup de choses. Entre Rose et elle, heureusement que l’une des sœurs de leur trio savait être modérée. Dommage qu’il fallut que ce fût la plus secrète.

« Autant je compte la dissuader de faire la moindre bêtise pendant le communiqué, autant elle a déjà agi sans me prévenir avant. Elle s’est exprimée aujourd’hui dans son ancienne université pour raconter ce qu’elle avait appris. C’est désormais autant d’oreilles qui possèdent une rumeur à faire répéter à chaque autre oreille qu’elles croiseront ; et en exposant le fait qu’elle a appris ces informations censées être secrètes, c’est un collaborateur de la tour qu’elle jette sous le train par la même occasion, tiens… »

Il tapota sa lippe de son index, le regard tourné vers le ciel, faisant mine de réfléchir à un sujet frivole avec une expression frivole. Garçon frivole qui donnait l’envie à Mélinoé de changer de nom de famille, sinon de dériver telle une comète sans famille. Si sa Mère et Éris n’avaient jamais eu l’idée de voir le jour pour équilibrer un peu les trois autres, probablement que déjà l’aurait-elle fait.

« Père, vous marquez au moins un point, je dois en convenir ; Ana est bien trop belle pour que je l’éloigne de moi, par contre, je préfère rester hors de toutes ses petites envolées de justice. Nan parce qu’elle n’a aucune notion du danger des autres tant que ça sert le “bien commun” auquel elle croît. Si elle ne nous aimait pas autant, je crois qu’on aurait nous-même pu finir en trophée à exhiber pour faire passer ses messages. »

Il se redressa alors, et son sérieux céda sa place à un sourire enjôleur. « C’est ce qui fait son charme. J’ai rarement eu à faire avec une femme aussi intéressante dans ses propos – de jour comme de nuit. Les originales, ça fait son petit effet. »

Personne n’eut la tête à le gourmander pour sa petite dérive qu’aucun ici n’avait réclamée, alors il en fut quitte pour partir avec un petit signe de main amical pour sa famille.

Au terme d’un long silence que Seren combla par le bruit de ses ongles qui claquaient contre ses dents, Mélinoé finit par mettre son casque et étaler sa tête contre la table.

 

 

✿❀❁✿❀❁

 

 

Mélinoé était visible dans la foule, mais pas là où aurait mérité d’être des gens de son rang. Même les aristocrates, qui ne dirigeaient pourtant aucune cité à Stèlebrune, se trouvaient plus proches de l’estrade sur laquelle se tenaient les cinq conseillers sans-corps que les dirigeants de l’est…

Caché derrière le pape, gêné de sa position, Ambre ne faisait pas exception aux membres éminents présents face au public. Devant lui s’étendait une houle de filaires ponctuée de quelques formes plus dissonantes de sans-corps. Quand son regard croisa celui de Mélinoé, il n’osa pas lui envoyer de salutation, ses moindres faits et gestes tant et si bien observés par tant de pairs d’yeux.

Me donner un rôle responsable est-il une façon à Père Morteau de me couper l’envie de faire des bêtises ? Ou bien il ne plaisantait pas quand il disait qu’un jour, je serais important pour l’Église ? Il grimaça rien qu’à cette pensée, ne se souciant plus vraiment du regard qu’on lui offrirait en conséquence. J’pas envie… Pourquoi moi ? J’ai fait quoi de particulier, pour avoir droit à ce traitement de faveur – à cette punition, plutôt !

Au centre de l’estrade, Camillïte, grande sphère flottante à rayons solaires, avança accompagnée de son chevalier personnel à l’armure bordeaux et au heaume cornu. Quand ils furent assez proches du bord de l’estrade, l’homme s’appuya sur des deux mains-lame plantées contre le sol, laissant sa dame s’exprimer.

« Bonjour à tous, peuple de l’Alvéole, et habitants de Stèlebrune qui ont fait pour nous ce déplacement depuis vos villes, ainsi que nos chers membres de l’Église. Vous n’êtes pas sans savoir que le jeune Feudiver ici présent a été l’acteur d’une découverte importante pour nous, il y a très peu de cela. Il aurait appris la présence d’un sans-corps, abandonné dans notre grotte aux échos, et partant le secourir, il aurait mis notre homologue dans une colère étrange, le poussant à tout ravager sur son passage. Vous n’êtes pas sans savoir non plus qu’une rumeur se répand à travers la cité depuis presque autant de temps, supposant les sans-corps comme de simples machines à conscience, remettant ainsi en cause notre droit à vous gouverner tous, et notre compétence à vous mener vers une paix infinie. Ces rumeurs naissent d’une vérité que je ne vous ferai pas le déshonneur de vous cacher : l’origine de ce sans-corps que nous avons trouvé. Celui-là est bel et bien artificiel, basé sur nos propres modèles ; une façon de nous égaler, construit par nulle-autre que des sans-corps d’il y a quelques décennies de cela. Malheureusement, il est impossible de reproduire l’existence que nous représentons, même avec nos propres cartes, et ce sans-corps s’est retrouvé l’esprit limité, rempli en tout et pour tout du seul principe de protéger la grotte en cas d’effondrement, estimant alors Feudiver comme un obstacle à sa mission. »

Camillïte marqua une pause durant laquelle Ambre en profita pour observer les réactions du public. Rien que de l’attention, de la surprise, de l’intérêt face à un récit extraordinaire. Ni doute, ni méfiance, ni colère, cela allait de soi. Du côté des sans-corps, du sérieux, sinon Katalysa qui flottait, son œil unique plissé avec ennui en attendant nul doute que cette prise de parole en vînt à sa fin. Ambre ne put s’empêcher d’en concevoir un début de sourire.

« Au nom des sans-corps qui eurent l’idée de façonner ainsi cette anomalie, nous nous excusons. Je comprends tant et si bien le désire qu’ils ont eu de façonner de leurs propres mains ce qui s’approche du divin, mais si nous le sommes, c’est car nous sommes nés ainsi, avec la sagesse et les compétences à cet égard. Produire une copie ne pourra que la rendre imbue, vicieuse, ou puérile. Cette erreur nous a au moins permis de marquer au fer rouge un exemple à éviter, et rien que pour cela, cette leçon nous est bien méritée. Car c’est nous qui allons porter le fardeau des responsabilités, nous qui allons dédommager les familles endeuillées, et offrir une pause légitime aux collègues traumatisés. »

Car le discours continua encore un petit bout de temps, Ambre croisa les bras, commençant à son tour à trouver le temps long. Le ton était administratif, les propos, téléphonés et trop-plein de politesse pour être captivants. Si au moins elle avait pu ponctuer le discours de quelques blagues pour le rendre au moins un peu amusant à suivre…

Car quitte à songer à plus intéressant, son esprit ne se fit pas prier pour le mettre sur la voix, en faisant remonter à son cerveau les informations de Mélinoé ; tout ce qu’elle avait appris de son frère qui l’avait appris d’Anastasia. Les coulisses derrière ce discours, cette potentielle mascarade qui tenait lieu d’excuse. De fait, à quel point Camillïte et les sans-corps étaient-ils honnêtes, dans toute cette affaire ?

J’espère quand même pas que ces rumeurs sont vraies… Les sans-corps sont forcément des dieux, ça n’aurait aucun autre sens, autrement… Sinon, à quoi servirait l’Église, sinon à propager un mensonge… Et nos membres seraient complètement anéantis de l’apprendre… Et puis… Ça voudrait dire que le culte des faux-dieux aurait été décimé pour… rien ? Et puis… Amaryllis, le Tisseur, l’Aile arc-en-ciel, tous ces Gardiens immortels, ils seraient aussi fabriqués d’une main filaire ?

Ambre reconnut la fin du discours à l’intonation conclusive de Camillïte, ainsi qu’au fait qu’elle s’éloigna, car autrement, il n’avait pas franchement écouté, trop occupé à refréner ses pensées qui tourbillonnaient dans un sens puis dans un autre comme une vague qui croiserait le chemin d’une consœur en mer houleuse.

Une douce rumeur se répandit parmi la foule qui mettait en commun leur avis sur ce qu’ils venaient d’entendre, et Ambre poussa un soupir éreinté. Se faire beau toute la matinée, demeurer debout une demi-heure de préparation, une autre de discussion, le tout à penser de choses angoissantes, ça ne lui donna que l’envie de s’allonger dans son hamac, et de douter en l’utilité d’être venue assister à l’événement en premier lieu.

« Excusez-moi, dame Camillïte ! »

La foule se tut, Ambre revint sur terre, et tous les regards se braquèrent sur la main levée. Les filaires s’écartèrent légèrement, dévoilant une brune aux yeux noisette et perçants sur un visage familier. L’adolescent grinça des dents à la vue d’Anastasia dans un moment si propice à y faire régner le chaos. Il ne pouvait que prier pour se tromper, mais s’attendre à autre chose de sa part ne serait pas la moins naïve de ses attentes.

« N’est-il pas étrange pour des dieux qui ont rebâti Stèlebrune avec tant de brio, de ne pas savoir faire de sans-corps avec un minimum de raison ? Et puis, maintenant que le fait que vous puissiez être créé d’une main filaire est mis en lumière, plusieurs incohérences vont avec votre existence, vous savez ? Vous seriez invincibles, mais mortels, avec une espérance de vie à peine plus grande que celle d’un filaire moyen ; comment acquérir de quoi être sage et nous guider, ainsi ? Je veux dire, n’importe qui d’autre peut naître, vivre et mourir, alors à quoi bon faire comme si vous le faisiez différemment de nous ? Et puis, nous ne savons même pas comment vous naissez, en premier lieu. Ça n’a jamais été un problème, jusqu’à présent, mais maintenant que nos esprits sont pleins de doutes, répondre à cette question pourrait nous rassurer, vous ne pensez pas ? »

Tapotant sa lippe du doigt, elle fit mine de réfléchir à ses prochains mots, tout autant qu’elle affecta le moment où elle afficha la résurgence d’un souvenir dans son expression.

« Oh ! Pourquoi les sans-corps ont-il des rôles, aussi ? Demoiselle Katalysa est née traqueuse pour le bon plaisir des étoiles ? Et pourtant, elle dirige sans jamais rien traquer, ce qui irait donc contre son rôle attribué à sa divine naissance. Seigneur Moroïte est un sans-corps végétal, pour quoi faire ? N’étaient-ce pas car les premiers filaires cherchaient à s’armer de machines utiles pour refabriquer la ville ? Nous n’avons aucune archive de la création de Stèlebrune, sont-ce vraiment les sans-corps, qui s’y sont attelés, au bout du compte ? Personne ne peut le dire, pas même vous, puisque vous mourrez. Et les êtres immortels qui peuplent Stèlebrune demeurent cachés au monde. Une vérité qu’ils n’oseraient pas prononcer, peut-être ?

— Anastasia Ardoisée, vos propos sont terriblement dangereux, prononça Moroïte.

— M-Mais amusant, persiffla Katalysa avec un grand sourire dans la voix. M-Moi, une vulgaire traqueuse fabriquée de main filaire ? Franchement, si l’objectif était d’être insultant, vous avez aussi bien visé que celui d’un appareil photo. » Comme il y eut un silence confus, Katalysa perdit son sourire. « L’objectif… Appareil photo. C’était une tournure plutôt bien vu, non ? »

Camillïte ne trouva rien à répondre, elle qui faisait pourtant office de figure rayonnante, même parmi ses quatre égaux. Son œil était en fait pris de tremblements numériques, et ses rayons s’agitaient plus forts tout autour d’elle.

Elle aussi, est en train d’y croire…? s’étonna Ambre.

« C’est une chose qu’il serait bon pour nous de vérifier, j’en conviens, déclara-t-elle alors. Si pour vous rassurer, il vous faut des preuves, notre rôle est d’obéir, pas de vous intimider, ni de vous réduire au silence. Ce n’est pas ainsi que les rumeurs s’effondreront, bien au contraire.

— Pourtant, le culte des faux-dieu aurait aimé que vous teniez les mêmes mots ! »

Katalysa écarquilla l’œil, tandis qu’Ambre se raidit autant qu’il sentit le pape l’imiter.

« De quoi parlez-vous…, s’étrangla Camillïte, confuse.

— Ouais, je veux bien savoir de quoi vous parlez, m-m-moi aussi ! renchérit Katalysa, une envie de meurtre dans sa voix plus déraillée que jamais.

— Oh ? Ça ne vous dit rien ? sourit la filaire. L’Église Numethienne n’existe que depuis douze ans, ce qui coïncide avec l’élimination d’un culte secret qui opérait à ce moment-là, et avec exactement les mêmes idées qu’aujourd’hui : celles qui arguent que les sans-corps ne seraient pas divins, loin s’en faut.

— Tu en faisais partie ? inféra Katalysa. Il y a eu des survivants ?

— Non, sinon Ambre Feudiver. » Les mots avaient été prononcés avec une tranquillité insolente.

En se voyant devenir cible des projecteurs, sinon celui du pape qui ne cessât pas une seconde de lui exposer son dos, Ambre retint les battements alarmés de son cœur. Si Anastasia venait de sceller d’une manière ou d’une autre son destin, il lui fallait impérativement trouver de quoi se tirer d’affaire, quitte à mentir et la faire exécuter. Si ça devait être lui, elle ou bien eux deux, et bien tant pis pour ses sœurs, car ce ne serait qu’elle.

« Ambre venait d’un groupuscule de malfaiteurs s’étant fait décimer par cet homme qu’il respecte tant qu’est Trevor Grain-de-Fer, travaillant pour le conseil. »

L’intéressé était bien entendu ici présent, derrière Camillïte, avec quelques autres hommes pour s’avancer au moindre danger, en conséquence de quoi Anastasia se fit un plaisir à le désigner du bras. Il caressa l’une de ses cornes de sa lame, ses épaules se secouant doucement.

« Ce groupuscule serait donc probablement ce culte, poursuivit-elle, puisque le soldat ignora l’accusation.

— Comment tu peux savoir ça ? fit Katalysa, perçante. Non, entre ça et la rumeur que t’as lancée, t’as un informateur chez nous, c’est plus ou m-moins acté. Ah, Thibault Elyss ? Il était dans ta promotion, non ? C’est le seul à s’être fait une place aussi haute dans la tour… Je vois. Il punira ton blasphème, tu le sais, ça ?

— Mais blasphème il faut qu’il y ait, dans ce cas. Dame Camillïte, vous parliez de faire vérifier mes sources, j’en ai néanmoins la possibilité ; pourquoi attendre ? Comme je l’ai dit, les sans-corps sont invincibles, à défaut d’être immortels, n’est-ce pas ? En êtes-vous vraiment certains, au bout du compte ?

— Aaah… Ardoisée, je sais pas trop où tu glisses, avec tes patins, mais ça sent le hors-piste, commenta Trevor en venant mettre l’une de ses épées sur son épaule. Je vais devoir te demander de finir cette conversation à l’intimité des murs du conseil, si tu veux bien. »

Il descendit de l’estrade, et la foule se divisa telle une marée androïde pour le laisser approcher. Anastasia fouilla alors dans son manteau avec un sourire mutin et des gestes rien moins qu’alarmés.

« C’est bien, de se battre pour ses idées, mais si tu sors le moindre objet tranchant, la légitime défense pourrait te coûter cher.

— Bien, je tâcherai de courir. À moins que ce qui ne soit pas tranchant soit toléré ? »

Ce qu’elle sortit eu de quoi étonner Ambre qui se pencha en avant en sus de plisser les yeux, ayant un peu de mal à croire que son regard n’était pas là en train de le trahir à un moment très peu indiqué pour le faire. Pas une épée, cela allait de soi, mais la chose jurait même avec dague et couteau. Quand il vit Anastasia pointer la scène, d’un coup, tout se brutalisa dans sa boîte crânienne.

« Un pistolet à clou…

— À clou ? répéta le pape, les sourcils levés.

— Juste à clou », confirma-t-il.

Mais son front fut impossible à dérider. Il avait eu l’idée d’utiliser le pistolet comme une arme, se disant qu’ainsi, il pourrait contrer les épées par une toute nouvelle stratégie : une arme à distance remplaçant les arcs. Anastasia s’était trouvée sur les lieux des faits, donc qu’elle lui volât l’idée, cela n’eut rien d’anormal… Mais de simples clous ? Elle aussi, tentait le bluff pour empêcher le chevalier d’approcher ? Ça n’avait pas bien marché pour lui, cela aussi, elle l’avait vu…

Il se tourna vers l’estrade, mal à l’aise.

« Seigneurs Sans-corps, vous devriez vous protéger, je ne sais pas ce qu’elle prévoit de faire avec… »

L’œil géant de Camillïte explosa dans une efflorescence de gaz violet. Le petit soleil fut pris de spasmes avant de s’écraser contre le sol, plus aucune lumière ne venant illuminer son corps pour en attester la vie.

Depuis le corps effondré jusqu’au lieu d’impact, un tracé de fumée coloré, tel un fumigène, le pistolet d’Anastasia soufflant encore.

Sans lui laisser le temps d’avaler ce spectacle, des cris retentirent dans toute la foule. Loin d’être la terreur d’avoir vu la dirigeante s’effondrer, ils s’étaient tous coordonnés au même instant avec des accents empreints d’une colère inquiétante. Des exclamations de guerre.

De la fumée vint s’élever ici et là, un écran venant précisément naître de là où se trouvait Anastasia, laquelle disparut tandis que des hommes et des femmes parvenaient de tout côté pour atteindre le rassemblement. Il leur fallut se choquer contre les gardes qui entouraient la place, mais le nombre menaçait de donner raison aux armures.

D’un saut, Trevor regagna la scène, ses deux bras levés à hauteur de poitrine en attendant que vînt l’ennemi. Katalysa eut visiblement une pensée méprisante pour la prudence, car elle se jeta en avant. Trevor la ramena de force en venant lui faire rencontrer le plat de sa lame pour arrêter sa course. Il lui bloqua alors quelques tentacules sous le coude pour être certain qu’elle ne retenterait pas de se jeter à corps perdu dans la bataille une fois remise du choc.

« Vous êtes une traqueuse, mais sur un champ de bataille aussi chaotique, je suis pas sûr que vous seriez plus avancée que ça à trouver une cible.

— Kah ! Laisse-m-moi y aller ! Je vais leur apprendre !

— Plus tard. Plus tard. »

Voyant les écrans de fumer s’ériger partout dans la foule, les cris de panique de cette dernière et les premiers soldats qui tombèrent sous les coups des rebelles, Ambre prit la sage décision de courir jusqu’au centre de l’estrade pour bénéficier de la protection du Chevalier framboise.

« M’sieur Trevor, s’inquiéta-t-il. C’est une révolution, c’est ça ? Comme pour le culte des faux-dieux, vous allez parvenir à l’arrêter avant qu’elle ne se lance pour de bon, n’est-ce pas ? »

Il mit du temps à répondre, campé sur ses positions en attendant que la première menace se fît jour. Mais rien que des nuages de poudre étouffante, des cris ou de panique ou de colère, le bruit du fer contre le fer, de la population qui s’égaillait. Rien qui ne menaçait de leur foncer dessus pour les éliminer, mais Ambre comprit à l’instant où les épaules de Trevor se relâchèrent qu’aucun blessé supplémentaire ne serait fait en cet après-midi. Un seul, cela avait parfaitement suffi. Du reste, rien qu’une diversion pour permettre à Anastasia de tirer sa révérence et de recommencer un autre jour.

« Désolé Ambre, pas cette fois », répondit finalement le chevalier.

Comprenant qu’il n’aurait personne à protéger sur cette estrade, il envoya quelques soldats en armure grise plonger dans la cohue, tandis que les Chevaliers framboise restèrent austères, dos droits. Il appuya le bout de ses lames contre le sol, observant la mer de bas nuages colorés qui enveloppait la foule.

« Maintenant qu’ils ont la justice à portée de main – ce qui n’était pas le cas de ton ancien rassemblement –, ils vont la brandir jours après jours pour s’en vanter. » Il se tourna vers Ambre avec un spasme des épaules au moment où il poussa une exclamation amusée. « Une guerre civile, c’est peut-être ce qui nous manquait pour nous faire décimer tous, tiens. »

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez