Chapitre 30

Notes de l’auteur : Bonne lecture !

Je n’arrêtais pas de repenser à ce que le Dieu des Cauchemars m’avait révélé. Ses mots tournaient en boucle dans ma tête, sinistre litanie qui me hantait jusque dans mes nuits. J’y voyais Liam sous une nouvelle lune, mais quand j’approchais, c’était pour lui découvrir des yeux complètement noirs, terrifiants. Il affichait alors un sourire beaucoup trop large et, de ses lèvres blêmes s’échappaient des ombres mouvantes qui se ruaient sur moi toutes griffes dehors. 

Ciaran semblait éprouver un malin plaisir à me torturer ainsi, apparaissant dans ces cauchemars pour me railler. Au matin, il m’arrivait même d’entendre l’écho de son rire résonner dans mon esprit. J’avais l’impression de perdre la raison.

J’avais fini par cacher la clé d’Asling que Liam avait trouvée dans le seul endroit où j’étais certaine que ni mon frère ni les jumelles ne la trouverai : le Temple des Rêves.

En tant que filleule du Dieu des Rêves, j’avais accès à des endroits du temples habituellement interdits au public comme le déambulatoire dont les portes se trouvaient dissimulées derrière l’abside. Petite, j’y avais découvert une porte dérobée menant tout en haut de la statue d’Asling. Je ne crois pas que les prêtres du temple aient jamais soupçonné l’existence de ce passage. La première fois que j’y été entrée, je m’étais perdue en suivant un papillon. C’est là que j’avais découvert, au milieu des cheveux de la statue, une cavité creusée dans la pierre. J’avais pris l’habitude d’y dissimuler mes plus grands trésors. Et, à cet instant, elle me semblait la cachette idéale pour la clé.

Le plus gros problème se présenta plus tard, quand Liam vint me voir pour me parler de la clé. J’avais longuement hésité entre lui faire croire que ce n’était qu’un rêve et lui dire sincèrement que je ne voulais pas qu’il s’en serve. Dans le premier cas, je n’aurais eu qu’à lui expliquer toute la situation plus tard, quand il aurait été assez âgé pour comprendre que c’était trop dangereux pour lui d’errer ainsi dans le monde des rêves. Il m’en voudrait certainement, mais j’étais sûre qu’il finirait par comprendre que je ne cherchais qu’à le protéger.

Dans le second cas, en revanche, je risquais fortement une explosion de sa part. Liam m’avait toujours envié ce don de voyager dans les rêves depuis que je lui en avais parlé. Plus d’une fois je l’avais découvert rêvant de passer les portes d’Asling avec moi. Si je lui refusais cela maintenant, si je lui disais que je refusais qu’il se serve de la clé, peu importe que ce soit dangereux ou non, il ne m’écouterait pas. Il n’entendrait que mon interdiction et m’en voudrait terriblement. Dans le pire des cas, je l’imaginais même très bien aller se plaindre auprès de Marietta. Et je ne pouvais pas me le permettre. Marietta au courant, c’était l’assurance d’une vague de questions supplémentaires auxquelles je ne voulais pas répondre et une vérité beaucoup trop douloureuse à avouer.

Ce fut donc avec une certaine culpabilité que j’expliquai à Liam qu’il avait dû rêver de cette clé. Mon petit frère sembla déçu, me demandant si j’étais bien sûre de moi. Il me parla même de Ciaran et des murmures. Chacun de ses mots me transperçaient, c’était comme s’il m’accusait, me poignardait sans même le savoir. Je n’avais jamais aimé mentir. Mais là, j’y étais obligée. Pour sa sécurité.

Au bout d’un moment, Liam finit par accepter mon explication, et je soupirai de soulagement en le voyant changer de sujet.

Marietta, de son côté, avait bien remarqué que quelque chose me perturbait depuis quelque temps. Mais elle eut beau me demander de quoi il s’agissait, je refusais de répondre.

J’en avais en revanche discuté avec Rhen. Nous nous étions donné rendez-vous dans la grotte de Rihite et je lui avais tout raconté. Il m’avait confirmé que seul un enfant des rêves pouvait se servir des clés d’Asling, et que c’était en partie pour ça qu’elles étaient tombées dans l’oubli quand les naissances à la pleine lune commencèrent à se raréfier. Toutefois, ça n’expliquait pas pourquoi nous pensions tous que Liam était né sous l’égide de Typhon, ni même pourquoi il était encore en vie.

Je me souviens encore très bien de la naissance de mon petit frère. Rihite avait été tué quelques jours à peine plus tôt et le chagrin avait fini par déclencher le travail. Depuis le rez-de-chaussée, nous pouvions entendre les cris de mère alors que les contractions se faisaient de plus en plus rapprochées et douloureuses. Toute la nuit, nous l’avions passée à attendre. Père était très inquiet, mais nous étions encore trop jeunes pour comprendre pourquoi. Puis, aux premières lueurs du jour, Elora nous annonça la naissance de notre petit frère.

Ce n’est que plus tard que nous avions compris pourquoi père avait paru si inquiet. Lors d’un cours sur le Calendrier Divin, nous avions appris que, si les nuits de pleines lunes étaient placées sous l’égide d’Asling, celles de nouvelles lunes, elles, appartenaient à son jumeau, le Dieu des Cauchemars. On disait qu’un enfant né sous l’égide de Ciaran était maudit comme son dieu, et beaucoup de mères, si la sage-femme ne parvenait pas à retarder l’accouchement jusqu’au lever du jour, préféraient tuer l’enfant que de risquer d’attirer à leur famille le dieu si redouté.

Mais si, comme l’affirmait Ciaran, Liam était effectivement né lors de cette nuit de nouvelle lune, alors, pourquoi était-il en vie ? Pourquoi ne l’avait-on pas déclaré mort-né ? J’avais beau aimer mon frère de tout mon cœur, je ne comprenais pas.

— Et si tu demandais à ton père ? suggéra Rhen. Il sait peut-être quelque chose.

— Non, il n’a pas assisté à l’accouchement. Et il est si superstitieux qu’il n’aurait jamais permis à Liam de vivre s’il l’avait su.

— Alors ta mère…

Il ne finit pas sa phrase, mais son évocation suffit à me serrer le cœur. Oui, si Liam était né sous l’égide de Ciaran, mère devait le savoir. Mais je n’avais aucun moyen de lui poser la question ni l’envie de chercher la porte vers le monde de Zaros pour lui demander.

Comme lisant dans mes pensées, Rhen poursuivit.

— Elle ne tenait pas un journal ? Je sais que Vitali en tient un durant ses périples. Elle l’appelle son « Journal d’une Drôle de Dame Exploratrice ».

Je souris. Vitali et ses excentricités…

Mais c’était une idée. Il me semblait bien que mère eût entretenu un journal pendant des années. Peut-être y trouverai-je des informations sur la naissance de Liam. Mais pour ça… il allait me falloir fouiller dans ses affaires.

Cette pensée me noua la gorge. Personne à part père n’était entré dans cette chambre depuis son décès. Il y passait d’ailleurs ses journées à pleurer.

Il me fallut attendre un bon moment avant de pouvoir entrer dans la chambre de mes parents en toute discrétion. Rhen était parvenu à convaincre Vitali de l’aider à sortir père de la chambre pour lui faire prendre l’air. Je n’avais donc pas beaucoup de temps devant moi avant qu’il ne revienne pleurer.

La pièce semblait comme figée dans le temps. Rien n’avait bougé depuis la mort de mère, excepté les miroirs de sa coiffeuse que père avait soigneusement recouverts. Le plus triste, c’était sans doute ces monceaux de fleurs éparpillés dans toute la pièce. Il y en avait de toutes sortes, mais surtout des fleurs des champs, les préférées de mère. Coquelicots côtoyaient, chicorées sauvages, bleuets, iris, tulipes et boutons d’or dans un maëlstrom de couleur. Enfin, avaient côtoyé serait plus juste. Autrefois ces fleurs se tenaient droites et fières, leurs pétales aux couleurs vivaces. Mère les faisaient pousser absolument partout dans la pièce. Mais… maintenant qu’elle n’était plus là, maintenant que son pouvoir s’était éteint, les fleurs se fanaient doucement, embaumant l’air d’une odeur âpre de chagrin, leurs pétales flétris jonchant le sol par millier.

Je restai un instant à l’entrée, comme paralysée. Comment père pouvait-il passer autant de temps dans une ambiance aussi… triste ? Il n’avait absolument rien touché, rien nettoyé…

Je secouai la tête, reprenant mes esprits. Je n’avais pas le temps de rêvasser.

J’entrai alors dans la pièce et commençai par fouiller les nombreux tiroirs. Je me sentais un peu coupable d’envahir ainsi l’intimité de ma mère, mais je devais savoir si Liam était bien né sous l’égide de Ciaran. Je devais en être sûre. Car, si c’était le cas, si Ciaran avait dit vrai, alors il me faudrait redoubler de vigilance pour le protéger.

Mais, plus je fouillais, plus je me sentais idiote de croire le Dieu des Cauchemars. Il devait mentir, ça n’était pas possible, mon frère n’était pas né sous son égide, ça n’avait aucun sens. Et pourtant… pourtant je ne pouvais nier que le dieu avait dit vrai : seul un enfant des rêves était capable d’utiliser les clés d’Asling et de passer ses portes. Liam n’aurait jamais dû réussir.

À moins qu’il ne soit réellement un enfant de la nouvelle lune.

En fouillant dans le secrétaire de mère, je finis par mettre la main sur son journal. Enfin ! La culpabilité me noua l’estomac en m’en emparant.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda une voix derrière moi alors que je refermais le tiroir.

Je sursautai. En me retournant, je découvris Marietta, debout à la porte. Je sentis aussitôt des sueurs froides me couler dans le dos. Prise en flagrant délit, me dis-je à moi-même. Bien joué Adaline, peut-on faire pire enquêtrice ? Heureusement, je parvins à glisser assez discrètement le journal dans mes jupes. Ma sœur ne pouvait pas le voir.

— Je…

Mon esprit tournait à plein régime à la recherche d’une bonne excuse à lui présenter quant à ma présence ici. J’étais sur le point de paniquer quand mon regard coula vers un portrait sur la commode en face de moi. Une idée me vint. Je n’avais même pas besoin de jouer la comédie.

— Mère me manque… dis-je tout bas.

Je n’eus pas à en dire plus, l’expression de ma sœur se radoucit aussitôt. En deux enjambées, elle parcourut la pièce et vint se planter devant moi pour me prendre sans ses bras.

— Elle me manque à moi aussi.

Je lui rendis son étreinte, consciente que je lui mentais ouvertement. Enfin, pas tout à fait, mère me manquait vraiment, mais jamais je n’aurais avoué me trouver ici pour une autre raison.

Finalement, Marietta s’écarta, un pâle sourire aux lèvres.

— Et si… hésita-t-elle. Et si nous allions tous ensemble au salon nous remémorer de beaux souvenirs d’elle et de Calista ? Je ne supporte plus cette ambiance oppressante, je veux me souvenir d’elles comme elles étaient.

— Ce serait merveilleux, lui souris-je en lui prenant la main.

Nous allâmes dans le salon, rassemblant notre sombre famille. Seul père refusa de quitter son bureau, absorbé dans la contemplation d’un tableau de son épouse.

Une fois tous réunis, Marietta commença :

— Je me souviens, dit-elle avec nostalgie, de cet après-midi où mère a tenté de nous inculquer une leçon de maintien.

Immédiatement je vis des sourires discrets fleurir sur les lèvres de mes sœurs. Moi-même je ne pouvais m’empêcher de sourire en y repensant. Dans mes bras, Liam écoutait avec attention, fasciné par les souvenirs que nous partagions, lui qui avait si peu connu notre mère.

Du haut de ses cinq ans, Meryl avait grandement insisté pour participer, et comme ses grandes sœurs, s’était retrouvée avec un livre en équilibre sur la tête. Marietta et Calista furent les seules à faire plus de trois pas sans faire tomber l’ouvrage. Meryl, qui aimait déjà énormément les livres portait une attention toute particulière à celui posé sur sa tête, ce qui ne l’empêcha pas de le faire tomber à de nombreuses reprises. Agacée, elle avait fini par s’asseoir par terre pour le lire. Mais, de nous toutes, je restais la plus maladroite, et Marietta se fit un plaisir de nous rappeler à tous comment je butais sur mes pieds et perdais souvent l’équilibre à force d’avoir la tête dans les nuages. D’ailleurs, la leçon elle-même n’avait pas duré très longtemps. Et lorsque père et Rihite revinrent une heure plus tard, ce fut pour nous retrouver emmêlées dans nos jupons au milieu du salon de musique, éclatantes de rire.

Ce souvenir raviva un peu le reste de ma famille. Et, doucement, d’autres voix se joignirent à celle de Marietta. Gemma parla des histoires que nous lisait mère avant le coucher, en particulier de ce conte de fée que nous avions fini par apprendre par cœur à force de l’entendre soir après soir.

— Calista ne voulait rien entendre d’autre comme histoire, se souvenait Gemma avec amusement. Je me souviens même l’avoir vue se confectionner une réplique de la robe de la princesse. La voir parader avec avait été la scène la plus drôle que je n’avais jamais vu.

Il y eut un silence, puis Meryl prit la parole.

— Vous souvenez-vous de cette berceuse qu’elle nous chantait lorsque nous n’allions pas bien ?

Toutes en chœur, nous nous mîmes à en fredonner l’air, la nostalgie faisant briller nos yeux.

— J’aimais beaucoup l’entendre chanter.

Puis ce fut au tour de Georgia.

— Je me souviens de cette fête surprise que nous avions organisée pour l’anniversaire de mère il y a des années.

— Le gâteau était très beau, sourit Elora.

— Et immangeable, ajoutai-je avec une grimace ce qui nous fit éclater de rire.

— Je me souviens, lança Vitali l’œil rieur, comme votre mère a rechigné à engager un précepteur.

Nous la regardâmes avec surprise.

— Je croyais que c’était parce que nous étions invivables, releva Georgia, perplexe.

— Plus tard peut-être, s’amusa notre tante, mais, à la base, c’était un choix de votre mère. Isolde tenait à vous apprendre à lire et à écrire comme ses parents l’avaient fait avec elle. Elle ne voulait pas être de ces mères qui confient l’éducation de leurs enfants à des tiers.

Nous en fûmes tous fort émus.

Quand vint le tour d’Elora de parler, tout le monde l’écouta avec une attention redoublée alors qu’elle nous partageait les souvenirs de son enfance.

— Je me souviens, dit-elle les yeux rêveurs, d’un temps où votre mère et moi courrions pieds nus dans les champs de Valenterre. Je me souviens de son amour pour les plantes – les fleurs en particulier. Je me souviens du courage dont elle a fait preuve lors de la perte de ses parents à l’âge de seize ans, de son travail acharné pour devenir guérisseuse.

Un sourire plein de nostalgie éclaira son joli visage.

— Je me souviens de la rencontre de vos parents, du coup de foudre qui les a fauchés. Je me souviens de leur amour grandissant, de la demande en mariage qu’Aloysius lui avait faite sous le grand saule du village. Je me souviens de la joie d’Isolde au moment de lui dire oui, de sa tristesse de quitter Valenterre. Mais je me souviens aussi de son bonheur lors de leur mariage, celui de chacune de vos naissances, ajouta-t-elle en nous regardant les uns après les autres. Car vous étiez ses plus grands trésors et qu’elle vous aimait tous d’un amour inconditionnel.

Ses derniers mots, bien que plein d’amour et de tendresse, fit verser de nombreuses larmes. Inconsciemment, je serrai Liam un peu plus fort dans mes bras alors que mes yeux débordaient eux aussi d’émotion. Il nous fallut un moment avant de nous calmer, mais les discrets sourires qui ébauchaient nos lèvres demeurèrent après les larmes. Et, à l’heure de dîner, l’humeur générale s’était nettement améliorée. Marietta avait réussi l’exploit de ramener un peu de joie dans les cœurs.

J’étais si fière d’elle. Pourtant, le poids du journal de mère dans ma poche ne cessait de croître. Je brûlais d’envie de m’enfermer dans ma chambre pour en découvrir les secrets. À quoi devais-je m’attendre ? Quels nouveaux secrets allais-je découvrir entre ces pages ?

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