Chapitre 31

Notes de l’auteur : Bonne lecture !

Une fois Liam endormi et tout le monde couché, je me réfugiai dans ma chambre et entrepris de lire le journal de mère.

Ce dernier, elle le tenait depuis son arrivée à Bellenuit. J’y découvris ses pensées, ses premières impressions sur sa nouvelle vie de Duchesse de Bellenuit, sur sa vie de jeune femme mariée. J’y lus ses mots tantôt inquiets, tantôt plein de joie et tout l’amour qu’elle nous portait. En parcourant ces pages, je ne pus empêcher les larmes de me monter.

J’y découvris la mort de Rihite avec les mots de ma mère, son chagrin, sa détresse… Nous avions tous souffert de cette tragédie, mais rien n’aurait pu égaler sa douleur. Je devais serrer les dents et m’accrocher pour en parcourir les pages tant ma gorge se serrait. Mes yeux, incapables de retenir mes larmes plus longtemps, les laissèrent dévaler mes joues en cascade.

Relire ce sombre épisode de notre histoire à travers les mots de mère était atroce. Mes souvenirs s’estompaient avec le temps, s’adoucissaient. Là, je me heurtais au plus pur désespoir d’une mère qui vient de perdre son enfant. Je n’osais pas imaginer sa souffrance, tout ce que ces mots, ces phrases emmêlées pouvaient cacher.

Les derniers mots de ce sombre chapitre en particulier semblaient douloureux, les lettres tremblantes et incroyablement appuyées, comme si ma mère avait enfoncé sa plume sur le papier jusqu’à presque le déchirer. Je n’eus même pas besoin d’en regarder la date pour comprendre. Cette douleur qui transparaissait dans le dessin de ses lettres, c’était les contractions, si brutales et soudaines qui avaient précédé la naissance de Liam.

Je poursuivis ma lecture, la main tremblante, et découvris enfin ce que je cherchais.

Dans un chapitre quelques pages plus loin, mère décrivait la douleur indicible qu’elle avait ressentie en essayant de retenir Liam. Elle écrivait :

 

« J’avais la sensation qu’on me déchirait de l’intérieur, que mon ventre allait éclater, qu’un monstre allait en surgir tout en griffes et en crocs. Mon corps était en feu, mon cœur battait si vite, si fort, que je crus qu’il allait me sortir de la poitrine. J’avais si mal que j’en vins à prier Zaros d’abréger mes souffrances. »

 

Puis vins le sentiment de libération qui l’avait envahie au moment de l’accouchement. Elle raconta la détresse dans les yeux de la sage-femme en prenant le bébé et compris, en voyant le ciel toujours obscur, ce que cela signifiait pour son enfant.

Un enfant de la nouvelle lune. Un enfant de Cauchemar.

Un enfant maudit.

Je sentis mon cœur se serrer. Alors c’était vrai… Ciaran avait dit la vérité, Liam était bien né sous son égide.

Je continuai, la gorge nouée. Je devais savoir. Mère, pourquoi l’avez-vous gardé ?

Les larmes coulèrent pour de bon quand je découvris tout l’amour qu’elle portait pour son petit garçon. Elle écrivait :

 

« Je sais ce que tout le monde pense de la nouvelle lune, mais je n’en ai que faire. Je refuse de perdre mon fils pour satisfaire la superstition générale qui l’entoure. Mon bébé n’est pas maudit et je l’aimerai quoi qu’il m’en coûte, peu importe sous quelle égide il est venu au monde. Tout ce que j’espère, c’est que ses sœurs l’accepteront également et que Ciaran, malgré sa solitude et sa colère, prenne soin de cet enfant dont il est le gardien.

Mais, par mesure de précaution et, connaissant les croyances de mon aimé, j’ai demandé à ce que l’on garde secret le véritable Dieu de Naissance de Liam. Je veux que mon fils grandisse comme n’importe quel petit garçon, aimé et choyé, loin de ces sottises et de ces peurs que l’on projette sur le Dieu des Cauchemars. Je veux qu’il puisse choisir sa vie, qu’il ait une chance, comme n’importe quel enfant, de vivre dans ce monde que je chéris tant.

Mon petit miracle. »

 

Je relevai les yeux, perplexe. La solitude et la colère ?

En y repensant, Ciaran m’avait semblé presque triste dans le temple. Je me rappelais encore ses mots. Je sais ce que veut dire « aimer ». Excepté que, contrairement à beaucoup, je n’ai jamais été aimé en retour. Était-ce ça, la raison de sa colère ? Était-ce ce qu’il recherchait si désespérément qu’il en vint à tuer ? Aimer sans être aimé…

En rangeant le journal, je ne pus m’empêcher de penser : si Ciaran voulait si désespérément être aimé, jamais il n’y parviendrait de cette manière. Mais il devait le savoir, non ?

En me couchant, je regardai la lune briller dans le ciel. Je repensai à ma mère, à sa douleur, à son amour inconditionnel. Elle savait… et elle avait gardé Liam. Elle avait choisi de mentir sur son Dieu de Naissance. Elle avait choisi de l’aimer malgré les croyances des autres.

J’eus un sourire en y repensant. J’avais fait le bon choix, j’avais eu raison de refuser d’abandonner Liam, de continuer à veiller sur lui. Les mots de mère me revinrent en mémoire. Elle avait raison, notre Dieu de Naissance n’avait pas d’importance. Ciaran pouvait être aussi maléfique qu’il le voulait, mon petit frère, lui, resterait gentil et aimant. Il ne pouvait pas en être autrement.

Mais si nos caractères reflétaient réellement ceux de nos dieux, si Meryl était aussi savante qu’Ionia et Marietta aussi protectrice qu’Hestia, comment se faisait-il que Liam soit aussi merveilleux quand Ciaran était si monstrueux ?

Un grand bruit me fit sortir de mes pensées. Je sursautai vivement dans mes couvertures. On aurait dit qu’on renversait un meuble à l’étage. Je fronçai les sourcils, soucieuse, et sortis prudemment de ma chambre. Dans le couloir, le bruit retentit à nouveau, à peine moins fort. Je levai les yeux au plafond, perplexe. Qui pouvait bien faire un boucan pareil à cette heure ?

— Qu’est-ce qui se passe encore ? marmonna Marietta en émergeant de sa chambre.

Ma sœur se frotta les yeux à moitié endormie. Un peu plus loin, l’une des jumelles sortit la tête de sa chambre elle aussi, les paupières tout juste ouvertes.

— Si j’attrape celui qui as choisi cette heure pour faire du rangement, je lui tords le cou, menaça-t-elle mollement.

Donc il s’agissait de Georgia. Meryl ne mit pas longtemps à ouvrir sa porte à son tour.

— Quelqu’un sait ce qu’il se passe à l’étage ? questionna-t-elle en baillant.

Marietta soupira à mon côté.

— J’y vais… souffla-t-elle dépitée.

Elle n’eut pas fait deux pas que je la retenais par le bras.

— Non, va te coucher, je vais y aller.

— Tu es sûre ? demanda-t-elle sans grande conviction.

— Certaine. Vas-y à présent. Retournez au lit vous aussi, indiquai-je à mes sœurs qui ne se firent pas prier pour retourner s’effondrer dans leur lit.

Tout ce que j’espérais, c’était qu’elles s’endorment vite et qu’aucun bruit ne les dérange à nouveau. Je m’aventurai donc à l’étage, tendant l’oreille. Un silence de plomb était tombé peu de temps après le départ de mes sœurs. J’explorai tout de même le couloir du deuxième étage à l’affut. Ce ne fut qu’au moment de repartir que je remarquai la lumière vacillante filtrer sous la porte de la chambre de mes parents. J’en poussais doucement la porte entrouverte, découvrant d’abord les quelques bougies éparpillées sur les meubles.

— Père ? appelai-je doucement en ouvrant pour de bon la porte.

Ce que je découvris me pétrifia.

Des tiroirs avaient été arrachés de leur meubles et jetés en vrac à terre avec leur contenu tandis qu’au centre de ce chaos se tenait mon père assis à même le sol, prostré. Tout autour de lui s’étendait un tapis de fleur fanées et de vieilles robes de ma mère. Son flacon de parfum préféré se trouvait renversé sur une commode non loin, déversant ses fragrances de lys et de lilas. Quant à lui, c’était à peine si je le reconnaissais alors que je m’approchai tout doucement. Ses traits étaient tirés, ses yeux bordés de cernes si profonds qu’avec son teint livide et ses yeux perdus dans le vague, il me fit penser à un mort-vivant.

J’aurais voulu dire quelque chose, mais les mots restèrent bloqués dans ma gorge. Je l’entendais vaguement psalmodier des phrases sans queues ni tête. Il semblait avoir perdu l’esprit.

— Papa ? gargouillai-je de plus en plus inquiète.

Un nouveau pas en avant me permit d’entendre un peu mieux ce qu’il ne cessait de répéter en triturant nerveusement les jupons d’une vieille robe de satin de ma mère.

— Pourquoi ? Pourquoi les dieux sont-ils si cruels avec nous ? D’abords mon fils puis ma fille, et maintenant ma femme… Que cherchent-ils à me dire ? Quel pêché ai-je commis ?

Mes yeux me brûlaient à présent. Quand avait-il fini par sombrer ?

— Papa, dis-je le plus doucement possible en posant une main sur son épaule. Vous ne devriez pas rester ainsi. Il est tard, allez vous coucher, s’il vous plait.

Il se raidit à mon contact avant de se figer tout à fait. Puis, lentement, il tourna la tête dans ma direction. C’était comme s’il ne me voyait pas. Quand, brusquement, il repoussa ma main et bondit sur ses pieds.

— Va-t’en ! rugit-il l’air menaçant.

Il leva une main au-dessus de sa tête comme pour me frapper. Je le regardai faire horrifiée. Mais le coup ne vint jamais. Au dernier moment, comme réalisant quelque chose, il se détourna de moi pour retourner à son monceau de fleurs fanées et de robe éparpillées où il tourna en rond comme un fou. Le cœur battant, je reculai lentement jusqu’au chambranle où je m’appuyai, encore tremblante. Je ne le reconnaissais plus. Il avait l’air dément à tourner en rond et vociférer.

— Allez-vous-en tous autant que vous êtes ! répétait-il inlassablement en se prenant la tête. Disparaissez ! Disparaissez !

Il tirait si fort sur ses cheveux que je le voyais s’en arracher par poignées. Terrifiée, je reculai prestement et refermai la porte derrière moi. Dans le couloir, alors que j’essayais tant bien que mal de digérer ce que je venais de voir, j’entendis mon père s’effondrer. Un instant plus tard, des sanglots bruyants me parvinrent.  

— Isolde… ma douce Isolde…

Incapable d’en écouter davantage, je pris la fuite. 

Les jours suivants, j’eus beau lui porter un plateau repas, mon père resta figé devant le portrait de ma mère, marmonnant des mots inintelligibles. Il avait l’air complètement éteint, ne mangeait plus, dormait à peine. Le voir ainsi me brisait le cœur. Il n’avait plus rien du grand Aloysius Moore que j’avais connu.

Mon père n’était plus que l’ombre de lui-même.

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