Ether était restée quelques minutes de plus durant lesquelles nous avions parlé de la pluie et du beau temps. Parfois, les conversations légères faisaient du bien. Elle était ensuite descendue aider Chelsea à préparer le repas. J’avais bien essayé de me lever et de proposer mon aide, mais elles m’avaient toutes les deux aboyées dessus. Alors j’ai battu en retraite.
Rester longtemps allongée, à m’ennuyer, plongée dans mes pensées, n’avait fait que me faire somnoler. Je n’étais pas particulièrement fatiguée, mais quand mes paupières d’alourdirent, je n’essayai pas d’aller contre leur volonté.
Un souffle chaud me chatouilla le visage. J’émergeai difficilement et, lorsque je rouvris les yeux, la première chose que je vis fut le visage de Jesca à à peine quelques centimètres du mien. Alors qu’elle se rapprochait encore, j’écarquillai les yeux en me demandant ce qu’elle était en train de faire et, par réflexe, mon instinct prit le dessus. Je levai la main et lui flanquai mon poing au visage. Elle poussa un grognement de douleur alors que je reculai contre le mur.
— Bon sang ! m’exclamai-je dans un grognement. Mais qu’est-ce que tu faisais, là ?!
Elle se tenait la joue et leva des yeux furieux vers moi.
— Je voulais m'assurer que tu respirais encore. Et voilà comment tu me remercies, railla-t-elle en pointant sa joue. En m'agressant.
Je poussai un soupir excédé en me levant du lit et passai les doigts dans mes cheveux emmêlés.
— Parce que je me suis réveillée avec une meuf au dessus de moi, répliquai-je. Et je ne t’ai pas agressée. Tu ne peux pas… (Je pris une profonde inspiration.) Je en comprends pas pourquoi je dois t’expliquer ce genre de choses.
Elle me suivit du regard alors que je cherchais mes chaussures.
— M’expliquer quoi ?
Je fis volte face.
— T’expliquer que ça ne se fait pas de s’introduire dans la chambre de quelqu’un, conscient ou pas, et de lui grimper dessus. D’abandonner quelqu’un à une mort certaine juste parce que tu ne l’aimes pas. De calomnier sur cette même personne pour cette même raison.
— Oh je vois, fit-elle dans un rire amer. C’est par rapport à Ether. J’aurais dû m’en douter, c’est toujours par rapport à Ether. Tu m’en veux parce qu’on n’arrive pas à s’entendre toutes les deux.
Je levai les yeux au ciel en attrapant ma paire de snickers.
— "On n’arrive pas à s’entendre" ?, répétai-je incrédule. Je ne t’ai jamais vue lui parler à part cette seule fois où nous sommes allées toutes les trois à Sumeru. Pourquoi est-ce que tu penses que j’ai un problème avec toi à cause d’elle ?
Elle bondit sur ses pied et pointa sur moi un doigt accusateur.
— Donc tu reconnais avoir un problème avec moi ?
Je n’essayai même pas de discuter. Je mis mes chaussures et me dirigeai vers la sortie.
— Attends ! s’exclama-t-elle en se mettant entre moi et la porte. Je veux juste comprendre.
— Il n’y a rien à comprendre, Jesca, lui dis-je calmement. Je ne sais pas pourquoi tu es autant sur la défensive, ni d’où cette obsession pour Ether te vient, mais ce n’est pas le sujet. Ne rentre plus dans cette chambre sans que je t’y invite.
Je la contournai, et au moment de tourner la poignée, la porte s’ouvrit.
— Oh, tu es déjà réveillée, me dit Ether avec un sourire. Tu n’as dormi qu’une petite demi-heure mais je ne voulais pas que tu aies à manger de restes réchauffés.
— Merci, lui répondis-je. Je vais t’aider à mettre la table.
Elle hocha la tête avant de remarquer Jesca.
— Salut Jesca, la salua-t-elle avec un sourire poli. On passe à table. Tu veux bien te joindre à nous au moins cette fois ? Ça ferait vraiment plaisir à ta mère.
Jesca la toisa en passant à côté d’elle. Assez près pour la bousculer.
— Le moins qu’on puisse dire c’est que tu prends tes aises. Tu sais même ce qui fait plaisir à mes parents.
Ether exhala en la regardant s’éloigner dans le couloir.
— Désolée. Je vous ai coupées ?
Je secouai la tête.
— Non, on avait fini, ne t’inquiète pas.
Je sortis de la chambre et fermai la porte.
— Qu’est-ce qu’elle voulait ? me demanda-t-elle alors que nous descendions les escaliers.
— J’en sais rien, avouai-je. Elle est entrée et quand je me suis réveillée, elle s’est énervée.
Elle leva un sourcil.
— Elle t’a réveillée pour te crier dessus ?
Je secouai la tête.
— Non, elle ne m’a pas réveillée elle—
— Jaïna !
Avant que je n’aie le temps de réagir, Vanessa avait bondi sur moi et me pressa contre elle.
— Tu vas bien, Dieu soit loué. J’avais eu tellement peur. Tu te sens mieux ? me demanda-t-elle en inspectant mon visage.
— Je…
— Si tu savais à quel point on était inquiets (Elle me lâcha et passa son bras autour du mien.)
Je lançai un regard de détresse à Ether alors que Vanessa m’entrainait à travers la maison, mais elle se contenta de ricaner et de nous emboiter le pas jusqu’au salon.
— Angela a un cadeau pour toi, m’annonça Vanessa avec un grand sourire. Angela ? Tu viens ?
Je haussai un sourcil en me tournant vers Ether et elle haussa les épaules, aussi surprise que moi. Cette gamine m’évitait comme la peste, je ne la voyais pas me faire de cadeau.
Angela sortit de derrière l’un des canapés, et me jeta un nerveux coup d’œil. Ether posa sa main sur mon épaule et me fit signe de sourire. Je tentai ce qui devait ressembler à une maigre grimace, mais au moins, c’eut le mérite de la décoincer. Elle s’approcha timidement de moi et tendit la main vers moi pour me donner…
— Un caillou ? lâcha Ether en écho à ce que je pensais. Et pour que même elle soit sur le cul, il fallait que ce soit vraiment quelque chose de peu commun.
Vanessa lui jeta un coup d’oeil désapprobateur et elle s’éclaircit la gorge.
— C’est un très beau caillou, lui dit-elle avec le ton le plus enjoué possible. En plus, il est blanc, comme les cheveux de Jaïna. C’est pour ça que tu as pensé à elle ?
Angela se tritura les mains en hochant timidement la tête. Elle leva les yeux vers moi.
— Euh…
Ether me donna un coup de coude aux côtes.
— Oui, c’est… très joli, tentai-je avec un sourire. Je croirais voir mon reflet. Merci, je le garderai.
Contre toute attente, Angela se jeta à ma taille et me serra de ses tous petits bras.
Vanessa sourit en portant les mains à sa bouche, émue.
— Je… Qu’est-ce que je fais ? murmurai-je.
— Fais-lui un câlin ! répondit Ether à voix basse.
Je lui rendis maladroitement son étreinte et tapotai son dos. Après un moment, elle me lâcha et alla se cacher derrière Vanessa.
— Pourquoi elle m’aime bien d’un coup ? demandai-je à voix basse à Vanessa.
Elle hésita avant de répondre.
— Elle te trouve jolie. (Elle fit mine de réfléchir.) Je crois que son admiration a pris le dessus sur sa peur. C’est surtout pour ça qu’elle était timide.
Je haussai un sourcil et regardai Ether qui haussa les épaules. Je n’avais jamais pensé qu’elle était timide; juste qu’elle avait peur. Ce qui allait souvent de paire avec la haine. Ou, à la rigueur, qui était à l’opposer de "me trouver jolie".
— Les enfants, articula Ether en silence.
Vanessa ricana et s’approcha pour dégager sa fille de moi. Elle me tapota l’épaule en me montrant le jardin du menton.
— Finalement, on a déplacé la table dehors. Il fait frais mais on s’est dit qu’on devait fêter ton réveil, m’annonça-t-elle avec un clin d’oeil en décrochant son manteau.
— Pourquoi ces deux là sont gentilles alors que j’ai essayé de les tuer ? demandai-je à Ether alors que je les regardais disparaître dans le jardin.
Elle ricana en me tendant une des deux vestes qu’elle avait dans les bras. Je ne l’avais même pas vue les récupérer.
— Il n’y a rien de surprenant à bien t’aimer, déclara-t-elle en enfilant sa veste brune.
Je hochai les épaules, peu convaincue. Je levai un sourcil en détaillant le manteau que m’avait tendu Ether.
— C’est le seul qui soit à ta taille, me dit-elle en me voyant hésiter. Comme tu as perdu le tien, je me suis dit que tu serais plus à l’aise avec mes vêtements. (Elle hésita tout à coup.) Désolée, à moins que tu ne préfères mettre ceux de Jesca. Je ne veux rien t’imposer.
Je secouai la tête et enfilai le vêtement.
— Non, répondis-je en sentant son odeur, un mélange d’ambre chaud et de vanille sucrée qui me fit frissonner. Les vêtements de Jesca sont un peu serrés pour moi, de toute façon.
— Oui, j’avais remarqué, ricana-t-elle en passant sa main sur mon épaule pour dégager mes cheveux du manteau. Tu n’es pas du genre à mettre des vêtements près du corps.
Je me raclai la gorge en me redonnant une contenance.
— Ils ne sont pas si près du corps que ça.
— Si c’était le cas, tout le monde ne se retournerait pas sur ton chemin, répliqua-t-elle en esquissant un sourire en coin.
Je levai les yeux vers son visage qui n’était toujours pas loin du mien.
— Plutôt sur le tien.
Elle pouffa, comme si je venais de lâcher une absurdité.
Je détaillai son visage. Des mèches de cheveux lui tombaient devant les yeux, elle n’avait certainement pas eu le temps de les brosser. Ses longs cils noirs pendaient de part et d’autres des ses yeux noisettes. Sa fossette creusait à nouveau sa joue et je me demandai comment j’avais fait pour prendre autant de temps avant de la remarquer.
Mais Ether est belle.
Les mots de Jesca me revinrent en mémoire alors que je contemplais à nouveau son visage. Ses longs cheveux, les traits de son visage, l’intensité de son regard, son rictus sardonique. Oui, il n’y avait rien à dire.
Ether est vraiment belle.
— Quoi ?
— Quoi ? répétai-je.
— Qu’est-ce que tu as dit ? demanda-t-elle, incrédule.
…
— Quoi ?
— Là, maintenant, insista-t-elle, bouche bée. Tu as dit quelque—
— Non.
— Mais tu as—
— Non, répétai-je en essayant de la contourner.
— Si, tu viens de dire quelque chose, répliqua-t-elle en se mettant au travers de ma route.
Je sentais mon pouls battre dans mes tempes, est-ce que je faisais un malaise vagal ?
— Tu as mal entendu, insistai-je en essayant de forcer le passage.
Elle me bloqua à nouveau le passage en m’attrapant les avant-bras. Mon pouls se mit à battre plus fort et, prise de panique j’essayai de me dégager. Sauf qu’au lieu de retirer mes bras ou de la pousser, je reculai d’un coup sec et heurtai le meuble derrière moi. Je perdis l’équilibre et l’entrainai avec moi. J’essayai de me redresser avant de nous faire tomber toutes les deux mais parvins seulement à reculer en titubant. Alors que je nous voyais déjà nous étaler au sol, je m’arrêtai net dans ma chute.
Ether me rattrapa maladroitement par la taille, son autre main pressée contre le mur derrière moi. Son visage était à quelques centimètres du mien et je pouvais sentir son souffle chaud sur le mien. D’aussi près, je remarquais aussi son grain de beauté, à peine visible sur sa paupière droite. Inconsciemment, je levai la main et passai mon pouce dessus. Elle ne broncha pas et resta immobile, son regard toujours vissé au mien. Ma main glissa le long de son visage et s’arrêta à la commissure de ses lèvres, près du creux de sa fossette. La chaleur de sa main, posée dans le creux de mes reins, irradia en bas de mon dos. Je la sentis remonter et, comme par réflexe, je baissai les yeux sur son visage, elle se pencha vers moi, son visage n’était qu’à quelques centimètres du mien et—
— Désolée, lâcha-t-elle en se dégageant si vite que je sursautai. J’ai… Je suis désolée.
Elle recula de plusieurs pas, comme si une bombe était sur le point de lui exploser à la figure. Je mentirais si je disais que je ne m’étais sentie offensée. Ce n’était pas seulement le sprint arrière, mais aussi son regard. Pas seulement surpris, mais choqué. Choqué et horrifié. Je m’étais déjà sentie dégradée auparavant, quand les gens me regardaient de cette façon mais j’avais appris à faire avec. Mais en cet instant précis, j’avoue que ma dignité, et aussi que mon amour propre en avaient pris un coup. Peut-être à cause du contexte, ou juste de la personne.
— Mon dieu, est-ce que ça va ? lâcha une voix derrière nous.
Nous nous séparâmes précipitamment alors que Chelsea rentrait dans le salon.
— Je n’arrête pas de répéter à Sackarias de ne pas laisser trainer ses affaires, grommelle-t-elle. Un jour, quelqu’un se tuera.
Je m’éclaircis la gorge en époussettent, inutilement, mon jean.
— Non, c’est moi. J’ai trébuché sur le meuble, là, répondis-je en désignant la petite table d’un geste.
À côté de moi, Ether n’ajouta rien. Et puis, de toute façon, qu’est-ce-qu’il y avait à dire ? Je ne sais pas, pas grand chose. Rien du tout, en fait. Mais, j’aurais peut-être aimé qu’elle prononce une syllabe ou deux. Juste comme ça.
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Il faisait assez frais et, pour être honnête, je n’aurais pas été contre l’idée de manger au chaud. Mais dans la mesure où j’avais grandi comme une sauvage et que j’avais passé une bonne partie de ma vie en vagabonde et la dernière au goulag, je n’allais pas faire la fine bouche. Je n’aurais tout de même pas craché sur un chauffage.
Angela s’était mise à côté de moi et n’arrêtait pas de me jeter de drôles de regards; avec du recul, je pense que c’était par curiosité. Mais je me sentais observée, et son manque de discrétion n’arrangeait rien.
Sackarias, comme à son habitude, animait le repas en compagnie de Vanessa qui le suivait sans difficulté dans ses délires. Chelsea, comme toujours, riait joyeusement mais Ether, elle, se contentait de sourire. Elle qui faisait de son mieux pour toujours s’adapter et se fondre dans la masse. Peut-être pas par plaisir; on peut pas dire que je lui facilitais la vie. Une de nous devait bien sauver les meubles.
Mais pas aujourd’hui. Je m’étais aussi rendue compte qu’elle n’avait pas croisé mon regard une seule fois de l’entièreté du repas.
Et, au contraire, Jesca n’avait pas arrêté de faire passer son regard d’Ether à moi, puis de moi à Ether. Quand ce n’était pas pour jouer au ping-pong du regard, elle se contentait de garder ses yeux braqués sur mon visage. Entre elle et Angela, je me sentais comme une cible de sniper.
J’aurais même préféré.