Cela faisait des heures que j’attendais dans le salon, tournant en rond comme un lion en cage devant mes sœurs impuissantes. Nous avions fait venir pas moins de trois médecins et un prêtre du Temple de la Nuit, mais aucun ne sut nous dire avec précision de quoi notre frère souffrait.
Quand je l’avais trouvé dans sa chambre, il était bouillant de fièvre. Peu après, il s’était mis à transpirer si fort qu’on craignit de le voir se déshydrater. Puis la fièvre avait soudain cessé, ne laissant que le corps glacé de Liam qui refusait de se réchauffer malgré tous les moyens mis en œuvre. Il respirait de plus en plus mal. À ce stade, ils ne lui donnèrent pas plus de quelques jours à vivre.
Incapables de savoir de quoi il souffrait mais tout à fait capables de me dire quand il mourrait. J’avais explosé et jeté dehors tous ces charlatans sous les yeux ébahis de tout le manoir. Les jumelles n’en revenaient pas, c’était la première fois que j’élevais la voix, que je me montrais si virulente.
Au fond, j’étais dévastée, inquiète et paniquée, comme si une tempête avait soudain éclaté en moi. J’avais l’impression que Ciaran jouait avec mes nerfs, comme s’il faisait exprès de conduire Liam aux portes de la mort pour le ramener ensuite, comme pour me mettre face à mon impuissance. Et ça marchait, c’était en train de me rendre complètement folle.
Rhen et Vitali étaient auprès de Liam quand Marietta essayait de me calmer, mais elle n’arrivait à rien. J’étais bien trop agitée, angoissée. Je ne voulais pas que les choses se répètent, je ne voulais pas revivre ce que j’avais vécu en voyant Calista mourir.
— Calme-toi, Adaline, je t’en prie, suppliait ma sœur le regard larmoyant.
— Tu ne comprends pas… tu ne comprends pas…
— Alors explique-moi, plaidait-elle.
Je relevai les yeux. Pitié… implorai-je en moi-même. Pas ça… je ne peux pas le leur dire, je ne peux pas…
Je fondis en larmes, incapable de me retenir.
— Tout est ma faute… tout ça c’est à cause de moi…
— Mais qu’est-ce que tu veux dire ? Qu’est-ce qui est ta faute ? Je ne comprends pas.
— Tu avais raison, pleurai-je en m’agrippant à Marietta comme à une bouée. Tu avais raison sur tout ! Je n’aurais jamais dû m’aventurer dans les rêves des autres, je n’aurais jamais dû en parler !
Ma sœur blêmit. Elle avait peur de comprendre, peur de ce que je m’apprêtais à lui révéler, peur que ses craintes ne soient fondées… Elle me conduisit à un fauteuil et me força à m’asseoir avant de s’agenouiller devant moi.
— Adaline, calme-toi et explique-nous tout depuis le début, d’accord ?
J’inspirai profondément et leur révélai tout.
Les jumelles et Meryl ouvrirent de grands yeux en découvrant ma capacité de passeuse de rêve. Puis elles et Marietta se décomposèrent quand je leur racontai le pouvoir de la clé, ma rencontre avec le Dieu des Cauchemars, son soudain intérêt pour moi, son lien avec tous nos malheurs. Et finalement, je leur révélai le lien entre Ciaran et notre frère, la nouvelle lune sous laquelle il était né et la menace que le dieu avait proférée à son encontre.
— Et tu as gardé tout ça pour toi… pendant tout ce temps ? demanda Marietta sous le choc.
Elle semblait complètement effondrée.
— Est-ce que tu te rends compte de la gravité de ce que tu viens de nous révéler ? explosa Georgia, furieuse.
Je me recroquevillai dans mon siège, fuyant leurs regards accusateurs. Marietta ne savait même plus quoi dire. Un long silence s’en suivit, seulement troublé par mes sanglots. À la surprise générale, ce fut Meryl qui le brisa.
— Donc, Liam est lié au Dieu des Cauchemars.
J’opinai du chef.
— Ça explique beaucoup de choses, fit-elle songeuse. Mais dans ce cas, pourquoi la sage-femme ne l’a-t-elle pas noyé ? demanda-t-elle pragmatique.
En cet instant, je remerciais le ciel d’avoir doté ma petite sœur d’un esprit aussi singulier.
— Meryl ! rugit Marietta, indignée.
Notre cadette se contenta de hausser des épaules, indifférente au feu qui couvait dans les yeux de notre aînée.
— Ce que je veux dire, c’est qu’un enfant né sous l’égide de Ciaran est un enfant maudit comme son dieu. Jamais la sage-femme n’aurait laissé Liam en vie si elle n’avait pas réussi à repousser l’accouchement. Alors pourquoi notre petit frère est-il en train de mourir à l’étage ?
Un silence de plomb accueillit son analyse. Mourir… Le mot rebondit comme un écho dans mon esprit en vrac. Mourir… Liam était en train de mourir.
Elora apparut alors dans la pièce et s’avança d’un pas, le regard sombre. Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même, teint pâle, les yeux mornes. De nouvelles rides étaient venus creuser son visage autrefois si enjoué.
— C’est votre mère qui a demandé à garder le petit.
Toutes se tournèrent vers elle. Nos regards se croisèrent, elle m’offrit un faible sourire. Elle sait… pensai-je soudain. Elle sait que j’ai volé le journal. Et je ne m’en sentis que plus misérable encore.
— Comme vous le savez, reprit Elora de sa voix douce, votre mère et moi rêvions de devenir guérisseuses. Nous avions même commencé à suivre une formation, mais vos parents sont tombés amoureux et Isolde est devenue Mme Moore. Elle m’a proposé de rejoindre le manoir avec elle en tant que gouvernante. Mais je faisais aussi office de sage-femme, ayant terminé ma formation un peu avant notre départ de Valenterre.
Il y eut un silence. Mes sœurs étaient toutes pendues à ses lèvres.
— J’ai assisté votre mère à chacune de vos naissances, et Liam n’a pas fait exception. Je n’ai malheureusement pas réussi à retarder l’accouchement avant le lever du jour. Je m’apprêtais à emporter le petit quand Isolde m’en a empêché.
Elle eut un sourire triste.
— Votre mère n’aurait jamais supporter de perdre un autre fils aussi rapidement.
— Alors… elle l’a gardé ? demanda timidement Gemma. Même en sachant qu’il était maudit ?
— Liam n’est pas maudit ! sifflai-je entre mes dents.
Tous les regards convergèrent vers moi. D’une voix pleine de sanglots, je poursuivis.
— Liam n’est pas maudit, c’est un petit garçon plein de vie. Il est gentil et bienveillant.
Je relevai des yeux rougis vers mes sœurs.
— Vous semblez l’oublier, mais après la mort de Rihite, aucune d’entre vous ne s’est occupée de lui. Vous, dis-je en pointant les jumelles du doigts, vous le détestiez dès la naissance rien que pour ce qu’il représentait : un éclat de vie dans une maison en deuil. Ce n’est pas sa faute s’il est né sous une nouvelle lune. Ce n’est pas sa faute si Rihite est mort. Et ce n’est pas sa faute s’il nous arrive tous ces malheurs.
— Non, tu as raison, répondit Georgia l’air mauvais. Tout ça c’est ta faute.
— Georgia ! s’étouffa Marietta.
Georgia et moi nous fusillâmes du regard.
— Si tu n’avais pas eu ce maudit don, jamais le Dieu des Cauchemars ne se serait intéressé à toi et Calista et mère seraient toujours en vie.
Un rire jaune sinistre m’échappa. De stupéfaction, mes sœurs eurent un mouvement de recul. Même Georgia parut soudain moins mauvaise, presque effrayée. Étais-je en train de perdre la raison ? Possible. Je me sentais si épuisée…
— Si je n’avais pas eu ce don ? crachai-je avec dédain. Si Rihite n’avait pas eu ce don, il ne serait pas mort non plus, c’est ça ?
Ma sœur se décomposa.
— Ce n’est pas…
— Si Liam n’était pas né, poursuivis-je en me levant, mère ne serait pas tombée malade, c’est ça ?
— Adaline… souffla Marietta les yeux exorbités.
— Quoi ? explosai-je avec hargne. Est-ce de ma faute si j’ai reçu ce don ? Et que croyez-vous que je faisais avec lui ? demandai-je en regardant chacune de mes sœurs dans les yeux. N’avez-vous donc jamais souffert de terreurs nocturnes ? N’avez-vous jamais fait de cauchemars ?
— Non… soupira Gemma en détournant les yeux, penaude.
— Mais c’est parce que nous priions chaque soir Asling, riposta tout de même Georgia, plus aussi sûre d’elle.
— Vraiment ? ricanai-je, épuisée. Et sous quelle lune suis-je donc née ?
Le silence seul me répondit.
— C’est bien ce que je pensais.
Et je me détournai, quittant la pièce sans un regard en arrière. J’ignorai les appels de Marietta derrière moi et montai à l’étage. Dans les escaliers, je vis Rhen et Vitali parler. Ma tante était bouleversée. Je les évitai soigneusement et me glissai en silence dans la chambre de Liam.
Mon petit frère semblait dormir, son corps minuscule comme englouti par toutes ces couvertures dont on l’avait recouvert. Je m’agenouillai à son chevet, le regardant respirer avec difficulté. Je pris sa main dans les miennes, si petite, et la serrai tendrement.
— Pardonne-moi, Liam, murmurai-je. J’ai failli à ma parole…
Dans le silence de la chambre, seul le bruit de mes propres larmes me répondit.