Le silence au manoir était palpable.
J’avais l’impression qu’une éternité s’était écoulée depuis que la vérité avait éclaté. Et pourtant… pourtant cela ne faisait que quelques heures.
Debout dans l’encadrement de la porte, je regardais Liam lutter pour respirer. Son état ne cessait d’osciller entre forte fièvre et froid glacial. Je ne savais plus quoi faire… Aucun des remèdes de Marietta ne fonctionnait, aucun médecin, aucun prêtre ne parvenait à le soigner. Mon frère agonisait et personne ne pouvait rien y faire.
J’entendais encore les murmures de Ciaran. Il ne cessait de se moquer de moi, de mon malheur, de ma douleur.
— Regarde-le souffrir, regarde-le mourir.
Je fermai les yeux, serrai les dents. Ne l’écoute pas, ne l’écoute pas… m’intimais-je. Ignore-le, ignore-le.
— Je tuerai chacun d’entre eux, Adaline…
Sa voix me semblait si proche que j’avais l’impression que si j’ouvrais les yeux, je croiserai son regard maléfique.
— Tous ceux que tu aimes, je les ferai disparaître.
Une main se posa sur mon épaule. Je sursautai violemment.
Derrière moi, je découvris Marietta, la mine sombre.
— Adaline ? Tout va bien ?
Dans son regard, je ne lisais rien d’autre que de la compassion, de l’inquiétude et une immense tristesse. Ma sœur ne m’en voulait pas, alors même que je ne pouvais m’empêcher de me haïr pour toute cette histoire. Je me sentais tellement coupable… Mon égoïsme était en train de détruire notre famille.
Je me détournai, reposant un regard brouillé sur Liam, corps minuscule comme dévoré par ses couvertures.
— Je me demandais simplement… si je ne ferais pas mieux de tout abandonner, dis-je doucement.
Dans mon dos, il me semblait presque entendre Ciaran exulter.
Marietta parut horrifiée et se planta résolument devant moi.
— Ne dis pas ça, tu n’as pas le droit de penser ça. Ce n’est pas ta faute, rien de tout cela n’est de ta faute.
Je la regardai sans conviction. Marietta pleurait. Ma culpabilité n’en fut que plus mordante. Je levai une main et repoussai ses larmes. Je me sentais si lasse…
— Bien sûr que tout est ma faute, répondis-je doucement. Tu m’as prévenue, je savais quel danger représentait mon don… C’est moi qui ai attiré l’attention de Ciaran, s’il s’en prend à nous, c’est à cause de moi, à cause de mon égoïsme, du fait que je ne veuille pas lui appartenir.
Marietta secoua furieusement la tête.
— C’est faux, tu te trompes. Ce n’est pas de l’égoïsme que de vouloir rester libre. Tu as le droit de décider de ta vie, tu as le droit de ne pas aimer certaines personnes comme tu as le droit de te servir de ce don. Tout ça n’a rien d’égoïste.
Les mots de Marietta me rassurèrent un peu. Mais ils ne furent pas suffisants pour repousser au loin cette culpabilité qui me rongeait. Je lui souris faiblement avant de me détourner.
— Peut-être, mais Ciaran, lui, n’en a que faire.
Et je m’en allai.
Depuis le couloir, je vis mes sœurs dans le salon. Les jumelles et Meryl se disputaient. Elles n’arrêtaient pas depuis que je leur avais tout raconté.
Lorsque Meryl remarqua ma présence, je lus dans son regard une compassion dont je ne me sentais pas digne. Marietta et elle ne m’en tenaient pas rigueur et je remerciais le ciel de leur bonté à mon égard. Les jumelles en revanche… Quand Georgia m’aperçut à son tour, son visage se ferma. Les bras croisés, elle me fusilla du regard. À côté d’elle, Gemma ne semblait plus savoir où se mettre et se contenta de détourner les yeux.
Jamais je ne m’étais sentie aussi déconnectée de ma propre famille. Les jumelles et moi n’étions pas très proches, mais depuis ce matin, elles me paraissaient comme des étrangères.
Mes yeux me brûlèrent alors que je me détournais en silence, ignorant les cris de Marietta qui tentait de me rejoindre.
Avant de quitter le manoir, j’entendis tout de même Georgia me railler une dernière une fois.
— Laisse-la, disait-elle à Marietta. Elle n’a qu’à mourir à son tour, peut-être que comme ça Ciaran nous fichera la paix.
Je fermai les yeux, la gorge nouée et quittai le hall. Je n’entendis pas les cris de Marietta, mais je l’imaginais sans peine incendier notre cadette. Et, je devais le reconnaître, ses mots me faisaient bien plus mal que je n’aurais pu l’admettre. Ils avaient la saveur d’un cauchemar sur ma langue, des larmes sur mes joues, mais surtout la sensation d’un poignard planté dans le cœur.
Alors que je m’enfonçai dans les jardins en direction de la ville, je jetai un dernier regard en arrière. Le manoir semblait étrangement lugubre sous ces épais nuages d’orage. Une tempête allait bientôt éclater. Rentrerai-je à temps pour l’éviter ? Mais avais-je seulement envie de rentrer ?
Je remarquai une silhouette au deuxième étage. Rhen me regardait, et même d’aussi loin, il me semblait lire l’inquiétude dans son regard. Je l’observai un moment. Rhen… Coincé ici avec nous, avec moi. Je m’en voulais tellement de lui faire endurer une épreuve pareille.
Finalement, peut-être que nous n’aurions rien dû commencer. J’aurais dû le laisser s’en aller, lui rendre sa liberté, lui permettre d’aimer une fille qui ne serait pas la cible du Dieu des Cauchemars, une fille qui ne condamnait pas sa famille pour un amour voué à l’échec. Pour une romance que j’imaginais déjà passagère. Je me demandais combien de temps il resterait avant de se lasser de moi, de mes larmes, de ma peine.
Je le vis se redresser, comme prêt à me rejoindre, mais je lui fis non de la tête. Non, je ne voulais pas qu’il m’accompagne, je ne voulais pas qu’il me voit ainsi. J’avais besoin d’être seule, cruellement, désespérément.
Alors je me détournai et rejoignis la ville.
Quand j’arrivai sur la grand-place, le vent se mit à souffler et tout le monde se préparait à rentrer. Je demeurai seule à marcher dans la rue, rejoignant le Temple des Rêves qui semblait me tendre les bras, m’accueillir dans son antre de paix, de silence. Là où toutes les offenses étaient pardonnées, là où toutes les prières étaient écoutées.
En traversant le vestibule illuminé par ses centaines de bougies, les mots de Ciaran résonnèrent dans mon esprit. Ils me hantaient depuis le premier jour, me rendaient folle. J’aurais voulu oublier sa voix, son existence jusqu’à la mienne. J’aurais voulu comprendre, j’aurais voulu avoir des réponses, une solution. J’étais perdue… complètement perdue.
Une fois rendue devant la statue d’Asling, je m’arrêtai pour l’observer. J’écoutai le silence, à peine troublé par le hurlement du vent au dehors.
— Je ne sais plus quoi faire… confessai-je dans un murmure. Mère est morte, Calista aussi… Père n’est plus que l’ombre de lui-même, les jumelles me détestent et Liam… Liam est en train de mourir et tout est ma faute…
Je relevai les yeux vers le visage sculpté du dieu. J’aurais tant voulu qu’il soit là, qu’il m’écoute, qu’il me guide comme il semblait le faire à travers mes rêves depuis des années.
Mais il n’était pas là. Il n’y avait que moi, mes remords et ce silence assourdissant.
— Que puis-je faire pour les sauver ? Comment combattre le Dieu des Cauchemars et protéger ceux que j’aime ?
Je fermai les yeux, sentis les larmes couler. Je regrettais tant de choses…
— Je voudrais tellement que tu sois là… Rihite.
Et comme trop souvent ces derniers temps, seul le silence me répondit.
***
En revenant à Bellenuit, je me sentais plus lourde et malheureuse qu’en partant. J’avais pensé trouver des réponses au temple, une forme de réconfort, peut-être même une apparition d’Asling, un signe, n’importe quoi ! Je ne demandais pas grand-chose… Mais rien ne m’était apparu. Ni le dieu, ni la moindre petite réponse au milieu des milliers de questions qui m’accablaient.
Debout aux portes du manoir, je me sentais incapable d’entrer. Les paroles de Georgia tournaient en boucle dans mon esprit, la respiration difficile de Liam me hantait, les murmures de Ciaran me brisaient. Tout se mélangeait dans ma tête dans un maëlstrom douloureux. J’étais épuisée… si fatiguée.
En levant les yeux, je découvris de la lumière dans la chambre de Liam. Les silhouettes de Marietta et Elora s’afféraient tout autour de lui. Liam est en train de mourir et je ne peux absolument rien pour le sauver. Je me sentais tellement impuissante…
Quand le vent souffla de nouveau, je portai un regard sur la falaise, cette même falaise où Ciaran avait poussé Calista. Des idées noires m’envahirent et je m’en approchai, comme hypnotisée. Elle n’a qu’à mourir à son tour, peut-être que comme ça Ciaran nous fichera la paix.
Sous la pluie, je descendis lentement les escaliers de pierres.
Mourir…
Avais-je un autre moyen d’échapper à Ciaran ?
Mourir…
Je m’approchai de l’océan, si vaste, si sombre. Les pieds dans l’eau, je regardai l’orage qui approchait. L’eau était glacée, les vagues agitées. Au loin, il me semblait entendre les cris de la tempête qui arrivait. Est-ce ce que tu entendais, Rihite ? me demandai-je en m’enfonçant dans l’eau. La tempête chantait-elle sa colère le jour où tu nous as quittés ? Son cri, l’entendais-tu avant de disparaître ? Et moi ? L’entendrai-je avant de sombrer dans le néant ?
Le vent se fit plus violent, ses bourrasques plaquant mes cheveux en arrière, rejetant mon capuchon. Les vagues, si fortes, me déstabilisaient, rendant chacun de mes pas maladroits. Et je me demandais alors si elles seraient assez fortes pour me briser comme la roche avait brisé le corps de Calista.
Te retrouverai-je bientôt ?
— Tu me manques tellement, grand frère… sanglotai-je, de l’eau jusqu’à la poitrine. J’en ai assez de tout ça…
L’océan semblait hurler de rage, comme si Typhon avait soudain envie de noyer la terre sous ses eaux tumultueuses. Ou était-ce Rihite qui tentait de me parler ? Ou Ciaran qui s’en prenait enfin à moi ? Un sourire sardonique étira mes lèvres à cette pensée.
— Eh bien, que la partie commence, Ciaran. Que vas-tu faire, dis-je d’une voix pleine de venin en avançant toujours plus loin, si je meurs avant que tu ne mettes la main sur moi ?
Mes larmes coulèrent le long de mes joues. La colère et le désespoir faisaient battre mon cœur plus fort.
Je sentis une main se poser sur mon épaule, brûlante, pour me tirer en arrière, me retenir. J’ignorai s’il s’agissait d’Asling, de Ciaran ou même du spectre de Rihite. Au fond, je m’en fichais éperdument et la repoussai d’une bourrade avant de plonger sous la surface.
Viens donc me chercher, dis-je en moi-même pleine de rage, dans le monde de Zaros !
Les courants me balayèrent. Je ne fis rien pour y résister. Mon corps me semblait lourd. J’abandonnai, me laissai porter. Puis je songeai à Liam là-haut dans son lit et me demandai si, une fois morte, il pourrait enfin vivre. Tout ce que je désirais à cet instant c’était que ça s’arrête. Que tout s’arrête.
Alors je fermai les yeux et attendis que Zaros prenne mon âme.