Chapitre 35

Notes de l’auteur : Bonne lecture !

Les ténèbres ne m’emportèrent jamais, pas plus que le Dieu des Morts. À la place, des bras m’entourèrent et m’entraînèrent loin des profondeurs. Un instant plus tard, mon mystérieux sauveur et moi percions la surface.

Je toussai, crachai. En rejetant la tête en arrière, je vis Rhen lutter pour me ramener sur le rivage.

— Qu’est-ce que tu fais ? criai-je par-dessus la tempête en me débattant. Lâche-moi !

— Hors de question ! me hurla-t-il en réponse.

Une lame nous submergea. Je luttai pour me détacher de Rhen mais il me tint fermement et me remonta. La tempête faisait rage à présent. Quand nous perçâmes à nouveau la surface, la pluie était battante.

— Laisse-moi ! Laisse-moi !

— Jamais ! Tu crois vraiment que mourir arrangera tout ? Que Ciaran s’en contentera ?

Je pleurais, mes larmes se fondant avec la pluie.

Rhen luttait de toutes ses forces contre les courants, pour nous maintenir à la surface. J’aurais tellement voulu qu’il me lâche, qu’il me laisse disparaître, que tout se termine enfin… Et en même temps, je ne voulais pas lâcher sa main, je ne voulais pas le quitter. Mais j’étais tellement fatiguée…

— Laisse-moi m’en aller… pleurai-je.

— Tu crois que Rihite t’aurait laissé faire une chose pareille ? me demanda-t-il les yeux luisant de colère.

— Rihite est mort ! crachai-je furieuse.

— Et je refuse que tu suives le même chemin !

Rhen et moi nous regardâmes un moment, ballotés par les vagues. Puis il secoua la tête et nagea jusqu’au rivage. Je le laissai m’emporter, trop fatiguée pour résister. Quelques instants plus tard, Rhen se hissa sur un rocher et m’y tira avant de reprendre son souffle. Le vent était mordant. Je me mis à grelotter.

— Viens, dit Rhen en se relevant. Nous devons trouver un abri.

En regardant autour de moi, je me rendis compte que les courants nous avaient charriés bien loin du domaine. Frigorifiée, je pris la main qu’il me tendait avec reconnaissance et commençai à marcher. Rhen semblait étonnement alerte et m’aida à ne pas glisser sur les roches couvertes d’algues. Il regardait partout autour de lui, à la recherche d’un abri. Derrière lui, je continuais de trembler.

— J’ai froid…

En se retournant, Rhen vit mes lèvres bleuies et ma peau glacée. Il serra les dents, passant un bras autour de mes épaules. Je lui jetai un regard. Comment faisait-il pour ne pas trembler ? Comment ses lèvres pouvaient-elles paraître si rose par ce froid ?

Ma vue commençait à se brouiller, je ne sentais presque plus mes orteils. Rhen accéléra le pas, me frictionnant l’épaule pour me réchauffer. Je me blottis un peu plus contre lui. Sa chaleur était réconfortante, mais je grelottais toujours.

En levant les yeux, je vis une cabane de pêcheur un peu en amont. Je la pointai d’un doigt tremblant.

— Là… i-il ne devrait y avoir p-personne…

Rhen suivis mon regard et me serra plus fort contre lui.

Un moment plus tard, nous arrivâmes devant la bâtisse. La porte était ouverte. Rhen s’y engouffra le premier, tenant à faire le tour des lieus. Dans l’entrée, je ne pouvais m’empêcher de regarder alentour, curieuse. C’était la première fois que je mettais les pieds dans une cabane de pêcheur. Cette dernière me faisait un peu penser à celle de grand-père Wendel sur la colline. Une petite cheminée de pierre se dressait dans le fond, entourée de deux vieux fauteuils abîmés. À droite se trouvait un unique placard bancal rempli de poussière tandis qu’à gauche je devinais les contours d’un lit miteux. Je grimaçai, tout sentait affreusement le moisi ici.

Dehors le vent soufflait fort. Je regardai les vitres trembler sous ses rafales. Zéphyr jouait-il dans l’orage ?

Rhen revint vers moi quelques instants plus tard.

— Personne, se contenta-t-il de dire.

Je m’approchai de l’un des fauteuils et m’y laissai tomber. Grossière erreur. Le rembourrage était si usé que j’eus l’impression de tomber sur un bloc de glace. Je resserrai les pans de ma veste en claquant des dents. À côté de moi Rhen s’afférait à remplir la petite cheminée de vieux bois. Je le regardai faire en tremblant, mes cheveux gouttant sur mes épaules. Je l’entendais pester alors qu’il ouvrait une boîte d’allumettes pour la trouver vide. De toute façon, les bûches semblaient pourries, couvertes de mousse humide. Je doutais qu’il puisse allumer le moindre feu avec elles.

Je regrettai soudain l’absence de Marietta. Si ma sœur avait été là, elle n’aurait eu qu’à souffler et le feu serait parti. Sans elle, je doutais de voir une quelconque flamme dans l’âtre.

Rhen soupira. Je le vis porter une main sur le vieux bois et crus rêver en voyant la mousse s’assécher puis des flammes en jaillir.

— Comment as-tu fait ça ? demandai-je en grelottant.

— Il faut te réchauffer, éluda-t-il en fouillant dans le placard à la recherche de couvertures.

Je le regardai faire, mes yeux coulant sur cette étrange étoile tatouée que je voyais à travers sa chemise détrempée.

— C’est quoi ce symbole sur ta nuque ?

Rhen se raidit.

— Qu’est-ce que tu me caches ? demandai-je d’une voix rauque.

Je sentais les larmes revenir. Mais il ne bougeait toujours pas.

— Rhen… sanglotai-je.

Quand il se retourna, Rhen ne ressemblait plus au jeune homme si merveilleux que j’avais rencontré et aimé. À cet instant, à travers son regard lointain et son expression si fermée, je ne voyais qu’un inconnu.

Je sentis mon cœur se serrer douloureusement. Rhen soupira et trouva enfin une couverture dont il vint me couvrir les épaules. Nos regards se croisèrent. Il semblait si triste… inquiet. Je me blottis un peu plus dans la couverture. Elle était affreusement rêche et sentait le moisi.

Rhen s’agenouilla devant moi, prenant mes mains glacées dans les siennes, si chaudes. Dans l’âtre, le feu crépitait joyeusement, réchauffant doucement la pièce.

— Je n’ai pas été tout à fait honnête avec toi… avec vous tous.

— Que veux-tu dire ? demandai-je brusquement angoissée d’entendre la réponse.

Rhen n’osait pas me regarder dans les yeux. Il jouait nerveusement avec nos doigts.

— Je ne viens pas vraiment des Terres de Zaros.

J’attendis la suite, soudain mal à l’aise. Qui avais-je réellement en face de moi ? À qui avais-je donné mon cœur ?

— Qui es-tu ? soufflai-je si bas que je ne fus même pas sûre qu’il m’ait entendu.

Lorsqu’il releva les yeux sur moi, un éclair jaillit au dehors. Sa lumière éclaira un instant le regard Rhen, dévoilant des yeux complètement noirs. Je me figeai. Ce regard… je l’avais déjà vu quelque part.

— Je suis le fils de Zaros.

Au dehors, le tonnerre gronda, faisant trembler la cabane tout entière.

Les mots de Rhen flottèrent un moment dans la pièce. Mes yeux étaient si grand ouverts que je crus qu’ils allaient sortir de leurs orbites.

— Le… le fils de Zaros ? Le Dieu des Morts ?

J’avais l’impression de rêver. Un rêve étrange sur lequel je n’avais aucun pouvoir. Était-ce seulement possible ? Rhen, le fils d’un dieu ? Et en même temps… tout concordait. Sa connaissance des dieux, cette étrange vision que j’avais eue, son courage face à Ciaran, ce qu’il m’avait dit…

Puis ça me revint, cette étoile à la base de sa nuque… C’était sous mon nez depuis si longtemps ! Elle apparaissait dans le jeu de cartes des Douze Cours : l’étoile de Zaros.

Une migraine commençait à poindre derrière mes yeux. Je me massai les tempes.

— Mais, ça ferait de toi…

— Un demi-dieu. Ma mère était humaine, jugea-t-il bon d’ajouter face à mon air perdu.

J’eus soudain la tête qui tourne. Rhen me considérait avec appréhension. S’attendait-il à ce que je lui ris au nez ? Que je me moque de lui ? Le frappe ? Aucune chance, je me sentais si confuse, si fatiguée que je n’aurais rien pu faire de tout cela. À la place, j’essayai tant bien que mal d’assimiler ces informations.

— Je… je ne comprends pas, dis-je enfin. Qu’est-ce qu’un demi-dieu ferais ici ? Avec moi ? Comment…

Je fixai mon regard sur l’âtre. Je ne comprenais plus rien.

Rhen soupira, se passant une main sur le visage, exténué.

— Peu de gens le savent, mais la naissance de demi-dieux est assez fréquente, raconta-t-il comme ailleurs. Bien sûr, certains dieux se lient plus aux mortels que d’autres. Amore en particulier collectionne les amants, Typhon aussi. Mon père…

Parler du Dieu des Morts en ces termes semblait le troubler.

— Comme je te l’ai dit, je n’ai pas connu mes parents. Mon père fait partie de ces dieux qui ne se mêlent pas souvent aux mortels. À ma naissance, fit-il sombrement, ma mère m’a abandonné aux portes du Temple du Savoir. C’est… comme une tradition. Rares sont les mères humaines qui gardent leurs enfants demi-dieux, elles préfèrent les confier à la Déesse de la Sagesse. C’est Ionia qui m’a élevé. C’est elle qui nous élève tous.

Je sentis un élan de compassion me submerger. Abandonné… Rhen avait été abandonné.

— Mais… et vos parents divins ? Abandonnent-ils tous leurs enfants à Ionia ? demandai-je d’une toute petite voix.

— En grande partie, oui. Entre leur régence du ciel et leurs autres obligations envers les mortels qui les prient, on ne peut pas vraiment dire qu’ils aient beaucoup de temps à nous consacrer. 

Je me penchai en avant, j’avais tellement envie de le serrer dans mes bras, de repousser le chagrin que je sentais pulser derrière ses yeux tristes. À la place, j’effleurai timidement sa joue. Rhen ferma les yeux, savourant le contact de mes doigts gelés sur sa peau.

Les flammes vacillèrent. Rhen rouvrit les yeux, poursuivant tristement son histoire.

— J’ai grandi au Sanctuaire, la demeure des enfants des dieux, là où Ionia laisse son titre de Déesse de la Sagesse pour devenir notre tutrice.

Le tonnerre gronda. Rhen afficha une expression qui me noua l’estomac. Il semblait souffrir. J’avais mal de le voir ainsi. Il me serra la main.

— J’ai passé mon enfance isolé du reste du monde, mis de côté même par les autres enfants des dieux. Le fils du Dieu de la Mort… marmonna-t-il avec amertume. J’avais tellement hâte de quitter cet endroit, je rêvais d’explorer le monde.

Il y eut un silence. Dans son regard, je pouvais lire toute la solitude qu’il avait ressentie.

— En tant que fils de Zaros, j’avais la capacité de voir les âmes des morts. Et, un jour, j’ai fini par trouver un passage menant au temple de mon père. Les gens pensent que le Temple du Silence n’est qu’un endroit sinistre et désert, mais c’est faux. En fait, c’est là que se trouvent les portes du monde des morts, seulement accessibles pour les âmes errantes.

Il eut un sourire triste.

— J’y passais toutes mes nuits, à parler aux esprits avant leur départ. Ils me racontaient leurs histoires, me décrivaient ce monde dont je rêvais… Un jour, dit-il plus sombrement, un jeune homme est apparu. Il était mort trop tôt et regrettait tant sa famille…

Rhen releva des yeux brillants vers moi. Et je compris.

— Rihite…

Il opina du chef, malheureux.

— Il m’a raconté sa vie, comme il aimait sa famille, ses petites sœurs.

— Tu savais ? Pour mon don, tu savais ? Dès notre rencontre ?

Il secoua la tête.

— Non, Rihite n’y a jamais fait allusion.

J’eus un sourire. Même dans la mort, mon grand frère avait gardé mon secret. Cela me réchauffa le cœur autant que ça me le serra.

— En fait, il me parlait surtout de votre tante, Vitali. Ses aventures me fascinaient, je voulais découvrir le monde moi aussi. Alors quand le temps de m’en aller est enfin venu, je suis tout de suite parti explorer le monde.

— Et tu as fini par croiser Vitali, compris-je.

Il hocha la tête.

— Quand elle m’a invité à participer aux Sélénites, je ne pensais pas rester si longtemps, expliqua-t-il en levant un regard timide vers moi. Mais… quand je t’ai vue, je…

Il détourna les yeux, soudain mal à l’aise. Ses joues rosirent.

— Je… je n’avais jamais ressenti ça pour quiconque. D’un coup, tu étais devenue le centre du monde. Je ne pouvais pas détacher les yeux de toi, je voulais rester toujours près de toi.

Je me sentis rougir. Après un silence, je me penchai en avant, laissant retomber ma couverture pour serrer Rhen dans mes bras. Il se raidit un instant avant de me rendre mon étreinte, plongeant son visage dans ma nuque, inspirant mon parfum.

— Quand je t’ai vue partir, j’ai eu peur que tu ne reviennes jamais, avoua-t-il tout bas. Mais j’étais plus terrifié encore quand je t’ai vu te diriger vers la falaise. Après tout ce que tu avais traversé, tout ce que les filles t’avaient dit, je craignais… Quand je t’ai vu plonger sous l’eau, j’ai tout de suite compris. Ton regard… je l’ai reconnu, j’en ai croisé tellement pendant mon périple dans les grottes de Zaros… c’était le regard de quelqu’un de résigné.

Je le serrai plus fort contre moi, comme pour lui prouver que j’étais bien là, qu’il m’avait sauvée des vagues.

— Je ne peux pas te perdre, dit-il dans mes cheveux. Si tu venais à disparaître, je crois que j’en mourrais…

Je sentis la culpabilité me serrer la gorge. Je m’en voulais tellement d’avoir plongé, je m’en voulais de l’avoir abandonné. Je me sentis terriblement idiote. Mais qu’avais-je manqué de faire ?

Je m’écartai doucement et croisai son regard plein de larmes. Je lui souris, caressant ses joues et l’embrassai tendrement. Rhen me rendit mon baiser. J’y ressentis tout son amour, son désespoir… sa douleur.

Quand je m’écartai, il apposa son front au mien.

— Pardonne-moi… murmurai-je en fermant les yeux. Pardonne-moi d’y avoir pensé, d’avoir abandonné…

— Je te pardonne, me répondit-il, me serrant plus fort dans ses bras. Je te pardonne, mais je t’en prie, ne recommence jamais. Je ne laisserai pas Ciaran s’en prendre à toi, je ne t’abandonnerai pas. Alors je t’en supplie, ne me laisse pas…

Je pleurai et l’embrassai à nouveau, reconnaissante.

— Je promets…

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