Quand j’ouvris les yeux, je me découvris dans les bras de Rhen, inconfortablement installée sur ce vieux fauteuil dans la cabane de pêcheur.
Au dehors, la tempête s’était calmée.
Je le regardai un moment. Il avait l’air épuisé. De près, je pouvais voir les cernes qui cerclaient ses yeux. Depuis quand n’avait-il pas dormi aussi paisiblement ? Il était si beau, si paisible que je m’en voulus de devoir le réveiller.
Quand Rhen ouvrit les yeux, un sourire alangui étira ses lèvres.
— Bonjour…
— Bonjour… lui répondis-je avec un faible sourire.
Rhen s’étira et repoussa des mèches rebelles de mon visage.
— Nous devrions rentrer, dis-je d’une petite voix.
Il ne répondit pas, son regard se faisant plus lointain.
— Oui, tu as sans doute raison.
Je me levai et suivis Rhen au dehors. Le soleil m’éblouit, je plissai les yeux. Maintenant que le ciel s’était éclairci, je me rendis compte de la distance que nous avions parcourue.
— Le chemin va être long, dis-je lugubrement.
Je me tournai vers Rhen. Il semblait regarder quelque chose par-delà l’horizon. Il fronça les sourcils.
— Rhen ? Qu’y a-t-il ? demandai-je soudain inquiète.
— Ton frère, dit-il sombrement. Il se meurt.
Je me tournai vers le manoir, si loin et sentis l’horreur me broyer l’estomac.
— Nous devons faire vite, lâcha-t-il simplement.
— M-mais… comment ? Le manoir est à des lieues d’ici ! Jamais nous n’y serons à temps pour…
Pour… quoi ? Et la réalité me rattrapa. Arriver à temps pour quoi ? Pour le voir mourir comme j’avais vu mourir Rihite et Calista ? La colère et le chagrin m’envahirent à nouveau. Arriver à temps pour voir mon frère mourir ? Pour perdre encore un membre de ma famille ? Mais en avais-je seulement la force ?
Rhen serra plus fort ma main dans la sienne. Je relevai des yeux brouillés de larmes sur lui.
— Tu me fais confiance ? demanda-t-il subitement.
Il paraissait encore craindre que je ne le rejette. Comment pouvait-il encore douter ?
Je serrai sa main en retour.
— Oui, répondis-je sans le quitter des yeux. Oui, je te fais confiance.
Un sourire étira ses lèvres.
L’instant d’après, d’immenses ailes d’un noir de jais jaillirent du dos de Rhen. J’écarquillai les yeux, bouche bée. Des ailes de corbeau, songeai-je aussitôt. À cet instant, il avait tout l’air d’un ange de la mort.
En découvrant mon air ahuri, Rhen eut un sourire amusé.
— Je… je croyais… balbutiai-je.
— Que les ailes étaient un mythe ? s’amusa Rhen en me prenant la main.
— Euh… oui ? Je veux dire, Asling est souvent représenté avec des ailes sur les tempes, mais…
— Il n’en a pas, termina-t-il avec un sourire.
— Exact, soufflai-je bêtement.
J’étais incapable de détacher les yeux de ses ailes.
— Pour tout te dire, lança Rhen, me ramenant à la réalité, Zéphyr et Zaros sont les seuls à posséder des ailes.
— Mais Amore…
— Est représentée avec des ailes de chérubins, je sais. Mais elle n’en a jamais porté de vraies. Elle envie beaucoup celles de Zéphyr, me glissa-t-il l’air conspirateur. On dit qu’elle a même déjà tenté de les lui voler.
J’eus un rire, le premier vrai rire depuis ce qui me semblait être une éternité. Rhen sourit et me prit dans ses bras. Je levai des yeux anxieux sur lui.
— Accroche-toi bien.
J’obtempérai, enroulant mes bras autour de sa nuque.
Rhen bondit dans les airs et, aussi incroyable que le plus beau des rêves, je vis ses ailes se déployer et nous porter à travers les nuages. Je n’en revenais toujours pas alors même que nous survolions le domaine.
Dans ses bras, je ne pouvais que regarder autour de moi, éblouie. J’en oubliai presque Liam à la maison, le mal étrange qui le rongeait et toute cette histoire avec Ciaran. À cet instant, il n’y avait que Rhen et moi, ensemble dans les airs, et c’était merveilleux.
Quelques instants plus tard, nous atterrîmes dans le jardin de la propriété. J’observai les ailes de Rhen disparaître sous sa peau, sans laisser de trace de leur passage si ce n’est la déchirure de sa chemise. Incroyable, songeai-je. J’aurais pu passer des heures à lui poser des questions si la situation n’avait pas été si alarmante.
Nous nous précipitâmes dans le manoir et rejoignîmes en vitesse la chambre de Liam.
Arrivée à l’entrée, je sentis mon cœur se briser. Là, allongé dans son lit, mon petit frère semblait encore plus mal que la veille. Les larmes me montèrent, violentes, brûlantes. Dans un coin de la pièce, mes sœurs et Elora veillaient le petit garçon. Marietta était presque aussi pâle que Liam.
Alors que je m’approchai, défaite, elle se tourna vers moi, les yeux débordant de larmes.
— Adaline… souffla-t-elle en se précipitant vers moi, soulagée.
Elle me serra dans ses bras, mais je ne voyais que Liam suffoquant dans son lit.
— Il est en train de mourir… pleura Marietta, ses sanglots la secouant si fort qu’elle semblait sur le point de s’effondrer. Les médecins disent qu’il n’en a plus pour longtemps.
Je m’approchai du lit comme une somnambule et tombai à genou devant lui. Liam respirait si mal… à peine conscient du monde qui l’entourait. Ma gorge me brûla alors que les larmes débordaient.
Je jetai un regard à mes sœurs. Malgré leurs désaccords, elles pleuraient à l’unisson, les unes serrées contre les autres. Elora semblait avoir vieilli de dix ans. Bouleversée, elle quitta la pièce d’un pas rapide, cachant son visage derrière un mouchoir. Je notai alors l’absence de père dans la pièce. Je m’assombris, l’imaginant effondré devant le portrait de mère à l’autre bout du manoir dans sa chambre. Rien ne semblait pouvoir l’atteindre. C’était comme s’il était déjà parti. Il avait à peine réagi à l’annonce de la maladie de Liam. Je n’aurais pas dû être surprise par son absence.
Liam ouvrit faiblement les yeux. Je passai une main dans ses cheveux et il tourna la tête vers moi. J’eus un maigre sourire, mes lèvres tremblant de chagrin.
— Adaline… murmura-t-il.
Sa voix était si faible, si rauque… N’y tenant plus, Marietta quitta la pièce à son tour, Meryl sur ses talons.
— Je suis là, mon cœur, dis-je en prenant sa main – si froide – dans la mienne. Je suis là.
— Adaline… m’appela une autre voix.
Je me retournai, les yeux rougis. Les jumelles se tenaient la main, aussi bouleversées l’une que l’autre.
— Je suis désolée… tremblait Georgia les yeux débordants de larmes. Tellement désolée…
— Tu peux le sauver ? demanda Gemma des sanglots plein la voix. Est-ce que…
Elle renifla.
— Est-ce que tu peux l’aider ?
Je serrai les lèvres. Dans mon regard, les filles purent lire toute l’étendue de mon impuissance. N’y tenant plus, Gemma s’effondra et Georgia la conduisit dehors. Liam toussa, je me tournai vers lui.
— Ça va aller, reniflai-je. Tu vas voir, tout va bien se passer…
— J’ai mal… dit-il les yeux brillants.
— Je sais… reniflai-je piteusement. Je sais…
Je serrai les dents. Plus je le regardais, plus les images de ce terrible jour se superposaient à cet instant. Je revoyais Rihite, étendu sur le pavé, luttant pour respirer. Je revoyais son regard plein de larmes. Comme Liam. Je me souvenais de ses mots douloureux. Comme Liam. Et je sentais mes propres larmes, chaudes et salées, douloureuses et silencieuses, ces mêmes larmes que je versais à nouveau, ce même chagrin qui me rongeait plus fort. Je ne pouvais pas le perdre lui aussi, je ne pouvais pas…
Liam commença doucement à perdre connaissance. Je le secouai, le suppliai de rester conscient, de ne pas m’abandonner. En larmes, je me retournai. Rhen était toujours là, debout dans l’entrée.
— Je t’en prie, Rhen… suppliai-je. Sauve-le…
Il semblait sur le point de pleurer lui aussi, serrant les mâchoires, se mordant les lèvres.
— Je… je n’ai pas ce genre de pouvoir, dit-il mal à l’aise.
Je gémis, mes larmes redoublant d’intensité. J’avais l’impression qu’on m’arrachait le cœur, qu’on le broyait, le lacérait. J’avais l’impression de mourir à mon tour.
— Je t’en prie… J’ai déjà perdu mon frère et ma sœur, je ne supporterai pas de perdre Liam aussi… Pitié… Il doit bien y avoir un moyen ! Il y a forcément…
Je reniflai. Rhen garda le silence, et c’était pire encore. Dans son regard, je lisais toute son impuissance face à l’état de Liam comme face à mon chagrin. Je m’effondrai, me tournant vers Liam qui s’étouffait. Je voyais la maladie lui ronger les poumons, le tuer à petit feu. Je voyais presque le spectre de la mort se pencher sur lui.
Désespérée, je me mis à prier, la main de mon frère serrée entre les miennes, n’importe qui du moment que Liam vive.
— Je vous en prie… murmurai-je. Je vous en prie, je vous en supplie… sauvez-le… il ne doit pas mourir, il ne peut pas…
Sa respiration était saccadée, j’avais si mal pour lui. Puis, brusquement, il cessa de bouger. Je me figeai, terrifiée à l’idée de ce que cela signifiait.
— Liam ?
Je secouai son épaule. Aucune réaction.
Je sentis la panique me submerger.
— Liam ? Liam je t’en prie, réveille-toi ! Ouvre les yeux !
Je secouai mon frère, mais il ne bougeait toujours pas. Mes larmes ne coulèrent que plus fort, mes sanglots plus douloureux. Et je hurlai. Comme j’avais hurlé mon chagrin après avoir vu Rihite disparaître si soudainement, comme j’avais hurlé après avoir vu Calista mourir sous mes yeux. La douleur était telle que j’aurais voulu mourir à mon tour.
Je serrai le corps de Liam dans mes bras, le berçant comme s’il dormait. Mais sa peau était déjà si pâle, si froide… Il ne respirait plus, ne vivait plus.
Et moi j’avais l’impression de disparaître.
— Pardonne-moi… lui murmurai-je. Pardonne-moi de ne pas avoir été là… Je suis désolée, Liam… tellement désolée…
À la porte, je sentais Rhen nous observer. Ses larmes coulaient silencieusement. Au loin, je pouvais entendre les pleurs de mes sœurs. Elles n’avaient pas eu besoin de monter, mes cris avaient suffi. Liam était parti, et c’était encore une fois ma faute.
Je repoussai une mèche de cheveux de son visage, un pâle sourire aux lèvres et, prise d’une impulsion soudaine, je me mis à fredonner.
— Oh, douce, douce nuit, murmurai-je plus que je ne chantais.
Oh, calme, calme nuit.
Ta lune danse, tes étoiles murmurent.
Mais il est temps de se coucher.
Oh, douce, douce nuit.
Ferme les yeux et écoute.
Sa chanson est si douce.
Dans le couloir, j’entendis les bruits de pas de mes sœurs qui nous rejoignaient. Je ne leur jetai pas même un regard et continuai de chanter.
— Oh, calme, calme nuit.
Rêve les étoiles, écris la pluie.
Il est temps de s’endormir.
Oh, douce, douce nuit…
Ma gorge me brûla et ma voix s’érailla sur les derniers mots. Je reposai le corps de Liam dans ses couvertures, caressant tendrement son visage.
— Je t’aime, petit frère… murmurai-je. J’aurais aimé pouvoir te sauver…
Et je l’embrassai sur le front. En m’écartant, une nouvelle larme m’échappa et vint glisser sur la peau d’albâtre de Liam.
— Que ta Nuit soit éternelle… m’étranglai-je la gorge nouée. Que les Étoiles te veillent… Et que…
Je serrai les dents, incapable de citer les derniers sacrements. Marietta s’approcha et posa une main sur mon épaule.
— Et que ton Rêve demeure dans l’autre monde… termina-t-elle pour moi.
Je me levai lentement et m’écartai. Marietta me serra dans ses bras. Je m’y accrochai comme à une bouée et pleurai, pleurai, pleurai.
J’étais sur le point de m’écarter quand un cri retentit derrière nous. Marietta et moi nous tournâmes d’un même mouvement vers les jumelles qui se serraient l’une contre l’autre, une expression horrifiée déformant leurs traits. Meryl elle-même avait viré blême.
— Les filles ? questionna Marietta. Que se passe-t-il ?
Pour toute réponse, elles pointèrent un doigt tremblant vers Liam. En nous retournant, nous ne comprîmes pas tout de suite ce qui les avait tant effrayées. Puis, quelque chose bougea dans le ventre de notre frère. Horrifiée, Marietta fit un bond en arrière, m’emportant avec elle. La chose semblait chercher à s’enfuir, remontant le long de la trachée de Liam.
Je me détachai lentement de ma sœur pour m’approcher.
— Adaline, qu’est-ce que tu fais ? me demanda Marietta épouvantée alors que je me penchais sur le corps de Liam.
— C’est comme si…
Je clignai des paupières. Était-ce seulement possible ?
La chose était à présent dans la gorge de Liam et s’agitait, la faisant enfler. Les jumelles partirent en courant pour vomir alors que j’ouvrais la bouche de mon petit frère pour y plonger mes doigts.
— Adaline ! s’écria Marietta consternée alors que j’enfonçais ma main dans sa gorge.
— Il y a quelque chose, dis-je simplement.
— Ça je le vois bien ! répliqua-t-elle mortifiée. Mais tu te rends compte de ce que tu es en train de faire ? C’est…
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase. Trouvant le chemin que j’avais ouvert, la chose remonta à toute vitesse. Je retirai aussitôt ma main, libérant une nuée de papillons de nuit qui partirent en fumée. Mes sœurs les regardèrent sous le choc.
— Mais, qu’est-ce que…
Je sentis l’espoir renaître en moi. C’était comme un cauchemar. Alors…
Je me tournai brusquement vers Liam, retenant mon souffle.
— Allez, Liam respire… s’il te plait… respire…
Il y eut un long silence, puis je vis la poitrine de Liam se soulever, une fois, puis deux. Et enfin il ouvrit les yeux, reprenant doucement des couleurs. J’en pleurai de joie. Il regarda autour de lui, un peu confus, puis son regard s’arrêta sur moi et il se frotta les yeux.
— Adaline, j’ai fait un drôle de rêve.
Il ne m’en fallut pas plus pour fondre sur lui et le serrer dans mes bras.
— Tu vas bien… par les Dieux, tu vas bien !
Derrière moi, Marietta et Meryl s’effondrèrent en pleurs, soulagées, avant de nous rejoindre. Peu de temps après, les jumelles remontèrent en trombe dans la chambre, serrant tour à tour dans leurs bras un Liam qui ne savait plus où donner de la tête. Elora et Vitali accoururent peu après, se jetant sur le petit garçon pour le serrer à leur tour dans leurs bras. Les minutes qui suivirent ne furent qu’effusion de joie et de soulagement. Nous étions toutes si heureuses que nous pleurâmes et embrassâmes Liam pendant des heures.
— Voilà enfin une bonne nouvelle, sourit Elora en s’épongeant les yeux.
Quand le calme retomba enfin, Liam commença à somnoler dans nos bras. Le pauvre devait être épuisé par toute cette histoire.
— Nous devrions le laisser dormir, fit Marietta.
— Tu as raison, approuva Meryl.
Mais aucune de nous ne bougea.
— Et si on restait encore un peu ? proposa timidement Gemma.
Vitali et Elora échangèrent un sourire amusé avant de s’éclipser.
— Tâchez de ne pas le réveiller, nous demanda simplement notre tante avant de disparaître dans le couloir.
Blotties les unes contre les autres dans le petit lit de Liam, nous le regardions dormir comme s’il était le plus précieux des trésors.
— Adaline, cette chose qui est sortie de son corps… hésita Marietta au bout d’un moment. C’était…
— Un cauchemar ? devinai-je.
Elle opina, mal à l’aise.
— Non, du moins pas exactement.
— Tu ne m’as jamais dit comment tu dévorais les cauchemars, fit-elle, songeuse.
— Est-ce vraiment le moment d’en parler ? demandai-je, taquine.
Elle sourit doucement, posant sa tête sur mon épaule.
— Non, tu as raison.
Puis, après un silence, elle ajouta :
— Merci d’avoir sauvé Liam. Merci d’être qui tu es.
J’en eus les larmes aux yeux et la serrai fort dans mes bras.
— C’est un vrai miracle, reconnut Meryl.
Mes sœurs me regardèrent, la reconnaissance brillant dans leurs regards à toutes.
— Non, pas un miracle, corrigea Marietta en se redressant. Un don des dieux.
Et nous nous sourîmes, plus soudées que jamais.
Dans un coin de la pièce, Rhen nous observait avec émotion. Je croisai son regard et m’excusai auprès des filles pour le rejoindre. À la porte, nous regardâmes mes sœurs entourer Liam de toute la tendresse et l’amour qu’il méritait. Je souris, serrant la main de Rhen dans la mienne.
— Merci de m’avoir ramenée, dis-je en me tournant vers lui. Tu avais raison.
Il me sourit en retour et me serra dans ses bras.
— Je suis heureux de l’avoir fait. Mais…
Il s’écarta, la mine soucieuse.
— Il nous reste encore à affronter Ciaran.
Je m’assombris à ses mots. Oui, il nous restait encore à affronter Ciaran. Mais, pour le moment, je voulais savourer cet instant de bonheur encore un peu. Je ne voulais pas me demander si j’étais prête, si j’étais assez forte. Bien sûr, je me sentais plus courageuse avec Rhen à mes côtés, mais cela suffirait-il pour contrer le Maître des Cauchemars ?