J’étais épuisée. Chaque nuit, je les passais à combattre les cauchemars qui assaillaient les membres de ma famille. Je n’avais jamais dévoré autant de mauvais rêves et les purges à répétition me rendaient malade. Jamais je ne m’étais sentie aussi mal de toute ma vie et les répercussions se voyaient de plus en plus. Je pâlissais à vue d’œil, semblais ne pas dormir de la nuit, ma bouche était sèche et ma gorge brûlante. Les nausées qui me prenaient étaient telles que le simple fait de sentir l’odeur du petit déjeuner au lever me faisait courir aux toilettes pour vomir.
Ce matin-là, Rhen m’attendait à la sortie de ma chambre et m’attira dans un coin. L’inquiétude se lisait sur son visage. J’en eus mal au ventre.
— Tu ne peux pas continuer comme ça, me sermonna-t-il.
— Ciaran…
J’eus un haut-le-cœur et ravalai la bile que je sentais monter avant de me tourner vers Rhen.
— Ciaran assiège chacun de vous d’affreux cauchemars, dis-je d’une voix pâteuse.
— Et alors ?
— Alors…
J’eus un hoquet.
— Alors, je ne peux pas lui permettre de vous atteindre.
— Mais à quel prix ? Adaline, tu es en train de t’empoisonner !
— Mais non, c’est juste le contrecoup… Je n’ai pas l’habitude d’ingérer autant de mauvais rêves, ce n’est rien.
— Te purger ne suffira pas cette fois, gronda-t-il furieux. Adaline, nous parlons du Dieu des Cauchemars, les mauvais rêves qu’il envoie sur le manoir n’ont rien à voir avec ceux que tu as l’habitude de combattre.
— Et que devrais-je faire alors ? crachai-je en écartant sa main. Vous laisser les affronter ?
— Exactement !
J’ouvris de grands yeux étonnés. Il soupira.
— Marietta n’arrête pas de tourner en rond, elle est inquiète, tout le monde l’est. Liam commence à se poser des questions. Et je ne parle même pas de ta tante. Tout le monde se fait du souci pour toi. Tu crois que ça nous amuse de te voir ainsi ? Tu as la mine d’une morte-vivante ! J’ai peur que si tu ne continues sur ce chemin, tu finisses par le payer…
— Je le paye déjà… soufflai-je sans le regarder.
Rhen m’observa longuement avant de me prendre la main.
— Alors laisse-nous t’aider, plaida-t-il. Laisse-nous t’alléger d’un peu de ton fardeau. Tu n’es pas obligée de protéger nos nuits constamment. Laisse-nous affronter nos peurs et prier Asling de nous protéger.
Je m’assombris et reculai d’un pas.
— Je ne peux pas…
— Pourquoi ?
Les larmes me brûlèrent les yeux alors que je reportai mon regard sur lui.
— Parce que j’ai juré de protéger leurs nuits !
Rhen me regarda sans mot dire. Dans ses yeux, je lisais l’étonnement, puis la désapprobation. Je détournai les miens avec un soupir.
— Je sais que ce n’est pas ce que tu veux entendre, mais je ne peux pas les laisser à sa merci. C’est impossible…
Il y eut un silence, puis Rhen se rapprocha d’un pas et me releva le menton avec douceur.
— Dans ce cas, laisse-moi affronter mes cauchemars.
J’en restai sans voix.
— Mais…
— Laisse-moi les affronter, répéta-t-il avec sérieux. Laisse-moi les affronter pour toi, pour alléger ta peine. Je ne supporte plus de te voir dépérir ainsi…
Je me mordis la lèvre. Pouvais-je seulement faire ça ? Ignorer ses cris, ses pleurs ? Je ne savais même pas quelle apparence pourrait revêtir ses cauchemars… Qu’y avait-il donc dans cette grotte qui le terrifiait tant ? Que verrait-il si je m’éloignais volontairement de ses nuits ? Arriverai-je seulement à ne pas intervenir ?
— Moi aussi.
Rhen et moi sursautâmes. En nous retournant, nous découvrîmes Marietta qui marchait dans notre direction. En la voyant l’air si inquiet et perturbé je sentis mon courage s’effriter.
— Je ne sais pas vraiment ce qu’il se passe, dit-elle lentement une fois parvenue à notre hauteur. Mais je vois que tu souffres, je vois les signes…
— Marietta…
— Laisse-moi finir.
Je pinçai les lèvres. Ma sœur inspira profondément avant de planter un regard déterminé dans le mien.
— Laisse-moi affronter mes cauchemars. Continue de veiller sur les nuits de Liam, de Meryl et des jumelles si tu veux, mais laisse les plus âgés les affronter. Nous sommes assez forts.
J’hésitai. Je connaissais les peurs de ma sœur, je savais ce que Ciaran allait utiliser pour la réveiller en hurlant la nuit. Je savais quelles images allaient la hanter…
— J’en ai besoin, poursuivit-t-elle les yeux brillants. Si tu ne veux pas le faire pour toi, fais-le pour moi. S’il te plait.
Je me mordis les lèvres et détournai les yeux. Je ne voulais pas la voir souffrir encore, je ne voulais plus entendre ses cris et ses pleurs dans la nuit quand les souvenirs de ce terrible jour referaient surface. Je voulais la voir sourire, je voulais que ses rêves ne soient que douceur et bonheur…
— Très bien, murmurai-je finalement.
Marietta sourit et me serra dans ses bras. En lui rendant son étreinte, j’eus envie de pleurer.
— Tu es courageuse, me dit-elle tout bas. Mais, à présent, c’est à mon tour de l’être.
Elle s’écarta, essuyant une larme qui coula sur ma joue.
— Laisse-moi être courageuse moi aussi.
Dans son sourire je lisais toute sa détresse, sa douleur… son amour. J’opinai timidement. Elle m’embrassa tendrement sur le front.
— Merci.
Et elle s’en alla, nous laissant seuls dans le couloir.
En la regardant partir, je ne cessais de me demander si j’avais fait le bon choix, si je parviendrais à endurer sa souffrance.