Un coude posé contre le rebord de l’une des fenêtres de la grande salle de Point-du-Soir, Ambre bougeait sa tête au rythme de la musique qui se déferlait à ses oreilles depuis le casque de Mélinoé tout en jouant de ses index pour battre la mesure. Un regard vers le ciel lui révéla les espèces marines qui peuplaient le plafond de verre de la cité. Il avait ici droit aux sonorités et aux lumières. Mélinoé en pensait visiblement moins, car pour chaque halo de liquide bleu, elle se couvrait le visage comme si l’on venait de l’agresser à la bombe de lumière.
« Tu as de bons goûts en matière de musique – des fois », déclara-t-il une fois contenté de ce qu’il avait eu aux oreilles.
Il rendit le casque à son amie qui le prit d’une expression pincée.
« Souvent, corrigea-t-elle. Quand on est baigné dans l’eau depuis longtemps, on finit par s’acoquiner avec les plus beaux poissons.
— Mais aussi les plus anecdotiques, non ? renvoya-t-il d’un geste pour le plafond.
— Pas en ce qui me concerne. Je suis une sirène sélective. » Elle contempla doucement la baleine qui glissait au-dessus de leur tête. À quoi bon réclamer un ciel quand celui-là existait, au bout du compte ? « À ton tour, de me proposer quelque chose, que nous voyons tes goûts à toi.
— Laisse-moi réfléchir… Je suppose que choisir Pétales de camélia est hors course
— Tu t’en doutes. Je ne comprends pas ton problème avec cette musique. Depuis que tu l’as découvert, tu en parles comme si tu avais grandi avec. »
Alors qu’il reçut la cassette portable des mains de Mélinoé, il lui rendit un piteux rictus. Lui-même ne saurait trop justifier la chose.
« Elle me marque, c’est tout. La guitare électrique, le rythme, la mélodie, l’atmosphère… Et surtout, cette partie chantée sans paroles… Hah ! »
Il porta une main à son cœur avec un tendre sourire.
« Beaucoup de musiques résonnent dans mon cerveau, dans tous mes organes, jusqu’à mes larmes, mais… Pétales de camélia, ça touche mon âme. Jamais je pourrais t’expliquer pourquoi, tu t’en doutes.
— Comme c’est romantique », se moqua-t-elle.
Levant les yeux au ciel, il entreprit de fouiller le répertoire de musique de son amie en faisant défiler un à un les petits disques, rangés dans le compartiment du petit baladeur. Il ignora bien sûr son morceau favori, quitte à devoir être original. D’un autre côté, le répertoire de Mélinoé n’était que si peu semblable à ses goûts… C’était déjà un miracle pour eux d’avoir eu un morceau en commun.
« Tu en penses quoi de la technologie de l’ancienne terre ? » demanda-t-il à brûle-pourpoint, les doigts continuant de faire glisser les disques à la recherche d’une bonne trouvaille.
Pas étonnant, de fait, que Mélinoé fronça les sourcils sans parvenir à comprendre ce qu’il venait de dire l’air de rien. Il eut pour elle un rictus ironique.
« Je me suis dit que ça aurait pu être intéressant d’apprendre à la manier pour calmer cette petite rébellion avant qu’elle n’explose, mais le pape refuse, et moi-même, ça me met mal à l’aise de l’utiliser. Mais, une autre partie de moi… Enfin, qu’est-ce que t’en penses ? »
Il avait ponctué son phrasé d’un content de rires nerveux, finissant même par rendre son lecteur de musique à Mélinoé en oubliant pourquoi il l’avait eu en main en premier lieu. La jeune fille l’observa un instant, faisant jouer entre ses doigts l’objet, avant de lui relever un timide visage.
« C’est effrayant.
— Comme je te le disais, c’est peut-être comme ça qu’on a été créé, argua-t-il. Nos premiers modèles n’auraient d’ailleurs pas eu d’émotions, ils ne faisaient que répondre à des questions, et leur cerveau ne servait qu’à être un programme, au cas où tu ne le savais pas. On nous a remplacé notre faculté de calcul rapide en échange de notre sensibilité, mais… pourquoi ne pas viser les deux… », proposa-t-il à la cantonade, s’adressant visiblement plus au plafond de verre qu’à l’âme qui se tenait à ses côtés.
Mélinoé ne mit pas longtemps pour secouer la tête, encore un peu plus blême. « Il n’en résulterait rien de bon, j’en suis certaine.
— Qu’est-ce qu’on en sait… On n’a jamais essayé…
— Idiot, ceux avant nous l’ont fait !
— Mal, peut-être… On pourrait très bien s’en sortir mieux qu’eux… J’ai franchement du mal à croire qu’une technologie pareille puisse être si… dangereuse ? Je veux dire… Tu as vu comme elle était belle, cette ceinture numérique autour du sans-corps de la fontaine ?
— C’est donc ça… Oublie une bonne fois pour toutes ce sans-corps, et cette technologie par la même occasion. Les volcans ne deviennent pas d’argent à mesure que passent les générations, Ambre. Pourquoi nous réussirions là où eux ont échoué ? N’est-ce pas orgueilleux ? »
Il eut à peine le temps d’ouvrir la bouche, prêt à argumenter encore, que les doubles portes de la grande salle s’ouvrirent sur le seigneur des lieux. Son fils aîné suivit le mouvement, mains derrière la tête, ainsi que quelques gardes supplémentaires pour venir s’ajouter à ceux qui attendaient déjà dans la pièce avant leur arrivée. Sous les chandeliers en tentacules de méduse qui brillaient de fait de lueurs violettes, la marche de l’un fut morne, celle de l’autre, aussi légère qu’un danseur sur son nuage.
À la vue du couple posté à la fenêtre, le seigneur fronça les sourcils, circonspect, là où Plume n’eut qu’un sourire amusé à leur égard.
« Est-ce une entrevue ou un rendez-vous ? demanda le premier de son regard sombre.
— Je ne pensais pas que Plume serait là », s’excusa Mélinoé. Sans doute pour changer de sujet, estima l’autre.
— Bah, je suis curieux, pour une fois qu’Ambre nous demande d’un ton si sérieux ? rit l’intéressé. Peut-être qu’il va demander la main de l’une des filles de père. »
Plume eut un reniflement mutin, et Ambre dut contrôler sa grimace pour ne pas laisser transparaître son embarras. Ayant récupéré son bâton, il s’assura de se faire le plus droit et imposant possible, mais regarder Heronn de Corail ne lui donnait pas la motivation de devoir en faire trop.
Aussi souverain qu’était cet homme, Ambre le connaissait bien, à force de visites pour son amie, et peut-être aurait-il dû développer pour l’adulte du respect et de l’admiration en lieu et place de cette désinvolture impolie… Peut-être, oui.
Il attendit que tous s’installèrent, Plume venant se placer à côté de Mélinoé non sans la gratifier d’un ébouriffage de ses longs cheveux de jais, acte qui fut évidemment pris d’une expression désagréable par la victime. En murmure de soie, le seigneur de Point-du-Soir s’assit sur sa chaise, levant alors un visage ferme à celui qui avait réclamé cette audience.
Bien, ambiance entrevue seigneuriale, se dit Ambre en pensée. Une inspiration, un petit clin d’œil de son esprit envers lui-même pour se donner courage, et un regard plus frais qu’une crème glacée pour le souverain de l’est.
« Pourquoi vous être déplacé jusqu’ici, Feudiver ? introduisit ce dernier en posant un bras sur la longue table oblongue qui lui faisait face.
— Pour faire un état des lieux. » Il leur offrit une élégante salutation de sorte à remettre tous les compteurs à zéro. « Seigneurs Corail, mademoiselle Corail, merci de me recevoir aujourd’hui. Je représente l’Église Numéthienne, en tant que messager du pape Morteau qui, à défaut de pouvoir se dupliquer, m’a envoyé me charger de quelques affaires tandis qu’il était affairé aux siennes. En tant que proche ami de Mélinoé, j’ai sauté sur l’occasion d’en être, s’agissant de celle-ci. »
Heronn acquiesça gravement, Ambre trouvant tellement rigide ce comportement de vouloir faire passer le protocole avant leur proximité. Ils n’avaient pas ri ni élevé les abeilles mécaniques ensemble, mais il était le meilleur ami de sa fille, tout de même ! N’était-ce pas censé être digne de quelques familiarités, sinon de sourires, à son égard ?
« L’affaire des sans-corps a secoué le continent, et celui-ci pourrait bien s’effondrer sous ses grottes avec le remue-ménage dont il va être victime, souffla le garçon d’un mouvement de bras désinvolte. Pour cette raison, nous comptons rappeler aux peuples que tuer un dieu n’a jamais été quelque chose qui pouvait le désavouer en tant que tel. Plus il y aura de peuples pour étayer notre point de vue, moins il y en aura d’autres pour rejoindre les rebelles, et plus vite l’on en finira avec ça et, en point final : moins de morts il y aura. »
Le seigneur considéra Ambre avec grande attention, mais de l’autre côté de son œil aigu d’aigle impavide, l’intéressé en devina beaucoup de réflexions. Plume sembla trouver le moment opportun, car il s’immisça d’un petit rire moqueur, un coude sur la table, ses courtes boucles noires dansant sur son visage blanc comme neige.
« Les seigneurs des effluves peuvent aider ? Je crois que nous avoir pour alliés, c’est offrir sur un plateau d’argent une bonne raison à vos ennemis de ne pas vous suivre, non ?
— Ehh, c’est pas faux, abonda Ambre d’un mouvement de poignet extravagant, le visage blasé. Mais vous seriez des “plus un”. Une addition de plusieurs soutiens. Vous ne serez pas un trophée que nous allons exhiber comme notre carte maîtresse. Et puis, ça pourrait vous arranger aussi qu’on puisse trouver un moyen de vous réhabiliter dans un même temps, non ?
— Ah, Ambre, ne fais surtout pas de promesses que tu ne peux pas tenir, le prévint Plume d’un ton docte. Regarde, on a vécu toute notre vie avec l’idée que les sans-corps étaient des dieux. Forcément, ça me paraît pas déconnant qu’on puisse rattraper le tir, du coup ; beaucoup de rebelles doivent encore douter de leur propre idéologie, avec ça en tête. Sauf que cet exemple vaut pour la réputation des Corail. Tu vas pas demander à toute la population de changer d’avis sur nous du jour au lendemain, tu saisis ? »
Ambre eut une moue embêtée en ramenant ses lèvres sur le côté. Un bon argument ne signifiait pas pour autant avoir raison, mais en l’état, il n’était pas très motivé à l’idée de s’échiner à trouver une réponse expédiente. À moins de demeurer de longues minutes sur place, silencieux comme une tombe, pour lancer un mot bien trouvé…
« Je ne suis pas là pour régler tous les problèmes d’un coup d’un seul, prétexta-t-il. Pour ça, la sagesse du pape sera sans doute plus efficace et fertile. Ou sinon, rien qu’un peu de temps pour laisser mijoter les idées.
— Vrai ! détonna l’autre en levant les bras à hauteur de poitrine. Je me moque, mais en vérité, on peut toujours trouver des solutions, peu importe à quel point le problème a l’air agaçant. Et puis, sinon, le long terme, tout ça tout ça. Nos générations futures seront plus qu’heureuses de savoir que leurs ancêtres ont fait le choix de penser au bonheur de l’avenir, même si ça signifie qu’ils n’en ont pas profité. »
Ambre acquiesça, tirant un regain de sourire à Plume qui s’était dissipé en réflexions à mesure qu’il avait étayé son argumentaire. Soufflant en l’air pour repousser une mèche rebelle, ce dernier eut d’ailleurs un rire en reprenant la parole.
« Bon, je t’embête avec tout ça alors que père va te dire non, de toute façon. »
Ambre perdit le sien, de sourire, pour faire couler son regard sur le visage de Heronn qui, lui-même, le mit en coin pour zyeuter son premier fils. Celui-ci eut vers Ambre un geste exagéré du bras. Au même instant, une strie lumineuse aux reflets bleus vint doucement glisser sur le sol, pour disparaître aussitôt au passage d’un poisson, ou quoi que ce fut d’autre qui nagea au sein du dôme.
« Allez-y, père, expliquez-vous donc. L’émissaire se doit de savoir pourquoi il reviendra les mains vides. »
Le seigneur soupira vers la table tandis que son aîné vint croiser les jambes, le visage satisfait de celui qui faisait avancer les choses à son bon-vouloir ; celui qui dirigeait des acteurs durant une performance qu’il admirait depuis son confortable siège.
Entrelaçant ses doigts pour former un socle et y faire reposer son nez, le souverain de l’est plissa les yeux. Pour s’aider à soutenir ce regard incandescent avec tranquillité d’esprit – au moins d’apparence –, il frotta un pan de manche de sa robe écarlate de son pouce et de son index, trouvant tout à fait agréable et rassurant le contact du tissu sous ses doigts.
« Nos vassaux ne sont que très peu motivés à l’idée d’ignorer les rebelles, commença Heronn.
— Eh bien… Comme beaucoup, je présume, coupa presque Ambre, quand bien même il avait deviné par son mouvement de bouche que le seigneur n’allait pas s’arrêter là. Mais, il n’est pas trop tard pour éteindre la mèche avant qu’elle n’atteigne la bombe, juste ?
— Ce n’est pas aussi simple que cela… Vous avez raison, Plume et toi. Beaucoup de ces rebelles sont encore liés par un fil de pensée qu’il leur empêche d’admettre que leurs dieux de toujours ne soient pas. Or, s’agissant de l’est, dont les filaires ont été choisis pour s’occuper des égouts, au doute s’ajoute la colère. Si ces sans-corps n’ont bel et bien aucune onde divine dans leur système nerveux, alors ce sont par des machines, que nous avons été forcés de trainer les pieds dans l’eau sale au nom de tout l’Alvéole de fer. »
De sa main libre, Ambre passa de la manche de sa robe à ses cheveux bouclés pour y faire glisser un doigt, détournant le regard de son vis-à-vis ; lequel se porta instinctivement vers la fenêtre. Plus rassurant qu’un seigneur buté, à n’en pas douter, que le paysage de Point-du-Soir. Le plafond, s’entendait. Du reste, ce n’était qu’une cour vide qui tenait autant lieu d’entrepôt pour un tas de machinerie que lieu de passage.
« Eh bien, j’ai de toute façon toujours trouvé ça idiot, cette manière dont on vous traitait en dépit du fait que personne ne pourrait se passer de vous… », fit le garçon. Cette pensée en amena une autre, et il se redressa comme celui pris d’un élan de sagacité. « Et puis ! Sont-ce vraiment les sans-corps qui ont décidé cela ? Vous êtes des mangeurs de nuit, vous êtes les seuls à pouvoir composer avec l’eau croupie, une fois infestée par ces immondes…enfin ! par ces poissons noirs ! Les seuls qui aimaient la noirceur des égouts à l’aune de votre détestation de la lumière extérieure ! L’idée viendrait peut-être de vous, au bout du compte !
— Ce que les sans-corps auraient pu néanmoins faire changer. Ce n’est pas faute de leur avoir demandé. Ces réseaux souterrains désuets ont bien été inventées par nos ancêtres Corail, or notre monde a évolué. En dépit de toutes nos prières pour élargir notre main d’œuvre de sorte que le travail des égouts prenne un peu de galon, leur oreille est restée sourde, sous prétexte de devoir faire mille et une autres choses prioritaires. Emmurer l’est dans la saleté avait ses avantages, ils nous l’ont fait comprendre. »
Et par tous les dieux – si tant est qu’il en restait –, quels avantages ! Avec en sa possession le contrôle de l’eau, c’était une décision malavisée, qui pouvait donner l’envie au seigneur de Point-du-Soir de couper les arrivées d’eau.
Bon, tous les filaires ne sont pas mangeurs d’eau, mais étant donné que l’immense majorité, si… Mais en même temps, jusque-là, les sans-corps étaient des dieux ? Ils s’attendaient vraiment à pouvoir tomber sur une rébellion ? Non puis en plus, il y a toujours la grotte aux échos pour puiser un peu d’eau. Bon, c’est pas aussi avantageux que les égouts, mais… Oh… Oh. La grotte. Les mineurs.
Perdu dans ses pensées, Ambre suivit du regard la course d’un banc de sardines, au loin, dans le ciel aqueux.
Les mineurs auraient eu toutes les raisons du monde de faire un scandale, un jour ou l’autre. Si même ces soi-disant dieux l’ont deviné, c’est qu’ils savaient qu’ils faisaient quelque chose de mal… Ou alors… Un Gardien ! Un Gardien aurait bien dû savoir que les sans-corps étaient ce qu’ils sont ! L’un d’eux a dû œuvrer pour que tout reste en ordre au cas où la situation viendrait à dégénérer ! Je dois en parler à Amaryllis !
« Peut-être sont-ce les sans-corps qui ont forcé les premiers mangeurs de nuit à occuper cette tâche », reprit Heronn. De fait, Ambre se retourna brusquement vers lui, sursautant presque au souvenir du lieu dans lequel il se trouvait. « Peut-être sont-ce plutôt nos ancêtres qui se sont proposés de réutiliser les eaux usées pour limiter le gaspillage et les utilisations de ce précieux liquide. À dire vrai, c’est cette théorie, la plus probable. Reste que les premiers en ont profité pour nous enfermer dans notre rôle, et maligne qu’elle fut, Anastasia Ardoisée a préféré désigner les sans-corps pour coupables. Un mensonge pour un autre. Et dans cette chaîne de rancœur envers nos dirigeants, l’Église s’ajoute alors à l’horlogerie en voulant s’allier à nos bourreaux. Voilà le point de vue de nos vassaux ; des habitants des terres de l’est.
— D’autant qu’à part monsieur Ambre Feudiver, on n’en voit pas franchement plus que ça, des membres qui pleurent sur le sort de Point-du-Soir », vint achever Plume avec un claquement de doigt pour venir tendre l’index vers son interlocuteur.
Ce dernier croisa les bras – s’assurant de ne pas faire pointer le bout de son bâton vers le tissu de ses vêtements au risque d’y accrocher les branches. Il ferma les yeux et pinça les lèvres. Situation compliquée, s’il en était, et il commençait à entendre son cœur battre. Négocier avec les Corail, cela n’avait été qu’une excuse pour aller voir Mélinoé, chanter avec elle, parler avec elle, et même partager sa chambre pour veiller toute la nuit durant en conversations et écoutes vespérales. Il en avait diablement profité, la journée d’hier, au moins n’avait-il pas été floué à ce sujet. Cet après-midi était diablement différent, pour ce qu’il avait pu en vivre…
Pour chaque réfutation du seigneur de la cité, pour chaque commentaire de son fils aîné, Ambre prenait toujours un peu plus de rougeurs, d’hésitations, de battements de cœur inopinés.
Seigneur Amaryllis va m’en vouloir, si fais n’importe quoi après lui avoir assuré de pouvoir me faire confiance… Baaaah, il m’aime bien, ceci dit…
Il goûta une seconde à la vue du monde depuis des paupières closes, inspira tranquillement avec le ventre, et décroisa ses bras tout en lenteur. Il parla du plus calmement qu’il le put.
« Vous êtes le seigneur, ceci étant. Vous avez la force de persuasion, car vous êtes tout autant victimes, si ce n’est plus encore, de cette ostracisation. Pourquoi ne pas jouer les héroïques ? Faites passer les rebelles pour des profiteurs, et faites passer votre cause pour plus que cela. Bien plus que cela. Enfilez le masque de ceux qui n’ont jamais voulu cette barbarie, seulement qu’on les écoute. Cela n’aurait jamais fonctionné en temps normal, la vie n’est pas si simple, mais à l’aurore d’une rébellion qui aurait pu dégénérer plus encore, croyez-moi que les dirigeants voudraient éviter de verser l’huile sur le feu. Vous écouter, cette fois, ils le feront. »
Ambre pouvait se satisfaire de ses tentatives qui, souvent, faisaient assez mouche pour que le seigneur fît au moins mine de réfléchir. Si la conclusion n’était pas encore tombée en accord avec la sienne, il osait croire que ce ne serait qu’une question de temps.
C’est vrai que je m’en sors bien, pour le peu d’expérience que j’ai, se rengorgea-t-il. Juste de l’observation de Père Morteau… Ah… J’ai peut-être un talent en négociation ? J’aime bien parler, faut dire.
Plume piqua ses coudes sur la table pour y poser son menton, et de là, sa bouche s’étira en celle d’un petit chat malicieux sous les reflets violacés des lampes. De là encore, ce furent les lèvres d’Ambre qui se tordirent, perplexe, à la réapparition de l’aîné dans l’arène.
« Des profiteurs ? Les rebelles ? Alors qu’Anastasia Ardoisée est notoirement la défenseuse du peuple qui veut crier et hurler sa justice à tous ? J’en ai peur, ça ne fonctionnera pas. Elle a tué dame Camillïte, ce n’est pas un acte anodin, et malgré tout ce qu’on a pu dire, beaucoup de rebelles sont déjà des adeptes convaincus grâce à cet acte, il faut voir la réalité en face. Bien sûr, c’est bien pour ça que tu veux justement limiter les inscriptions à leur petite fête déjà un peu trop bruyante, mais faut avouer qu’avec ceux qu’ils ont déjà de loyaux jusqu’au sang, c’est suffisant pour se faire entendre aux oreilles de nos vassaux. Ah, et, je dois préciser quelque chose d’assez important, à vrai dire… Avec tout ce qu’il se passe, on a tendance à l’oublier un peu, mais Anastasia fait tout ça pour les Corail, à l’origine. Donc parler de profiteur aurait été arrangeant pour n’importe quelle autre cité que celle de Point-du-Soir. Heh. »
Lui revint en mémoire toutes les prises de parole d’Anastasia Ardoisée. Si elle s’était dissipée à travers ses cris pour parfois prendre quelques détours, son fil rouge n’avait jamais été autre chose que le mépris des Corail – et par voie d’extension de leurs vassaux qui fonctionnaient grâce à la chair de ses écœurants poissons couleurs sombre, à défaut d’avoir en plus interdiction de lumière comme leurs dirigeants au teint de vampire.
Et tout ça, juste parce qu’elle est amourachée de c’lui-ci, se souvint le garçon avec un regard ironique pour l’aîné de la maison de l’est.
« Plume est loin de se tromper sur ce point, abonda son père d’un geste lent du bras.
— Ils ne vont pas se lever contre nous, tout de même ? parla alors Mélinoé à l’adresse de la tablée familiale. Nous sommes leurs seigneurs. Les décisions nous reviennent. Nous sommes les arbres, ils ne sont que les racines !
— Tant qu’ils en décident ainsi, Mélinoé. Et je ne compte pas leur donner une raison de changer d’avis, car les racines pourraient très bien prendre la décision de s’octroyer un nouveau tronc. Non, nos vassaux ont plus que raison d’agir contre l’Alvéole de fer, et comment nous-même pourrions-nous faire confiance aux sans-corps aujourd’hui plus que par le passé ? »
Sa fille n’eut pas l’audace d’en dire plus, et Ambre en fut quitte pour une nouvelle grimace compliquée. D’autant qu’il devait le faire vite pour ne pas impatienter son monde, les tentatives de réflexions le lassèrent promptement. Il leva un bras en l’air en signe d’abandon.
« Bien, j’arrête pour aujourd’hui. Je réfléchirai un peu plus sérieusement avec le pape pour que l’on se concentre pleinement sur votre cas – tant pis si je dois le tirer de ses mille taches pour ça. Oui, voilà. Jusque-là, vous étiez un “plus un”, une addition d’arguments, mais cette conversation me fait comprendre que vous êtes un pilier de cette rébellion ; les victimes principales. » Il affecta la courbette du pardon, son regard froid adressé au plancher. « Je vous prie de m’excuser, sous couvert de me faire passer pour votre allié, je prends conscience que je me suis comporté comme tout le monde, en minorant vos conflits. Pour tout ce que je ressens envers votre fille, je vous promets que cette erreur ne sera pas tombée dans une âme qui en fera peu d’intérêt. »
Il ne se détourna pas un instant de la concernée en relevant le visage, mais elle n’eut pour lui qu’un signe de tête entendu, et un rien encourageant. Pas de rougeur ou de confusion quant à des mots équivoques. Ambre en eut une moue d’enfant de cinq ans déçu par un cadeau qui ne figurait pas sur sa liste. Il conclut d’un ton presque à l’avenant :
« Merci de m’avoir accueilli. Merci d’avoir eu la bonté de me mettre du plomb dans la tête. On ne change pas une habitude ancrée dans une âme, les mots de Plume ne m’ont pas laissé indifférents. Je trouverai un moyen d’arranger cette situation sans faire de votre famille un simple nom sur une liste trop longue pour qu’on veuille la regarder. C’est une promesse faite sur l’Arbre du Chasseur. »
Il tourna les talons. La grimace qui s’était esquissée sur un muscle de ses joues revint très vite à une expression neutre quand il se souvint que des soldats pourraient le voir. Les soupirs et l’ennui seraient pour les murs de la chambre de Mélinoé.
Ahh… ‘Sont vraiment casse-couilles…
« Attendez tous ! Juste une petite seconde ! s’exclama Plume d’un claquement de ses mains. Une petite seconde de rien du tout ! »
Il attendit avec une patience insolente que toutes les oreilles se furent dressés d’empressement. Ce ne fut qu’après un peu d’irritation qu’il osa dire ce qu’il avait sur le cœur.
« Ambre ; Église ; ennemi…, énuméra-t-il alors. Profitons-en, non ? »
Le sous-entendu était limpide. Le concerné grinça des dents, une goutte de sueur perlant de son front tandis que Mélinoé blêmit tant et si bien qu’il aurait pu se demander si elle n’allait pas finir par déborder du spectre des couleurs.
« On ne peut pas faire de mal au messager…, s’étrangla-t-elle.
— Pourquoi pas ? lui argua son grand frère en fermant un œil. Ceci dit, outre ton argument qui se base sur ton amitié, oui, on ne va pas faire de mal à Ambre, tout simplement car un otage d’importance a toujours eu plus de valeur qu’un cadavre. »
Heronn tapa du doigt sur la table à un rythme aussi frénétique que le bec d’un pic, tandis que de son autre main, il se rongea l’ongle de l’index, et Ambre le connaissait assez pour savoir qu’il enchaînerait avec le majeur s’il n’avait pas repris la parole d’ici là.
« On ne peut réserver un tel accueil à Ambre Feudiver, argua-t-il d’une voix hésitante. Après tout, l’Église le considère, et il est un ami de ta sœur…
— S’il n’était qu’une pièce remplaçable, eh bien oui, j’aurais sans contexte jamais proposé une idée pareille, rit Plume. Ensuite, d’accord, eu égard à son amitié, on peut le traiter un minimum diligemment, mais à part ça…. L’Église est notre ennemie, et les laisser prendre en puissance, c’est leur laisser le temps de nous dépasser, un peu comme eux avec les rebelles. C’est pas pour rien qu’ils cherchent à les étouffer avant que la cloche soit trop petite pour la flamme qu’elle doit engloutir ! »
Un nouvel ongle claqua, et de nouvelles battues se firent en rythme avec le doigt du seigneur des lieux. Il finit par fermer les yeux pour n’en rouvrir qu’un à l’adresse de leur invité du jour.
« Tu as raison. Garde, emmenez-le.
— Je me demande ce qu’on pourrait faire de lui », réfléchit Plume sans se soucier de la peur de celui dont on devisait.
Sur un mouvement commun que l’impulsion avec laquelle Mélinoé se leva pour protester en silence ne put retenir, les soldats avancèrent en direction du garçon de foi sans seulement tirer leurs épées. Ambre pivota vers chacun d’eux, bâton aux formes aiguës en guise de mesure dissuasive. Si seulement il avait été pape, ces cornes de cerf auraient pu l’aider en plus de matière que cela, aussi en fut-il quitte pour cette piteuse tentative d’intimidation.
« On pourrait l’enfermer et en faire un moyen de pression pour le pape. Même lui retirer quelques doigts pour le presser à agir plus vite au besoin, tiens ! »
Ambre balaya l’air de son bâton boisé, mais le garde le plus proche n’en recula pas. À la place, celui qui se trouvait dans son dos le mit genoux à terre en lui frappant les articulations de son armure.
« Sinoooon, il peut juste convaincre lui-même le pape de revenir sur sa décision, mais j’ai pas trop confiance en ce plan. Ce serait même plutôt idiot de lui laisser les clés de sa fuite. Il est un ami de Méli, mais on ne va pas pousser trop loin la naïveté. T’en penses quoi, Ambre ? »
Tombant au sol sous le coup, l’intéressé écarquilla grand les yeux en sentant la sensation désagréable pulser dans son membre.
De la… douleur ? À moi ? Un membre de l’Église ?
Tout ça pour se faire lever de force quand un bras de fer passa sous son aisselle pour le traîner à travers le palais. Le trajet à travers les couloirs parut lui durer le temps d’un battement de cil, avant qu’il ne fût jeté sans ménagement à l’intérieur de l’une des cellules. Un levier fut tiré, un bruit mécanique se fit entendre, et le soldat fut à son aise pour quitter la pièce une fois les barreaux de faire surgit du sol pour venir s’imbriquer au plafond.
Ambre demeura en position allongée, trop concentré à ressentir pleinement ce qu’il se passait à travers son corps pour essayer de se lever. Il crispa ses muscles pour peut-être faire refluer la chose, se massa, ferma les yeux, respira tranquillement, mais rien de ce qu’il put faire n’eut la moindre once d’utilité. Il s’enserra dans ses bras, tremblant.
C’est horrible, d’avoir mal… C’est pas du tout comme être malade… J’ai pas l’impression que ça en vaille la peine…
Il respira lentement, mais pour quelques secondes de quiétude, c’était bien souvent plusieurs longues minutes à gigoter sur le sol. Il avait envie de se gratter l’intérieur même de la peau pour accéder à cet endroit où pulsait cette sensation étrangère. Il en pleura de frustration, découvrant là la pire source de larme possible.
La porte des cachots s’ouvrit sur Mélinoé. Croyant rêver, il se redressa d’une impulsion, découvrant qu’un soldat l’avait accompagnée, attendant hors de la cellule, lance posée sur le sol, aussi austère qu’un mausolée. Le jeune homme ouvrit la bouche, plein d’espoir de voir sa sauveuse si vite arrivée, mais il ne fut pas le premier à parler.
« Ambre Feudiver, en tant qu’ami, je peux plaider ta cause auprès de mon père et de mon frère, mais pour cela, il te faudra faire quelques sacrifices. »
Assis sur ses genoux, il s’avança légèrement, tout ouïe.
« Trahis l’Église. Donne-nous quelques informations à son sujet, et peut-être pourras-tu être considéré comme un invité de marque et non plus comme un otage. »
Il eut une moue embêtée, oscillant entre l’envie irrépressible et instantanée de s’exclamer positivement, à celle de refuser de livrer sa famille dans les mains de l’ennemi. D’un autre côté, un morceau de plomb particulièrement lourd avait été posé par la balance, prenant la forme de cette coulée de lave dans ses vaisseaux sanguins après qu’il eut été malmené. Si refuser signifiait rééditer l’expérience…
« Si tu te débrouilles bien, ta trahison pourrait faire office d’attaque surprise qui nous apporterait une victoire sans effusion. C’est aussi à ça que tu peux servir : empêcher le sang de couler. »
Nouveau morceau de plomb. Un peu plus, et son dos plierait dangereusement vers l’avant.
Piégé entre les murs d’une prison pendant que l’orchestre jouait sans lui, il serait passablement bête de refuser l’invitation d’être celui qui choisirait la note finale. Ou il demeurait impuissant pour avoir refusé de trahir, ou il sauvait tout le monde en trahissant.
Le dilemme n’est que sur l’honneur, là… Et dans le pire des cas… Je peux toujours jouer double jeu… Mélinoé est une chose, mais faire du mal à l’Église, ça me met un peu mal à l’aise… Il y a des enfants – il y a Mika –, ils n’ont rien fait de mal…
Il fit balancer sa tête aussi bien qu’il l’aurait fait à l’écouter d’une musique, simplement pour soutenir sa réflexion, après quoi il acquiesça vers la jeune fille, le regard ennuyé.
« Ça me va. »
Elle eut un sourire soulagé à l’entendre dire, et d’un œil qui se fit moins souverain qu’inquiet pour le garde, elle lui ordonna en silence de le libérer, ce qu’il fit. La cage étant déjà ouverte, se libérer, ce n’était que l’autoriser à faire un pas à l’extérieur sans en profiter pour lui détacher la tête des épaules, ceci étant. Non pas qu’il s’en plaindrait. Il n’avait fait que commenter pour lui-même, voilà tout.
Il n’osa en tout cas le faire à voix haute ; ni à Mélinoé, ni au garde, quitte à devoir se rassurer en paroles, peu importe l’interlocuteur. L’insolence avait été un jeu très amusant durant plusieurs années de sa vie, mais sans sa protection, il se sentait peu confiant quant à l’idée de réitérer.
Lorsqu’une ombre passa au-dessus de sa tête, il la leva pour admirer le plafond de Point-du-Soir. Une raie manta était en train de glisser dans les airs, au sein du dôme de verre qui encageait l’immense cité. Ambre ouvrit légèrement la bouche.
Elle a beaucoup grandi, depuis le temps… Je suis heureux de te revoir, ma chère, tu m’avais manqué.
Il admira un temps les poissons colorés, murènes et voiliers qui filaient à toute allure en glissant dans l’eau comme une flèche l’aurait fait dans les airs. Un requin baleine se fit jour, au loin, tirant un sourire de la bouche d’Ambre qui remarqua avec un temps de retard que l’on s’était arrêté devant lui.
Devant l’entrée de la grande salle qu’il avait pénétrée en tant qu’invité d’honneur pour n’en sortir que comme prisonnier, peut-être Mélinoé comptait-elle le faire rentrer derechef comme autre chose encore. Bouffon, peut-être ? Traître, cela était en tout cas plus probable.
« Nous allons attendre dans la salle. Allez chercher mon père, je vous prie. »
Elle posa une main sur la porte en disant, et le soldat exprima son accord d’un signe de tête. Elle le regarda s’éloigner en conservant une fixité minérale, Ambre regardant parfois ici et là en se demandant s’il devait se dérouler quelque chose ou non. Ce quelque chose, ce fut Mélinoé qui lâcha la clenche pour tourner les talons et traverser la cour à pas rapides. Ambre ne la suivit pas sans quelques spasmes de confusion.
« Méli… Je crois comprendre ce que tu fais… Tu vas avoir des problèmes, non ? » Il manqua de se cogner contre un morceau de cuivre rempli d’eau qu’il contourna en gestes précipités pour suivre la foulée de sa guide.
« Et alors ? J’en ai déjà assez, en étant mêlée à cette course sur terrain marécageux contre mon gré. Tous ont sorti leurs bottes, leurs cannes à pêche, leurs filets, mais moi, on me jette toute habillée comme ça… Je ne jouerai pas à leur jeu. »
Il ouvrit et ferma la bouche comme un poisson hors de l’eau, se retrouvant béant jusqu’au moment où Mélinoé lui révéla un passage peu fréquenté du terrain.
« Je te conseille de passer par les égouts pour fuir. On te repérerait une fois en zone dégagée, si tu restes à la surface.
— Les… égouts ? Attend, mais dans ce cas, je dois passer par les zones désertes…. Il y a des trucs flippants, là-dedans… Déjà que vos poissons horribles…
— Les zones désertes, oui, tu fais bien de le préciser, l’invectiva-t-elle presque. N’approche pas les rassemblements de poissons de nuits – donc tu évites les machines –, et tu ne vas pas trop à l’ouest pour autant si tu ne veux pas croiser les rieurs des égouts. Toutes les constellations ne sont pas toujours rassurantes, mais la lune ne doit en avoir peur d’aucune, compris ?
— Si les constellations peuvent me faire du mal… Je… Vous auriez dû faire quelque chose contre ces créatures…
— Comme si la chose était aisée ! Elles se cachent au moindre bruit. Ce territoire est bien moins les nôtres que les leurs. Raison de plus pour ajouter la colère de nos vassaux envers les sans-corps qui ne font rien, tiens ! Alors maintenant, arrête de faire l’enfant, Ambre ! Et retiens ce que je t’ai dit. Les rassemblements de poissons de nuit, pas trop à l’ouest, et tu prends le train directement. »
Il détourna le regard, mal à l’aise, mais abandonner après avoir été libéré contre le gré du seigneur ne serait pas la moins idiote de ses décisions, en sus de mettre sa sauveuse dans la même panade que lui.
Encore qu’on pourrait faire croire à Heronn que Mélinoé voulait me demander quelque chose d’important à l’abri des regards le temps qu’on aille le faire convoquer ? Si je dois la demander maintenant au mariage pour être plus crédible, au point où j’en suis…
« Je ne suis pas mécontente de ne pas avoir de pouvoir politique, poursuivit alors la jeune fille sans égard pour toutes les considérations du garçon. Rester dans mon coin à écouter de la musique, à réviser la géographie, ça me va amplement. Sauf que là, j’y suis obligée, très bien alors ! Très bien ! Mais ne crois pas que je vais devenir une héroïne prête à saisir son épée pour trancher les trous noirs en deux, Ambre ! Si tu m’apprécies vraiment, mets fin à tout ça le plus rapidement possible, que je puisse retourner à ma vie, celle où je peux devenir géographe et pas grand-chose de plus ! »
Il demeura muet un certain temps, acquiesçant épisodiquement, comme si les propos de Mélinoé lui venaient avec un temps de retard. Toute flamme de paresse qui aurait pu subsister dans ses yeux semblait s’être éteinte, et ça n’allait pas être pour le déranger outre mesure, à dire vrai.
« Trop tard… T’es déjà une héroïne…
— Ambre !
— Je le pense sincèrement, ne m’engueule pas ! » s’exclama-t-il en levant les bras en l’air. Il finit par les abaisser, l’œil grave abaissé en direction du sol. « Je te dois bien ça, pour tout ce que t’as subi pour être née Corail.
— Il a fallu qu’une fleur de ton jardin soit arrachée pour que tu comprennes ce que vivent les forêts en pleine tempête…
— Je ne peux pas le nier… Désolé. »
Elle secoua la tête, et comme elle eut un sourire placide, Ambre sentit de son cœur une salve de feu irradier. Pas celui du soleil, de la douleur ou de la détermination ; le feu d’une source qui l’obligea à saisir la main de Mélinoé dans la sienne pour s’apaiser rien qu’un peu.
Le geste fut néanmoins pris avec colère de la part de la jeune fille qui d’une tape, le poussa à ranger cette main insolente. D’un geste de la sienne, la fille l’enjoignit à faire demi-tour sans plus tarder, ce qu’il fit sans oser émettre la moindre protestation, tout rouge de honte qu’il était.
« Va te mettre en sécurité, souffla-t-elle d’un ton sans appel avant d’agiter sa main. Ouste. Allez. »
De fait, il s’arrêta le temps d’un claquement d’aiguille, mais après avoir secoué la tête pour lui-même, il décida de partir sans en ajouter.