Il sortit une boîte de sa robe noire. Il l’ouvrit et y saisit le charbon qui s’y trouvait. Tout en le caressant du pouce, il considéra cette mer salement belle qui s’étirait tout autour de lui. Belle, car les reflets de la lumière se couplait à une humidité, de sorte à faire apparaître sur la surface des murs, du sol et du plafond des reflets blancs sur métal bleu, tout comme l’aurait fait la surface de l’océan vu du dessous. Et cela, malgré le fait qu’il eut quitté depuis un certain temps les chemins populaires des égouts, là où étaient construites toutes les machineries pour le traitement de l’eau ; les routes abandonnées qui feraient office de lieu sécuritaire pour quiconque chercherait à s’y dissimuler. Enfin, chez les habitants de l’est, plus l’on s’éloignait des lieux de vie, et plus la lumière avait le droit de s’imposer.
Sale, cette mer l’était aussi, car elle sentait formidablement mauvais, et que l’eau sur laquelle il marchait conjuguait beaucoup de choses dont il préférait se passer le savoir.
Chaque fois que l’un de ces immondes poissons à la peau flétrie et aux longues dents qu’aimaient dévorer le peuple de ces terres se faisait jour, il grimaçait en retenant un haut le cœur.
Qu’est-ce que je préfère ? Tomber sur un groupe de travailleurs, sur un banc de ces innommables poissons, ou sur quelques monstres ? Très bonne question… Très bonne question…
Il eut soudain de grands yeux à l’adresse de l’horizon, bouche entrouverte. Ses pieds continuèrent de faire splotch sur l’eau alors que cet infini couloir se poursuivait, mais ses pensées en couvrirent le son.
Maintenant, je me demande si tout ce qui n’est pas filaire ne serait pas un sans-corps, au bout du compte ? S’ils ne sont effectivement pas des dieux, ces monstres qui peuplent Stèlebrune pourraient être des essais ratés… Ce qui en ferait des cousins, quoi… Sans-corps, Gardiens, et créatures étranges… Tous d’un même moule… Mieux vaut qu’Anastasia ne fasse jamais cette théorie, parce que ça risque de devenir un vrai bordel.
Il coinça son petit bâton aux ramures de cerf sous son aisselle, mangeant alors le charbon qui émit un bruit sous ses dents, tenant sa boîte à encas de l’autre main. À chaque croc, ses yeux s’illuminaient de rouge comme des fourneaux en marche, et chaque déglutition ne se fit pas sans un plaisir manifeste pour son œsophage.
D’un coup, le monde lui parut agréable et la vie valut la peine d’être vécue tandis que son corps accueillait en joie cette source d’énergie. Avec le bonheur, ce furent des pensées qui n’avaient rien de très urgent qui lui filèrent dans la tête, et ce fut en pleine pensée du sourire de Mélinoé qu’il se figea. Regardant le vide, il garda sa mâchoire en suspension pour ne pas tout de suite faire résonner le son de la chair noire qui craquait sous ses dents.
Dans l’air résonnaient quelques bruits de liquide, des chuintements de tuyau ; une grotte aux échos artificielle. Mais entre tout ça, quelques gloussements ; ce fut en tout cas ces sons rien moins que filaire qui lui apparurent.
Croquant dans son morceau de charbon, il referma la boîte qu’il rangea dans sa robe et garda son bâton tendu devant lui, yeux plissés. Au vu des sons abscons, ce seraient moins des androïdes conscients que des créatures inquiétantes qui pourraient croiser sa route, s’il avait la mauvaise grâce de poursuivre son avancée. Sans-corps, cousins, tout ça tout ça, mais en attendant, la théorie n’invalidait pas le danger que représentaient ces choses dans les textes et les paroles rapportées.
Donc quoi ? Je fais demi-tour ?
Question rhétorique, il continua d’avancer, faute de mieux, de sorte à ressortir au plus proche du train qui lui ferait quitter le territoire. Il lui fallait rentrer avant que l’on obstrue la voie pour le récupérer. Que Mélinoé se sacrifiât, peut-être ; pour rien, jamais.
Bon, comme Amaryllis me l’a appris, quand on chasse, on doit savoir quoi. Il prit une profonde inspiration. Je dois recouper mes infos… Le peu que j’en ai…
Il pointa son bâton vers un mur. Rien qu’un reflet. La surface des épais tuyaux qui servaient de chemins à emprunter perdait de sa superbe, à partir de là.
Ces choses font partie de la classe des « machines défaillantes »… De toute façon, il ne reste plus aucune créature un tant soit peu pacifique à Stèlebrune. Si je ne dis pas de bêtise, elles arpentent les égouts depuis… depuis l’année neuf de l’ère des oiseaux. Ça me sert à rien de recouper les infos aussi loin !!
Il sursauta quand son pied éclaboussa contre quelque chose d’écœurant qui ondulait sur le sol. Un rideau de fins filaments qui dansaient sur la non plus épaisse couche d’eau présente sur le sol des égouts. Et cela, encore heureux, car imbiber ses chaussettes d’une eau si sale aurait pu être suffisant pour lui faire préférer le demi-tour au sauvetage de l’Église.
Erk… Bon… Informations utiles, donc… Ces créatures ont établi un nid tout à l’ouest des égouts. Comme une grande portion de l’eau sale coule depuis là-bas, on n’a pas osé boucher l’entrée, ni chasser les monstres. Quand on s’y rend à plusieurs, ils disparaissent, quand on y va en petit nombre, l’on ne revient pas. La traqueuse ne peut détecter convenablement les sans-corps, et le système nerveux de ces bêtes-là est si grossier que ça n’aide pas ses sonars. Et quand l’on cherche à monter un grand groupe et tenter de changer la structure de l’acheminement de l’eau, tout fini détruit… On les a donc laissés à l’ouest, et depuis, la vie suit son cours… Conclusion, ils risquent de me fuir plus qu’autre chose. Deuxième conclusion… j’suis allé beaucoup beaucoup beaucoup trop à l’ouest… Et ce truc est dégueulasse !!
Il retira son pied de l’eau quand la masse noire tenta de s’y coller à cause de l’humidité, mais il fut bien obligé de l’immerger derechef pour avancer.
Le temps d’imaginer mille origines à cette chose, il eut de quoi remonter à sa source ; vers une silhouette humanoïde aux membres décharnés qui rampait mollement dans les passages souterrains. Et ces filaments noirs : des cheveux qu’elle portait parfois à sa bouche pour en aspirer tout le liquide qui s’y était imbibé.
À pas rapides, lèvres pincées, visage blasé, Ambre s’éclipsa, heureux de constater que les bruits qu’il pouvait faire sur l’eau n’attirèrent en rien l’attention de ces créatures. Ce ne fut pas pour autant que leur nombre grandissant ne le mit pas mal à l’aise. Tous ces bruits de succion de cheveux imbibés d’eaux sales, c’était bien pire que le chant du cristal de la mine. Les restes des jolis reflets sur les murs ne sauvaient pas ce spectacle immonde de buveurs d’eaux rampant dans le large espace des tuyaux.
À l’interjection idiote qui fut lâchée non loin de lui, le garçon se tourna de côté pour découvrir que l’une de ces créatures le fixait. Inclinant la tête de côté dans un mouvement tombant de cascade de cheveux noirs, deux yeux marron furent braqués sur les siens. Il n’osa bouger, se demandant ce que cela provoquerait chez l’autre. Pas besoin, visiblement, car la bête bondit en avant sans s’embarrasser d’un petit préambule de politesse.
Par réflexe, Ambre ne se jeta pas de côté, pas plus qu’il ne se baissa ou bondit pour laisser filer la bête sous ses pieds. Non, une gifle menée par un bâton en bois, et la créature fut projetée au loin, se réceptionnant à quatre pattes, mais avec quelques éraflures au moins, quitte à ce que les branches servent à autre chose que s’empêtrer dans des vêtements.
Ambre retenta l’expérience, et de panique – et peut-être un peu à cause du fait qu’il n’était pas guerrier aussi –, l’attaque ne se fit pas des plus intimidantes. Accusant le coup sans mal, le buveur d’eau s’accrocha au garçon et commença à enrouler sa tignasse autour de sa gorge aussi efficacement que l’aurait fait une corde. Ils ne l’étaient pas encore autant que son bourreau, mais pour être l’heureux détenteur de cheveux longs, Ambre savait qu’il n’aurait aucun mal à se faire étrangler avec s’il demeurait bêtement stupéfait comme il était en train de le faire en ce moment même.
Avant que strangulation ne se fit sentir, il pointa son bâton vers la chevelure, mais dans son état, dur de viser juste pour percer la tête du monstre à coup de branches aiguës.
Je dois lui trancher les cheveux. Impossible. Je dois les lui brûler. J’ai rien pour ! Ses cheveux, je dois les démêler…
Son corps décida d’agir sans le consulter, car il avança son visage et planta ses dents dans la gorge de l’étrangleur. La douleur tira un cri strident à la chose, et Ambre y enfourna son bâton dans la bouche. Trop épais qu’il était, le garçon sentit bien que la mâchoire allait se faire disloquer, mais tant que ça rentrait… Une main sur le bas, une main plus haute, il tourna l’une dans un sens et l’autre dans un deuxième pour faire grandir la lumière émeraude imprégnée dans le bois.
Pas d’explosion lumineuse, de branches poussant de l’intérieur pour tout déchirer dans son corps. Rien que de la lumière vert clair.
Si c’est un sans-corps, il a une ouïe, un goût, un odorat, une vue et un sens du toucher. En gros, la lumière d’Amaryllis devrait le perturber rien qu’une seconde.
Comme de juste, la prise que la créature mettait dans son crin se relâcha, et Ambre put s’en défaire tandis que la bête retombait à genoux en crachotant contre l’eau.
Maintenant, il était cible d’autres regards curieux, derrière des voiles capillaires noirs. Pliant les jambes, il se propulsa en avant et détala du mieux qu’il le put, une main sur la gorge, la respiration rauque.
Une journée marquée sous le nom de la Douleur… Une punition méritée. Plus jamais je ne laisserai Mélinoé subir cette sensation aussi… infâme !
Il poussa un cri de petite fille quand il entendit répercuter sur l’eau la course frénétique d’une dizaine de bêtes tentant de le prendre en chasse. Il eut l’absence d’esprit de se tourner vers l’arrière, découvrant que son imagination n’avait en rien hyperbolé le nombre. Toutes à quatre pattes, leur voile traînant sur leur sillage, elles rampaient à ras le sol vers leur proie. Ambre accéléra le pas, les larmes aux yeux.
Méli ! Viens me sauver, pitié ! Je veux plus être impliqué dans tout ça non plus… J’peux faire de la géographie avec toi, si ça te chante ! L’Église peut bien disparaître, si c’est ce que vous voulez !!
Il tourna quelques angles, s’estimant heureux de découvrir que ses poursuivants n’étaient pas des bêtes sauvages accortes et vives, mais elles ne menaçaient en tout cas nullement de s’arrêter. De tous, celui qui haletait de fatigue, c’était lui et lui seul. Pour lui rendre justice, toute respiration d’épuisement venant de ses chasseurs serait couverte par celui de l’eau et des cris.
Il trébucha en pivotant à travers un couloir, se cognant contre un mur en ne parvenant pas à épouser le virage, mais il en fit peu de cas ; tant qu’il pouvait se tenir debout, ce serait du gâchis que de se laisser avoir par des obstacles.
Mais jusqu’à quand je vais devoir courir ?
Après tout, si ceux dans son dos ne s’arrêtaient pas, il allait devoir compter sur la proximité d’une sortie et rien d’autre pour s’en tirer d’affaire. Cachette, ici, nulle. Son endurance, il n’y offrirait pas toute sa confiance non plus. Une sortie, définitivement rien d’autre.
Au moins, ils n’approchent… pas ?
Il se retourna en fronçant les sourcils, prenant conscience qu’il n’était plus que la seule source de remous sur l’eau.
Depuis combien de temps ?
Il décèlera peu à peu, constatant que rien ne le suivait désormais plus, quand bien même leur présence n’était pas absente. Encore, au loin, leurs gémissements stupides pouvaient se faire entendre, mais ils ne se mâtinaient plus d’aucune volonté de chasse.
Ils avaient épargné leur victime, ce qui, il ne fallait pas être devin pour le déduire, ne pouvait pas être bon signe pour autant.
Parce que j’suis pas sûr que je me sois approché des machineries des égouts, donc…
L’allée était bien plus large ; un très épais passage souterrain dont le plafond et les murs étaient bénis de la recrudescence de ces beaux reflets de surface marine ; plus prononcés encore que jamais. Le sol, néanmoins, noir comme du jais. Peut-être l’eau était-elle simplement trop sale, même pour ces bêtes, à partir de là ? Il eut un rire ironique rien qu’à avoir osé y croire.
Hors de question que je fasse demi-tour, et ce qu’il y a devant moi est peut-être pire encore…
Au moins ne voyait-il plus ces poissons à la laideur exubérante nager tant l’eau était sombre. Si tant est qu’il y en avait encore ici… Peut-être partageaient-ils aussi sa peur des lieux.
Il considéra son bâton, éreinté. Seigneur Amaryllis, vous n’êtes pas à mes côtés, mais de là où vous êtes, rendez mon voyage un tantinet aisé, je vous prie.
Il avança alors, se dégoutant pour chaque pas qu’il devait faire dans ce liquide croupi. Savoir qu’il rêvait de bain chaud et non de traitement d’urgence était au moins bon signe quant à son état.
Depuis quand je suis aussi positif, moi ? Oui, je suppose que découvrir la douleur, ça change une âme… Eh bien, le changement n’est pas toujours synonyme de bonne chose. Cogite donc là-dessus, Anastasia.
Il vit au loin le couloir s’ouvrir, sur une pièce plus lumineuse que le reste des égouts. Ou il y avait de l’activité, ce qui serait là une mauvaise conclusion, ou c’étaient là les signes d’une sortie proche qui renvoyait la lumière de la surface. Restait qu’hésiter n’allait pas faire changer la conclusion comme une roue de la fortune, alors Ambre estima que presser le pas pour en finir n’était pas une mauvaise idée.
Ni le temps d’avoir peur, ni le temps d’espérer ce qui n’arrivera pas.
À mesure qu’il approchait, sa grimace de dégoût gagna en force.
Le noir de l’eau s’extirpait pour grimper. La salle était circulaire. Le rideau noir grimpait ; haut. Le plafond allait jusqu’à vingt mètres ! La cascade de jais s’achevait sur une forme filaire démesurée… Le plafond, transparent, laissait voir l’écoulement d’une eau immaculée de toute saleté, brillant comme un saphir et s’écoulant au-dessus de leur tête, à tous les deux.
À lui, le jeune membre de l’Église Numéthienne au bâton lumineux, et à lui, le buveur de dix mètres, assis sur les genoux, une mèche de ses cheveux dans la bouche pour en aspirer le contenu avec un bruit de succion qui s’éleva comme pour accueillir son invité.
Quand d’un mouvement de tête, il fit bouger son voile et qu’une fraction de seconde durant, il révéla l’un de ses deux yeux, Ambre ne put que constater avec un sourire nerveux qu’il était directement braqué sur lui.