Katalysa tapota son visage, l’œil plissé en une moue embêtée. Elle regrettait aujourd’hui d’être née traqueuse. La peur laissait exsuder une odeur si immonde, si grasse, chez les mangeurs de charbon ! Celui-là tremblait sur sa chaise, il ne fallait pas avoir des scanners dans le corps pour deviner qu’il n’était pas heureux d’être là. Quelle coïncidence ! Ils étaient deux, en ce cas ! Copains de « qu’est-ce que je fous putain de là !? », la conclusion logique aurait été une étreinte passionnée.
Elle soupira, au lieu de ça.
« Quelque chose n’était pas clair, je présume ? J’ai bafouillé, sans doute ? Ces expériences doivent rester les m-miennes, et toute fuite sera punie à hauteur de m-ma colère, c’était pourtant de la langue courante ? J’ai parlé le boréen, peut-être ? »
Sur sa chaise, il ne répondit pas, fixant Kataysa en tremblant. Il n’y avait de toute façon qu’elle à regarder, dans la pièce austère et sans fenêtres, mais quelle insolence ! Il ne pouvait pas lui offrir la satisfaction de se détourner dans sa terreur ? Quitte à empester, autant le faire vraiment !
« Pourtant, j’ai fauté tout autant, si tu te retrouves là, et ça m-m’agace ! M-Ma sélection a eu des failles, visiblement. Pourquoi t’es pas comme les autres, à privilégier la science à la vertu ? Hein ?!
— Je…
— “Tu” !? Parle, t’es m-muet, p’tite enflure ?
— Je ne pensais pas que vous voudriez en faire une arme !
— Beeeeeeeeeeen t’es demeuré !? »
Elle lui planta un tentacule dans l’épaule, et il fut pris de contractions dans tout le corps, sa mâchoire venant grincer comme une porte mal huilée tant elle se serra. En la retirant, il dut réapprendre à respirer, à en juger par son souffle bruyant.
« Y en a d’autres, des comme toi, qui se sont dits, tout penauds “oh m-mais quand-m-même, c’est pas bien ce qu’elle fait…” ? fit-elle en imitant une voix d’enfant de cinq ans. D’où le fait que les m-menaces sont censées avoir un putain de rôle ? Hein ? T’crois pas ? Putain, vous m-me les brisez. Je double vos putain de payes, j’offre des trucs à vos putain de familles, je menace ! aussi ! vos putain de familles, m-mais y en a toujours pour-me-les-bri-ser ! »
Fermant l’œil, elle s’offrit quelques secondes de détente pour laisser couler sa colère. Au moins, son captif ne lui fit pas l’insolence de la déconcentrer durant le petit moment qui lui servit à se ressourcer avec elle-même.
« Bon, t’as des complices ? Hein… Non ? Comment ça, non ? »
Il ne fit qu’écarquiller les yeux en réponse à son soliloque, mais Katalysa plissa le sien dans une intense réflexion. Ce fut au terme de celle-ci qu’elle s’avança légèrement pour l’ouvrir bien grand en direction de l’homme, deux tentacules enroulés l’un contre l’autre.
« T’as agi de ton plein gré ? Oh, bon à savoir, alors ! Tu n’as prévenu que Shelby ? Hum… Je vois. Ça ira. M-Mais, tu as agi seul. Tu as essayé de rallier des gens ? Hmm… Pas tout à fait. Tu leur as parlé ? Pour prendre la température. Tu as été déçu des retours. Beaucoup t’ont dit qu’ils avaient trop peur ? Oh ! Beaucoup t’ont dit que ça ne servirait à rien ? Je vois. Donc à part toi, m-mes autres choix se sont avérés… plutôt judicieux. Au m-moins une bonne nouvelle dans ce bordel. »
Elle virevolta sur elle-même, ponctuant le tout de quelques murmures appréciateur pour elle-même. Non pas qu’il ne pouvait les entendre, l’autre, là, sur sa chaise, mais il n’était maintenant plus rien qui pourrait attiser le moindre soupçon de colère en elle.
« Bon, eh bien, sois sans crainte, Hector – c’est ça ? Ta famille ne sera sûrement pas punie pour tes bêtises. Après tout, les pauvres, ils ne l’ont pas choisi, d’être entouré d’un type comme toi ! Tu m-m’étonnes, je l’aurais pas fait non plus… »
Il ouvrit la bouche, mais déjà, le tentacule s’engouffrait dans son épaule, et le choc fut tel qu’aux termes des spasmes qui secouèrent son corps comme un tenancier remuait ses cocktails, il tomba raide mort, le cœur figé.
Bah ! Logique ! Les cœurs ne partent pas en courant ! rit-elle en quittant la pièce.
✿❀❁✿❀❁
Le cristal craquelait, craquelait, craquelait. En deux, comme un bateau sur une mer à fendre ; en trois, comme les ramures sanguines du blanc de l’œil. En vingt, à la façon des branches de l’arbre de l’Église Numéthienne. L’être humain qui s’était fait envahir par le quartz gorgé de sang couleur saphir, avait projeté ses morceaux dans la cuve, venant même offrir une fêlure au verre, avant que chaque bris bleuté ne retombât sur le sol en une flaque cristalline. Plus aucune trace filaire n’était visible, de l’autre côté de cet éclatement.
Katalysa porta une main à son visage flottant, plissant son œil unique en émettant quelques interjections de réflexion.
« Vraiment intéressant. Vraiment, vraiment, vraiment. Violent, rapide – combien de temps, à peu près ? –, et m-mortel à coup sûr.
— Eh bien, le temps est très aléatoire, mademoiselle. L’un de nos sujets a conservé la maladie durant une semaine, tandis qu’un autre l’aurait contracté dans la mine dans les premiers cas, et n’a toujours pas passé l’étape deux. Une chose est sûre, néanmoins, mademoiselle ! Une fois à la phase cinq, ça ne prend qu’une heure, pour qu’ils éclatent ainsi.
— L’aléatoire, ça ne m-me plaît pas. Délire de m-machine, j’suppose – je crois que ce commentaire rajoute une couche de racisme dont on pourrait se servir contre nous, donc je vais éviter de recommencer, à l’avenir. M-M’enfin, pas comme si le choix nous était donné… D’autres cas se sont déclarés, entre-temps ? Des cas étrangers à nos expériences, bien sûr.
— Quelques mineurs, toujours… Rien d’autre.
— Ça n’attend que de se répandre, ceci dit… »
Elle fit pivoter son regard sur les autres bureaux des lieux, mais s’épandre en admiration des laborantins ne fit pas fuser en elles des idées de solutions pour devenir dominatrice de cette infection quartzéenne. La plupart ignorèrent son regard, trop concentrés à débattre avec les collègues, quand toute leur attention n’était pas à leurs expérimentations.
« Mademoiselle Katalysa, cela semble bien venir des eaux retrouvées dans cette fontaine naturelle, fit l’un des scientifiques en lui rendant l’œillade.
— Ah oui ? Les enfants sont donc touchés ?
— On les a testés le premier jour, à vrai dire. On estimait déjà qu’ils avaient pu entrer en contact avec de l’eau contaminée… Mais, ce serait judicieux de recommencer, je suppose…
— Ouais, pas trop envie qu’ils répandent plus vite que prévu l’infection dans la ville. Puis, y a un m-membre de l’Église dans le lot, on respecte… », acheva-t-elle d’un mouvement de bras désinvolte.
Elle retourna flotter auprès du scientifique qu’elle avait chargé du contrôle du virus. Un regard pour sa figure nerveuse lui donna l’impression qu’il faudrait sans nul doute le lester d’un collègue ou deux pour la besogne.
Quelle bande d’incompétents. À quoi servent les C.V, au bout du compte ? Tu m-m’étonnes, qu’on se pensait dieux.
Elle pointa vers lui un tentacule de sorte à récupérer son attention. « Continuez d’avancer. Vous serez dans les livres d’histoires. Anonymes. M-Mais m-mentionnés quand-m-même, d’une certaine m-manière. Oulah, j’ai enchaîné beaucoup trop de “m” d’un coup là… »
Elle pivota dans les airs et flotta vers la sortie, soupirant et entreprenant déjà de diffuser de ses sorties audio une musique d’ambiance pour accompagner son trajet retour. La musique vint se répercuter contre les larges plafonds de la pièce, tandis qu’elle flottait au-dessus des bureaux.
« Une dernière chose, mademoiselle Katalysa ! » s’exclama une chercheuse qui glissa de son siège pour se révéler, bras levé.
L’intéressée baissa légèrement le son en offrant son profil et un regard en coin à sa locutrice.
« Seigneur Shelby est très surpris de vous voir si proactive concernant les recherches.
— Tellement louche que je n’ai pas le droit de faire m-mine de m-m’intéresser à la sécurité du m-monde ? fit-elle, affectant de ne pas savoir ce qui l’avait poussé à s’intéresser à ses petits desseins. Bon bah vu que c’est pas le cas, je suppose qu’il fait bien. Fardeau difficile à porter. Et donc ?
— Donc il nous presse pas mal de questions… Je crois qu’il va finir par deviner, vous savez ?
— Comme si ce n’était pas déjà le cas, gémit-elle avec force mouvement de bras ennuyés. Je m-m’arrangerai. Vous n’êtes pas des agents secrets, je ne m-m’attends pas à vous voir garder ce secret très longtemps, avec tout le respect », se gaussa-t-elle.
La femme posa une main sur sa tempe pour l’envoyer de côté en signe de compréhension pour sa supérieure. Celle-ci remonta le son et quitta définitivement les laboratoires après un hochement de tête satisfait. Bien heureux étaient ceux qui savaient comment plaire à des chercheurs pour se les avoir dans la poche.
Shelby pourrait effectivement devenir un problème, songea-t-elle à l’adresse de l’une des fenêtres de la tour. Il faudrait peut-être se débarrasser de lui… Pas le tuer. Ce serait tellement cruel. Suis-je cruelle ? Naan, pas tant, pas tant. L’infecter, et lui faire m-miroiter le sérum de guérison ? Pourquoi pas. En fait, bon, c’est encore plus cruel, mais au bout d’un moment c’est quand même grave d’être engueulé par sa propre conscience nan ?! Enfin, il faudrait déjà d’abord tester sur les sans-corps, qu’on sache une bonne fois pour toutes si ça fonctionne.
En tout état de cause, ce garçon à tête cubique était un problème. Mais tout problème n’attendait que d’être réglé, et parfois, on usait de médicaments puissants pour débarbouiller un peu le système neuronal de ses pensées un peu trouble-fête. Ravie de cette métaphore plus que bien trouvée, Katalysa regagna ses appartements en gloussant, pour perdre toute sa bonne humeur aussitôt qu’elle capta une présence de l’autre côté des murs. Quelqu’un s’était introduit dans ses appartements, mais au vu de la chaleur dégagée, elle pouvait éliminer la possibilité d’un voleur. Qui resterait une heure durant dans la chambre de ses victimes ? Pas assez de stress ou d’adrénaline non plus dans le corps pour attester qu’il put s’agir là d’un assassin venu à ses trousses. Et naturellement, pour qu’elle eût autant d’aisance à le deviner, il s’agissait d’un filaire.
Ou d’un sans-corps de modèle si ancien que ça n’en changeait pas vraiment la chose…
Car en conclusion, ce n’était rien de moins que Shelby, assis sur une chaise – qu’il avait forcément dû ramener d’une autre chambre puisqu’elle n’en possédait pas –, trônant au centre de la pièce. À en juger par l’odeur de pile fondue qui avait empesté à dès l’ouverture de la porte, l’invité s’octroyait un thé composé de quoi lui recharger ses systèmes. Il faisait d’ailleurs danser dans sa main libre un petit bloc qui avait tout l’air d’une batterie de secours.
« Que m-me vaut l’honneur d’une siiiiiiii somptueuuuuuuse…. et siiiiiii… joliiiiiiiie…. visiiiiiite, beuuuah ? » Elle ne fit même pas semblant, et refermant le battant derrière elle, la fenêtre vint aussitôt accueillir la fraicheur du dehors pour éliminer les effluences de ce thé infecte.
« Je voulais seulement m’assurer que tes recherches avançaient bien, Katalysa. Ça concerne une question cruciale de notre survie, après tout. Et puis, ça te détourne de ces ennemis qui t’horripilaient tant en me révélant une facette de toi plus terre à terre. »
Puisqu’elle sentait son regard perçant frapper contre l’arrière de sa tête, elle en fut quitte pour admirer, elle, le paysage en contrebas. Mue d’une motivation d’orgueil, elle fit passer sur la vue un scanner, mais d’aussi loin, rien que ce qui se faisait de louche à l’extérieur lui était visible ; à savoir très peu de choses.
« M-Mille m-mercis pour ces m-mots si gentils, minauda-t-elle d’une voix m-mielleuse. Naturellement, je ne fais que m-mon travail de dirigeante pour ce radieux continent, n’est-il pas ?
— À n’en pas douter… Et ton nouveau copain Trevor se débrouille bien dans ses missions ?
— Oh, que sais-je ? Tu l’as deviné toi-m-même, non ? Les rebelles ne m-m’intéressent plus. Plus du tout ! Oh, sage personne que je suis devenue. Désormais, je m-me nourris de fleurs et non plus de rancœur. Le fleuve du bonheur, de la m-méchanceté sonne la dernière heure. Au-delà des gravats, je suis…
— Dans ce cas, ça me turlupine un peu que tu aies tenu à lui donner l’ordre de faire ses propres fouilles plutôt que de simplement confier l’affaire aux autres dirigeants, coupa-t-il. Ou alors, ça te blesse tant que ça qu’on puisse choisir la voix de la paix ? Ce qui serait… contradictoire ?
— Ben ? Non. Trevor est une épée, autant qu’elle serve quoi. »
Elle se tourna enfin vers lui, deux tentacules liés dans son dos tandis que les autres pendaient simplement au-dessus du sol. Sans bouger son visage, son œil suivit celui de Shelby avec une douceur toute tranquille.
« Tu m-me donnerais presque soif, à boire devant m-moi, tiens. »
Devant l’un de ses meubles, elle sortit une gourde et son gobelet de cuivre marqué du dessin de personnages portant des heaumes de fer noirs, des capes décharnées et des auras sombres. Elle le fit tourner dans ses bras pour en contempler chaque représentation.
« Quand nous étions dieux, cette obligation d’ingérer un certain type d’aliment pour vivre ne m-me paraissait pas si illogique que ça, commenta-t-elle en dévissant sa gourde. M-Maintenant, je comprends à quel point un défaut pareil ne pouvait être celui de mains divines. Je ne suis pas m-mécontente d’avoir été crée, et puis, en tant que lysa, d’autant plus. Devoir se nourrir d’eau pour vivre, c’est plus joli que d’enconre fonctionner à l’électricité, je trouve.
— Je trouve que les deux se valent », répartit l’autre en buvant une gorgée de sa tasse.
Katalysa eu un haussement de tentacules avant de se renverser en arrière. Écartant légèrement ses tentacules pour révéler ses nombreux mais minuscules orifices buccaux au sein duquel elle fit glisser l’eau de sa gourde. Un rayon de lumière violet et bleu vint signaler le passage de l’eau en passant de toute son ombrelle jusqu’à chacun de ses tentacules.
« Tu te rends compte ? On doit compter sur nos aliments pour rester intact, et on galère chaque jour de notre vie à en trouver ne serait-ce qu’un peu, lâcha-t-elle, tête en bas, œil railleur. Quel équilibrage déplorable…
— Nos créateurs ont eu la présence d’esprit de nous diviser l’alimentation, ce qui réduit les bouches à nourrir pour chaque ingrédient. Et manger de temps en temps, je suppose qu’il y a pire, dans la vie.
— Il y a toujours pire », ricana-t-elle.
Elle reposa sa gourde au moment où Shelby termina sa tasse. Il se leva et de l’autre main, saisit la chaise qu’il se glissa sous le coude et se braqua vers la porté d’entrée.
« Tu pars déjà ? Je pensais m-me faire m-menacer encore quelques heures, tu sais ?
— Nous sommes tous les deux déçus, mais je constate que tu sais déjà tout ce que j’aurais pu te dire. J’espère donc que tu te montreras prudente.
— Les sous-entendus, m-moi, j’aime pas. Explique-toi concrètement, pour être sûûûûr que je fasse pas la m-moiiiiiindre bêtise. S’il te plaît ? »
Shelby lui offrit un regard rien moins qu’amusé, brillant de son éclat doré auquel se mâtinait une chaleur ostensible. Une ampoule avec des jambes !
C’était tout. Elle avait juste eu envie de le faire remarquer.
« Ne t’avise pas de jouer avec cette maladie. Ne t’avise pas de mettre qui que ce soit en danger à la faveur de tes petites lubies. Ne t’avise pas de t’imposer en dictatrice.
— Je te promets de faire bien attention, dans ce cas. Soyez sans crainte aucune, seigneur Shelby. Sans. Crainte. Au-cune. »
Elle le salua d’un mouvement de son tentacule, mais il partit sans daigner lui adresser la moindre œillade supplémentaire. Malin, que de ne pas lui offrir ce plaisir, mais Katalysa parvint tout de même à trouver de quoi rire en regagnant la table surélevée qui lui servait de bureau. Si elle avait pu révéler un sourire en coin, elle l’aurait fait avec grand plaisir.
Y aura pas besoin d’essayer de le faire taire, au fond ; tout simplement car il ne pourra m’accuser de rien ! Une maladie, on peut jouer avec en toute discrétion. C’est invisible ! Comment il pourrait me faire chier à propos de règles qu’il ne peut pas lire ?
D’un claquement de ses pinces, elle envoya voler avec les étoiles son brillant petit commentaire.
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Elle suivit jusqu’à l’ascenseur pour remonter aux plus hauts étages, jouant avec sa tasse qu’elle fit tourner entre ses pinces avec une morosité telle qu’elle avait l’impression de se revoir après de lourdes sessions d’examens. Elle tourna un regard rapide vers la filaire qui se chargeait de l’accompagner, mais elle n’eut aucune envie de plus, sinon de grigner encore de l’œil pour exprimer son aigreur du moment ; tant qu’à faire.
Au sortir de l’ascenseur – et du couloir qui s’ensuivit –, elle remarqua très vite que les dirigeants ne prenaient pas en compte la présence de Shelby dans le lot de l’audience. Une raison, sans nul doute, d’exploser de joie, mais cette convocation qu’elle venait de recevoir était déjà assez étrange pour qu’elle ne vît pas l’occasion de s’en réjouir.
Un jour après que Shelby me fasse son petit coup de cowboy en plus de ça… Mouais, on va me taper sur les doigts. Ça me les brise déjà, tiens.
« Bonjour, chers amis », fit-elle avec un sourire dans la voix.
Elle s’était déjà entendue avec une meilleure insolence, mais tant pis, elle ferait mieux la prochaine fois. Même une experte pouvait rencontrer des pierres.
« Shelby nous aurait appris quelque chose de très fâcheux, au sujet des expériences que tu mènes, déclara Moroïte sans ambage.
— Oh non ! fit-elle.
— Ne ris pas. Chercherais-tu à dominer cette infection, Katalysa ?
— Comme tout bon scientifique qui se respecte, exagéra-t-elle. Dominer… Pour m-mieux oblitérer ! »
Moroïte fulmina de ses nombreux yeux et en mouvements de branche en réponse au cynisme exsudé de tous les câbles qui composaient son interlocutrice.
« Katalysa, as-tu pour projet de répandre cette maladie chez les rebelles ? » prononça un timbre plus doux.
Elle se tourna vers la voix composée qui s’était exprimée, les capteurs lui envoyant quelques vibrations en lieu et place de frissons. Elle affecta l’œil serein.
« L’idée m-m’a tenté. »
Autant s’en sortir blessé, mais avec les honneurs de la guerre.
« Je vois. Je commence à comprendre en quoi la paix fait de mauvais dirigeants. »
Manonthine quitta son pupitre, déplaçant ses longues jambes évasées comme l’aurait fait une robe, pour terminer sur des losanges qui claquaient le sol en bruits de talons haut. Son visage était caché derrière une immense protubérance allongée posée au-dessus de sa tête comme un chapeau plat qui empêchait un œil de déceler les émotions qui parcourraient ceux de cette sans-corps. Katalysa avait la chance de voir avec autre chose que son iris, mais rien que du calme, qu’elle décelait dans l’organisme qui lui faisait face.
« Tu vis pour prouver quelque chose, Katalysa, et je ne pense pas que ce soit forcément une mauvaise chose. Sauf s’il s’agit de ton autorité, à vrai dire. Là, ça donne forcément des idées dangereuses dans l’âme.
— Votre idée de paix est complètement stupide, je trouve…, argua-t-elle. Ils ne vont pas écouter, si ?
— Penses-tu qu’une bataille soit facile ? Toi qui es traqueuse, la chasse est-elle l’effort d’un instant ?
— “Nan, donc c’est pareil pour les négociations”, anticipa-t-elle avec un soupçon d’insolence qu’elle ne parvint pas à contrôler, elle dut bien l’avouer.
— Eh bien alors ? »
À l’avenant de ses jambes, les cinq bras de Manonthine se terminaient sur des mains démesurées aux doigts longiligne, dont une qu’elle posa sur le pupitre de la femme flottante. Celle-ci baissa le regard sur ce membre qui venait s’immiscer sur son espace, pour remonter avec mépris à sa propriétaire.
« Sceptique », prononça-t-elle laconiquement.
Manonthine eut un petit rire, une fumée orangée se dégageant alors de l’interstice entre son chapeau et son torse. Elle posa un instant sa main sur la tête de Katalysa en geste affectueux.
« Nous sommes pareilles, et c’est pour ça que je t’apprécie bien.
— C’est gentil, de m-mettre une simple traqueuse au même rang qu’une héroïne du continent. »
L’intéressée inclina la tête de côté.
« Tu es modeste, au vu de tes prouesses, mais soit, j’accepte ton compliment. Reste que nous avons dû apprendre un domaine qui n’était pas celui de notre prédilection pour nous hisser jusqu’ici. Nous sommes sans doute celles avec le plus de lacune. Donc, si tu as des doutes, n’hésites pas à m’en parler.
— Ouais, j’ai des doutes, prononça-t-elle aussitôt. Oh, sincèrement, j’ai terriblement peur de ne pas assez bien parler à nos ennemis. Et alors, ils nous tueront tous… M-Mais, il faut les comprendre ! On aura raté la négociation, après tout ?
— Bien résumé. Nous aurions raté les négociations. »
Katalysa plissa l’œil, n’aimant pas bien ne pas être celle qui faisait jeu d’insolence lorsque deux personnes parlaient. Quelque chose dans l’horlogerie du monde était cassé. À quoi se résumait-elle, si elle n’était plus la petite maline qui faisait tourner son monde en bourrique ? De toutes les déconvenues du mois, c’était sans doute celle-là, la pire.
« Belle estime que vous avez de Camillïte, en tout cas ! Elle doit pleurer de joie dans sa tombe.
— Parce que nous cherchons encore la paix dans tout ce bazar ? envoya Manonthine d’un geste de bras. Probablement, oui.
— Humpf. Quand vous tomberez les uns après les autres, je n’aurais m-même plus l’envie de m-me m-moquer. Faites à votre guise, je continuerai bien de vous aider sans que vous acceptiez de le reconnaître, heh, tout bonnement ! »
Elle sursauta en retenant son cri quand le poing de Manonthine s’abattit sur son pupitre. De son rire sombre s’échappa une fumée aux couleurs de l’améthyste. Katalysa recula de quelques centimètres, l’œil rivé sur le bras, observant les tissus musculaires de l’autre côté de la robe, de peur qu’elle décidât de le faire s’abattre sur son armature au prochain coup.
« Nous sommes un ensemble de dirigeants, tu n’es pas une dirigeante. Essaie de réfléchir à cette nuance, peut-être t’engager dans la voie de la philosophie permettra à l’avenir d’éviter ces petites fâcheries. » Retirant lentement son bras du pupitre, elle se redressa, toisant Katalysa de ses deux mètres cinquante. « Songes-tu à perpétuer le chaos tandis que nous cherchons la paix ? Toi qui as proposé l’aide de l’Église, une décision absolument merveilleuse à cet égard ? Preuve en est que tu batailles entre tes lubies de traqueuse et ta sagacité de gouvernante. Réfléchis seulement un peu, et le monde changera en bien sous ta supervision, j’essaie encore de le croire. Espérons que réfléchir, tu le feras assez vite, mais, les explosions dans notre dos obligent souvent à presser le pas, de toute manière. »
D’un rire pour point final, elle tourna les talons et libéra Katalysa de l’étreinte de sa voix. Sans s’embarrasser d’accélérer l’allure, elle regagna jusqu’à son pupitre devant lequel elle poussa un petit soupir d’aise, comme satisfaite d’un bon effort physique.
« Nous ne l’avons convoqué que pour cela. Je présume que nous n’avons plus rien à lui dire, Moroïte ?
— Eh bien… Effectivement. Mieux vaut reprendre nos tâches tant que nous en avons le temps, désormais.
— Sage décision. »
Moroïte fit tendit une branche vers son pupitre, et de là, une immense portion de son sol s’enfonça dans l’étage inférieur jusqu’à ce que le sans-corps disparût à la faveur de sa chambre. Le spectacle terminé, Katalysa put enfin remarquer que le visage de Manonthine était dirigé vers le sien.
« Eh bien, bonne fin d’après-midi. Désolée de t’avoir dérangé pour si peu long.
— Ça m-m’arrange. J’avais des… gens à aller voir.
— Excellente nouvelle. »
D’un mouvement de bras, elle salua Katalysa et s’en alla à son tour de la salle des bourdonnements. La dernière occupante des lieux profita un moment du calme qu’on lui octroyait par leur absence. Le regard baissé, elle fit taper une pince de métal contre son plateau de marbre à un rythme soutenu.
On ne gagnera pas y mettre les formes. C’est juste logique. Il faudrait que j’arrive à me donner raison. Il faut qu’ils comprennent que ces rebelles sont des poids pour notre société. Mais ils n’arrivent pas à voir toute la violence qui les anime, par lâcheté…
Elle tapa un peu plus vite du doigt. Ses capteurs s’affolèrent. Quinze secondes ; trente ; une minute ; cinq. Elle entreprit de se calmer, malaisément.
Si je peux pas convaincre les Reines, pourquoi pas en-dessous ? Elle fit promener son regard à travers le paysage de la fenêtre. Manon, elle a quoi ? Les voyageurs. Pas beaucoup, mais tellement loyaux que c’est impossible que je puisse y toucher. Shelby, il a tellement de gens du peuple derrière lui, et puis Meili, et Alaya. Ils sont trop importants, et je me vois mal les rallier à ma cause… Moroïte a tous les nobles de la tour depuis que Camillïte n’est plus… Ça risque de faire long… Ouais bah en gros… C’est mort ?
Ce n’était pas la conclusion qui ferait taire ses tremblements nerveux. Elle finit pourtant par cesser de façon bien brutale, perdant quelques centimètres d’altitudes en apaisant sa prunelle écarlate qui se stabilisa sur un point de paysage sans plus l’avoir en horreur, désormais.
Simple, effectivement. Idiote que je suis. Donner une raison aux rebelles d’exploser, et cette explosion, Manonthine, Moroïte et Shelby, ils en verront bien la fumée, cette fois.
En s’éloignant, elle fit lentement glisser son bras le long du marbre qui vint pendre le long de son corps une fois le pupitre dépassé. D’un dernier regard pour la fenêtre, elle s’esquiva en arrière vers la sortie. Une idée venait de se planter à l’autre.
Elle n’avait qu’à impliquer Shelby dans l’explosion pour faire d’une poudre deux souffles.