Chapitre 9 : Les Anciens
Dans la salle souterraine vaste et oppressante, creusée à même la pierre millénaire était installé un siège. Les parois noires luisaient sous la lueur vacillante des torches fixées aux piliers massifs. L’air était lourd, saturé de l’odeur entêtante d’encens, de cire fondue et d’humidité stagnante. C’était un lieu ancien, un sanctuaire oublié des villageois, connu seulement des maîtres du savoir. Ici, loin de la lumière du jour, se réunissaient ceux qui dictaient le destin du peuple.
Au centre de la pièce, un cercle d’hommes, drapés de lourdes capes aux broderies complexes, se tenait dans un silence pesant. Leurs visages restaient en partie dissimulés sous les capuchons, mais leurs yeux luisaient dans l’obscurité comme des braises éteintes. L’atmosphère était tendue, traversée de frissons d’inquiétude et de colère contenue.
Puis, une voix s’éleva, brisant le silence tel un couperet.
— Nous avons perdu un enfant.
Celui qui parlait n’était pas comme les autres. Contrairement aux figures courbées par l’âge qui l’entouraient, il se tenait droit, imposant, presque intemporel. Ses longs cheveux blancs retombaient en vagues soyeuses sur ses épaules. Ses traits, sculptés avec une perfection presque inhumaine, ne portaient aucune trace du temps, comme si les années n’avaient sur lui aucune emprise. Ses yeux, pâles et insondables, captaient la lumière comme des éclats de glace sous la lune.
Malagar.
Le Grand Ancien.
Il était le pilier du Conseil, celui dont le nom n’était prononcé qu’avec crainte et déférence. Si les autres Anciens débattaient encore de l’équilibre fragile entre protection et oppression, lui ne voyait que la nécessité du contrôle absolu.
— Thalixia s’est échappée avec une monstruosité, intervint une voix hésitante parmi les Anciens.
Malagar tourna lentement la tête vers l’homme qui venait de parler. Un simple mouvement, et pourtant, un poids écrasant sembla s’abattre sur l’assistance. L’Ancien qui avait osé parler se ratatina légèrement sous ce regard perçant.
— "Une monstruosité," dis-tu ?
Un silence pesant s’installa, le temps que l’homme rassemble son courage.
— Je voulais dire… une anomalie, Grand Ancien, je sais que vous préférez ce terme.
Malagar plissa légèrement les lèvres, comme amusé. Puis, lentement, il fit un pas en avant, laissant la lumière des torches révéler la richesse de ses vêtements. Sous sa cape de velours sombre, il portait une tunique brodée de fils d’or, ornée d’insignes anciens que nul autre n’avait le droit de porter. Une fine chaîne en argent, décorée d’un pendentif en obsidienne sculpté en forme de dragon enchaîné, reposait sur son torse.
— Nous les avons toujours appelées ainsi, déclara-t-il d’une voix douce et traînante. Et ce n’est pas aujourd’hui que cela changera.
Son regard balaya l’assemblée, s’attardant sur ceux qui hésitaient encore.
— Nous avons été indulgents. Trop indulgent !
Le murmure d’approbation qui parcourut l’assemblée était teinté de crainte. Certains hochaient lentement la tête, d’autres évitaient de croiser son regard.
— Nous avons offert à ces créatures un but, un foyer, une utilité. Nous avons transformé leurs malédictions en bénédictions pour notre peuple. Et voilà comment elles nous remercient ? En s’enfuyant ? En défiant l’ordre établi ?
Malagar leva une main pâle et effleura une des torches, laissant ses doigts glisser dans la flamme sans montrer le moindre signe d’inconfort.
Il referma brutalement les doigts, étouffant la flamme dans sa paume. L’obscurité sembla s’étendre brièvement avant que la torche ne se rallume par elle-même.
— Ce n’est pas la première fois qu’un de ces monstres tente de fuir.
Il marqua une pause, laissant ses mots peser comme une sentence.
— Mais cette fois, il y a une différence.
L’assemblée retenait son souffle. Un Ancien plus trapu osa briser le silence.
— Quelle différence, Grand Ancien ?
Malagar esquissa un sourire froid, révélant des dents trop blanches, trop parfaites.
— Thalixia possède le Feu. C'est la dernière de cette espèce.
Un frisson visible parcourut le Conseil. Même parmi eux, la peur du Feu était ancrée dans les esprits.
— Elle est plus dangereuse que les autres. Plus incontrôlable.
Il s’approcha d’un brasero au centre de la salle et, cette fois, y plongea toute sa main. La flamme s’éleva un instant, puis s’éteignit brutalement, laissant un sifflement sinistre s’élever dans l’air.
— Si nous la laissons agir, elle reviendra pour nous détruire.
Ses yeux se plissèrent légèrement.
— Elle sèmera le chaos parmi notre peuple. Elle ouvrira les portes que nous avons scellées depuis des siècles.
Un silence de mort s’installa. Certains Anciens osèrent échanger des regards, hésitants, mais aucun ne prit la parole.
— Et cela, nous ne pouvons pas le permettre.
Le Grand Ancien se redressa et ajusta les plis de sa cape. Il savait que les doutes de certains n’avaient plus d’importance. L’heure n’était plus à la clémence.
— Nous allons envoyer les traqueurs.
Un murmure d’approbation monta, plus affirmé cette fois.
— Pour lui rappeler que personne n’échappe aux Anciens.
Ses yeux glacés balayèrent l’assemblée, et chacun comprit que son regard ne laissait place à aucune contestation.
Puis, d’un ton plus bas, plus menaçant encore, il ajouta :
— Et quand elle reviendra… elle brûlera sous son propre feu.