Le lendemain, tout Pont‑l’Ost vint dire au revoir à Martinelle.
Par milliers les citadins agitaient leurs mouchoirs au bord des quais, tandis qu’elle s’avançait en robe verte sur la passerelle du vapeur. Les cris rieurs des mouettes s’additionnaient à ceux du peuple en une cacophonie. Faute d’y pouvoir comprendre quoi que ce fût, elle salua son pays de la main. Les membres de sa famille l’observaient depuis le dais de velours et de fourrure zébrée installé sur la grand‑place, où avaient été échangées quelques bises. Elle ne voyait déjà plus le blanc de leurs yeux. Guillonne, à ses côtés, la guida par la manche vers le gaillard arrière tandis que la passerelle se relevait.
Une demi‑heure plus tard, le bateau quittait le port, sirènes hurlantes et cheminées fumantes. Par le hublot du boudoir qui jouxtait les cabines des deux princesses, Martinelle jetait des coups d’œil inquiets vers les côtes orgéliennes qui s’éloignaient. Elle éprouvait d’extrêmes difficultés à se concentrer sur la conversation en cours. Il y avait là quatre mousquetaires à longues moustaches chargés de la protection des princesses. Ces hommes d’âge mûr leur présentaient, un par un, les domestiques qui patientaient en file droite dans la coursive avant d’entrer.
Durant ce long voyage, les accompagneraient d’abord : un interprète pour les dialectes et accents les plus retors, un secrétaire pour leur correspondance, un intendant pour leurs paquetages, un précepteur pour leur rappeler l’étiquette. Ensuite venait le personnel de maison : une gouvernante, quatre femmes de chambre, deux garçons de garde‑robe, des laquais. Et enfin s’annonçaient les gens d'entretien, qui ne parlaient pas aux aristocrates en temps normal : cuisiniers, commis, palefreniers et soubrettes. Cela faisait du monde, même pour deux princesses d'Orgélie. Entre deux introductions, Guillonne murmura à sa comparse :
« Le gouvernement fait pousser une haie bureaucratique d’Orgéliens autour de nous… Non pas pour nous protéger, mais pour nous couper du monde verlandais et réduire son influence sur nos cœurs. »
Il y avait trop de visages à mémoriser. Martinelle hochait la tête à chaque passage, et ne retint pas le quart des noms et prénoms qu'on lui donnait. Elle regrettait de n'avoir pu emmener avec elle aucune tête familière. D'autant que de jeunes domestiques du Clos‑Rusé avaient manifesté une enthousiaste curiosité à l'idée de passer un an en Verlande. Toutefois les ministres avaient objecté que ses gens n'étaient pas habitués à collaborer avec des serviteurs étrangers, contrairement aux servants de l’Amplair.
Le jour baissait lorsque ses gardes du corps achevèrent d’énoncer leurs consignes de sécurité. La vitre du hublot, presque opaque, ne renvoyait plus que le reflet d’une eau remuante.
« J’aimerais prendre un peu d’air frais, bailla Martinelle qui craignait le mal de mer. Avons‑nous un peu de temps avant le dîner ?
— Allez, l’approuva Guillonne qui la serrait dans ses bras. Je m’occupe d’arranger nos affaires. »
Deux soldats la suivirent à distance respectable, sans discuter. Martinelle admirait en chemin les boiseries et voûtes sculptées des quartiers passagers, les luminaires phlogistiques en laiton qui crachotaient une lumière verdâtre, les parquets immaculés que les moussaillons avaient passé des heures à récurer pour en retirer le sel. L’empire n’avait pas regardé à la dépense pour loger la délégation orgélienne ainsi que la centaine de représentants verlandais qui revenait au bercail.
Contrairement à l’armée royale, ces officiers barbares ne portaient pas l’uniforme. Chacun semblait s’être habillé à sa manière, au gré de ses pérégrinations et achats. Cependant tous portaient sous leurs riches tuniques des armures de cuir et d’acier. En fonction du noble qu’ils servaient, leur équipement variait : serpe affutée pour le clan impérial auquel appartenait Shen, hachette à double‑tranchant pour la famille d’Hori. Fusils et barillets parachevaient leur barda d’une touche de modernité. S’ils avaient apporté des esclaves pour les remplacer aux tâches subalternes, ceux‑ci restaient cachés à fond de cale.
Aucun de ces étrangers ne fit révérence à Martinelle sur le pont. Au contraire ils s’efforçaient de la fixer droit dans les yeux, plusieurs secondes. Détourner le regard constituait pour eux la pire des offenses. Le navire venait d’entrer dans les eaux internationales, mais ils se considéraient déjà chez eux. Désormais c’étaient les usages verlandais qui prévalaient.
Arrivée au balcon qui dominait la poupe, elle eut la surprise de reconnaître le dos du prince Shen, absorbé dans la contemplation du soleil couchant. La houle faisait léviter ses cheveux fins et insolents. Il avait eu la même idée qu’elle. Aussi fit‑elle signe à ses chevaliers de rester en arrière, et s’approcha du clanneret sans parler trop fort :
« Bonsoir, messire. Désirez‑vous rester seul ?
— Quand vous êtes dans les parages ? Jamais, rit le jeune dieu. Et puis qui suis‑je pour vous priver d’un si beau spectacle… »
C’était en effet un enchantement. Les côtes de la mer Benjamine s’abîmaient au bord du monde, comme englouties. Leur liseré disparaissait parfois derrière une vague trop large, et Martinelle ressentait déjà l’éloignement définitif de sa patrie. Devant eux, des nuages rosés métamorphosaient les vagues en coulées de lave.
« Contez‑moi votre version de l'Histoire, se décida‑t‑elle. Comment un illustre membre du cercle impérial se retrouve‑t‑il dans votre situation ?
— Comme vous, je ne fais qu’obéir à la raison d’État.
— En partie, évidemment. Mais je vous objecterais qu’il existait chez moi quatre princesses pour vous doter… et que ce choix a fait l’objet de longues discussions entre ma mère la reine et l’Impératrice Ankhti. Leurs raisons n’étaient pas forcément politiques. C’est la même chose pour vous ! Votre clan compte nombre de princes célibataires.
— Célibataires de droit, peut‑être. De cœur, ce n’est pas dit. Beaucoup ont pris des concubines, ou se sont mariés en secret dans des pays dont l’autorité n’est pas reconnue à notre Cour. La plupart ont déjà des enfants naturels, qu’ils chérissent et protègent. Bref, tout cela fait beaucoup de maîtresses influentes et d’enfants ambitieux qui rêvent d’intégrer un jour le clan impérial… et qui verraient d’un très mauvais œil qu’une étrangère leur vole la place. Pour ma part, j’étais sans attaches et je me débrouillais en ondéen. Lorsque je me suis fait baptiser, j’ai dû paraître le candidat le plus indiqué. »
Martinelle se mordit la lèvre. À aucun moment le prince n’avait envisagé qu’on l’avait sélectionné pour son physique avantageux. Peut‑être se forçait‑il à afficher une fausse modestie. Cependant l’argument des bâtards et maîtresses paraissait pertinent ; un clan verlandais ne pouvait comporter que cent membres électeurs, pas un de plus. On pouvait l’intégrer par le mariage, l’adoption ou la naissance. Et un tel honneur exigeait l’assentiment du chef élu : le clanarque. Quant au clanarque du clan suprême, chargé de commander tous les autres, celui‑ci prenait le nom d’empereur. C’était l’avatar désigné d’Astarté, reine‑déesse du panthéon verlandais. À mesure que les familles claniques s’agrandissaient, certains de ses membres se trouvaient donc exclus de l’héritage et des cercles du pouvoir.
« Et puis, rien de mieux qu’un étranger pour épouser une étrangère, supposa le prince d’un air plus sombre. Je ne suis pas né dans la famille impériale. Ma lignée d’origine, le clan de la Lance, s’est rebellée contre l’autorité centrale. Ses membres ont été exécutés jusqu’au dernier. M’aurait‑on jeté du haut d’une falaise, nul ne m’aurait secouru. Mais l’impératrice a eu pitié de moi, et j’ai été adopté par un de ses clannerets. Celui‑ci m’a élevé au même rang que son propre fils, le prince Nakht. Vous le rencontrerez sûrement à notre arrivée.
— “La miséricorde est le signe des vrais conquérants”, approuva Martinelle qui récitait un verset carréiste.
— J’aimerais le croire. Mes parents comptaient parmi les pires ennemis de l'impératrice… Je ne me souviens guère d’eux. Il m’est parfois étrange de côtoyer dans notre horde des gens auxquels ils ont fait tant de mal. C’est stupide, bien sûr. Chacun sait que les enfants ne devraient pas payer pour les crimes de leurs aïeux…
— Mais qui le fera, sinon nous ? La Justice exige toujours un écot. »
Ils ne rajoutèrent aucun commentaire ; les similitudes entre leurs situations respectives semblaient suffisamment criantes. Par ailleurs Martinelle ne s’expliquait pas totalement ses ambivalences vis‑à‑vis de la reine Clovitte de Mandar, douloureux et cadavérique obstacle qui la séparait de sa belle‑famille.
Le prince s’accouda au bastingage, et elle décida de l’imiter. Cependant qu’elle se recoiffait les cheveux vers l’arrière, elle s’aperçut qu’une de ses boucles d’oreilles manquait à l’appel. Sans doute était‑elle tombée en chemin. Elle renonça pourtant à la chercher de peur de gâcher ce rendez‑vous.
« Parlez‑moi de messire le clanarque. Mon secrétaire m’a fourni votre arbre clanique, mais j’avoue n’avoir trouvé aucun Mahoukeperhori parmi vos semblables, s’inquiétait‑elle.
— Hori ? Oh, c’est différent, bredouilla‑t‑il. Même s’il n’est pas issu du clan impérial, il en fera partie lorsqu’il vous… je veux dire, lorsqu’il nous épousera. L’acte notarié lui conférera le titre de prince. Bien entendu, il devra céder sa place dans le clan de la Hache. Que voulez‑vous, c’est la Loi, et comme c’était déjà un habitué de la Cour… Nous avons grandi ensemble, car feu mon père adoptif, Nahky de la Serpe, l’avait engagé comme précepteur. Plus tard l’impératrice l’a gardé auprès d’elle pour représenter dans la horde les intérêts de sa famille d’origine. C’est mon maître d’armes. Il se montre assez protecteur envers moi, même s’il s’autorise parfois quelques… familiarités avec le protocole. »
La gorge de Martinelle se serra de colère. Elle ne croyait pas une seconde à l’intégration providentielle d’Hori dans leur futur ménage. Cette union servait les intérêts de sa famille ; la Hache souhaitait clairement intégrer un de ses membres au cercle impérial, comme tant d’autres clans. Toutefois il n’y restait ni fille ni veuve à marier. Ainsi Hori en était‑il réduit à épouser une princesse qui épouserait Shen, pour s’arroger les dignités de ce dernier. L’idée de servir d'escabeau aux parents du clanarque horripila Martinelle, au point qu’elle changea de sujet :
« Je regrette de n’avoir pu vous montrer le Clos‑Rusé, messire… Après tout, nous allons y passer beaucoup de temps à l’avenir. Et c’est un lieu autrement plus accueillant que nos lugubres palais !
— Vous plaisantez, j’espère ? Jamais je n’ai fait séjour si agréable, s’enthousiasmait le prince. Et pourtant Dieux savent que j’ai voyagé ! L’Orgélie est magnifique, je sens que je vais me plaire ici. Enfin, je veux dire, là‑bas. Chez vous. »
Elle n’eut pas le temps de lui rendre son sourire. Comme une malédiction jetée sur eux, elle entendit derrière elle le bruit de l’acier qu’on dégainait.
Effrayée, elle se retourna. Ses mousquetaires, leurs mains au baudrier, formaient une ligne pour barrer la route au clanarque Hori. Celui‑ci ne parut nullement intimidé par les deux rapières prêtes à fondre vers ses organes vitaux, et prononça d’un ton dédaigneux :
« Que m’empêchez‑vous de faire, exactement ? Saluer la fiancée que m’a offerte votre propre roi ? »
Et il se fraya un chemin à travers eux d’une seule bousculade. Cependant les chevaliers ne lâchèrent point les épées à moitié sorties de leurs ceintures, et gardèrent fixés sur lui leurs yeux haineux.
« Mademoiselle, articula le goujat sans se soucier de la réaction de Martinelle. Shen, ton entraînement, tu as oublié ?
— Messire, auriez‑vous oublié que je comprends le verlé ? Nul besoin de ces cachotteries, s’énerva‑t‑elle.
— Ça ne peut pas attendre ? L’air est si bon, protesta l’autre jeune homme.
— Lorsqu’ils doivent éliminer un prince, crois‑tu que les assassins prennent le thé tandis que tu rêvasses ? Le premier bouclier d’un guerrier, c’est sa vigilance. Et la vigilance vient de la discipline. Alors, au travail. Maintenant.
— Je vais devoir vous laisser », soupira Shen d’un air tracassé.
Avec maladresse, il se courba devant elle et approcha ses lèvres de sa main qu’elle repoussa du bastingage en sursautant. Le visage du prince s’empourpra d’embarras. Martinelle regretta aussitôt ce geste réflexif. Elle venait de commettre un impair. En Orgélie, le baisemain ne se pratiquait qu’en hommage aux ecclésiastiques… Mais en Verlande, c’était une marque de galanterie.
« Quelle mijaurée, s’agaça Hori. Tenez, que je vous montre. Donnez‑lui votre bras et… »
Il s’était saisi du poignet de Martinelle, sans grâce, sans douceur, sans prévenir. Elle songea que sa main gauche était désormais dans la position idéale pour gifler ce malandrin.
Elle n’eut pas à le faire.
À ce moment une trombe d’eau glacée, sortie de nulle part, s’abattit sur la face du clanarque. La vague déferla sur lui. Percuté, il s’effondra tandis que Martinelle et Shen s’écartaient pour éviter les embruns. Trempé de la tête au pied, le malheureux gisait sur les planches du pont, à moitié sonné.
« Hori, est‑ce que ça va ? Réponds », s’affolait le prince qui s’agenouillait à ses côtés.
Son compatriote toussait à pleins poumons ; il avait bu la tasse. La garde ne bougea pas un petit doigt pour l’aider. Martinelle laissa échapper un rire mesquin. Ou plutôt le crut‑elle, car ce bruit émanait en réalité d’une jeune femme qui venait d’apparaître à leurs côtés aussi brusquement que cet obus aquatique.
« Les Dieux nous enseignent qu’on ne doit pas toucher une jeune fille non‑mariée sans sa permission, roucoula‑t‑elle d’une voix cristalline. Oh ! Ni même avec sa permission, d’ailleurs. »
Assise sur le parapet, les cheveux noirs et détachés, elle ne portait qu’une tunique en lin d’une obscène transparence. Son teint rouge brique, ses pommettes saillantes et son accent monotone suggéraient qu’elle n’était pas née en Orgélie. Elle semblait s’être baignée tout habillée, à l’instar d’Hori qui peinait à se relever dans son armure de cuir désormais trop lourde. C’était la perfection faite femme, exception faite d’un grand nez crochu qui lui mangeait la moitié du visage… Étrangement ce défaut augmentait ses charmes, saupoudrait sa silhouette athlétique d’une once de personnalité.
Éberluée, Martinelle comprit alors qu’elle avait devant elle une boréole. Comme toutes les sœurs issues de cet ordre carréiste, celle‑ci jouissait d’un ascendant surnaturel sur l’eau. C’était elle qui venait d’ordonner aux flots de châtier ce goujat.
« Nous n’avons pas été présentées, lança Martinelle avec timidité. Vous n’étiez pas à la réunion de tout à l’heure ?
— J’oublie, oh, tous mes devoirs ! Appelez‑moi Sœur Morgane, mademoiselle. Je suis votre humble servante au même titre que les quatre gaillards qui se tâtent le bout du sabre derrière nous ! Ma sainte dirigeante, la cardinale du Nord, m’envoie, oh ! vous servir au poste d’aumônière. Son Éminence, monsieur de Roncelieu, lui a avoué que vous craigniez les pires outrages durant ce périlleux voyage, révéla‑t‑elle d'un air canaille ce que Martinelle aurait préféré garder secret. Et je suis là pour protéger votre vertu. Oh ! Ou peut‑être même votre vie. Car l’une peut prévaloir sur l’autre, n’est‑ce pas ?
— Ah ! Je me souviens effectivement qu’on m’avait promis une chaperonne.
— Les liens qui unissent une jouvencelle à sa gardienne comptent parmi les plus beaux. Nous formerons une excellente paire d’amies ! Oh oui ! »
Sans égard pour son rang, cette fille au prénom étrange se saisit des poignets de Martinelle et colla son énorme nez au sien. Elle renifla une puissante odeur de varech, de sel et de vieille chaussette tout en s’inquiétant pour la propreté de ses vêtements ; les cheveux des boréoles ne séchaient jamais. Sœur Morgane, dégoulinante, lui murmura :
« Point d'inquiétude. Si d’aventure votre fiancé, oh ! pose la main sur vous avant que vous vous soyez unis devant les Quatre Dieux… ou pire encore, si un autre homme vous touche sans y être autorisé, je lui ferai… Oh ! Pour en être franche, je n’en ai aucune idée, pépia‑t‑elle. Parfois j’entre dans des rages folles, et je ne me souviens plus très bien de ce que j’ai fait. N’est‑ce pas effrayant pour moi ? »
Martinelle repensa à la promesse d’Hori, le soir où elle l’avait rencontré. L’engrosser, il souhaitait l’engrosser pour valider totalement ce double‑mariage qui lui permettrait de gravir les échelons au palais impérial. Or ce n’était pas l’époux avec lequel le culte carréiste souhaitait la voir consommer l’union.
Elle risqua un coup d’œil en arrière. Le clanarque s’éloignait, humide et humilié, le prince Shen sur ses talons et les poings crispés. La religieuse, sans ciller, suivait également du regard ce fiancé indélicat.
« C’est effrayant pour tout le monde », admit Martinelle.