Le beau temps profitait au navire, et chacun à bord se réjouissait de son avance. Une semaine avait suffi pour la moitié du périple programmé vers Chrysée : ne restait plus qu’à traverser la Mer Mauve. Pourtant le cœur de Martinelle chavirait en eaux troubles ; elle avait compté sur la traversée pour en apprendre davantage sur ses fiancés, mais ils ne s’y étaient pas croisés aussi souvent qu’elle l’avait espéré. Shen et Hori passaient le plus clair de leur temps à l’entraînement, ou en conciliabule avec leurs compatriotes. Et elle ne pouvait pas même le leur reprocher, puisqu’elle‑même croulait sous les cours de rattrapage dispensés par ses précepteurs. Aussi n’avaient‑ils conversé qu’au cours des soupers, goûters et autres fonctions sociales où le reste des passagers les observait de près. Surveillance qui n’encourageait ni les confidences, ni les vraies conversations.
Aujourd’hui elle ressortait d’une leçon de calligraphie verlandaise particulièrement éreintante, qui s’était éternisée au point qu’elle avait dû remettre au lendemain un rendez‑vous prévu avec Shen. Désormais désœuvrée, elle regagnait ses quartiers en traînant ses souliers d’un air morose. Les planchers du pont supérieur ne s’en trouveraient que plus briqués.
De son portefeuille, elle ressortit son carnet à aquarelles. Martinelle y avait noté les traits les plus significatifs du prince, pour ne point les oublier… Il appréciait les feuilletons de chevalerie dans les gazettes mais n’en commençait la lecture qu’au second paragraphe du second épisode car, à ses dires, les auteurs mettaient toujours un temps fou à entrer dans le vif du sujet. Il vouait une haine sans bornes aux fromages de lait caillé, et se considérait le seul Verlandais suffisamment courageux pour admettre qu’ils sentaient la mort. Il pouvait bouger ses oreilles. Toutes ces informations, bien qu’amusantes, n’avançaient guère Martinelle sur leur future vie de couple. Quant à Hori, il ne valait pas même une pensée. Plus que du ressentiment, il semblait désormais éprouver envers sa future conjointe une sombre indifférence que celle‑ci lui rendait bien. Ce dédain mutuel et immature leur causerait sûrement des problèmes par la suite. Mais elle n’allait tout de même pas faire le premier pas vers lui. Elle possédait encore un peu d’amour‑propre.
À cette fausse impression de détente s’ajoutait l’horripilante et envahissante présence de Sœur Morgane, qui ne lâchait plus Martinelle d’une semelle et débinait à longueur de journées des bondieuseries si assommantes que celle‑ci, pourtant fort dévote, songeait parfois à s’abandonner dans les bras du diable. Harassée, elle avait fini par congédier ce pot‑de‑colle par un habile stratagème. Alors qu’elle rentrait de sa leçon, elle s’était plainte :
« Ma sœur, c’est horrible… Il y a un homme, là‑bas, qui m’a tenu des propos indécents !
— Bonté divine, s’était époumonée la boréole. Où se trouve‑t‑il, ce faquin, que je l’estourbisse ? »
Il allait de soi qu’aucun des messieurs présents sur le bateau ne répondait au signalement que lui avait fourni Martinelle. Ainsi s’était‑elle accordée quelques heures de répit. Elle arrivait maintenant aux quartiers orgéliens du navire dans le salon qui jouxtait sa cabine, et y découvrit Guillonne, pieds nus et jambes allongées sur un divan. Devant celle‑ci s’élevaient plusieurs piles de papiers officiels, disposées sur la table basse comme les tours d’un fortin miniature. La princesse de Mandar, en l’entendant arriver, leva le nez de l’enveloppe qu’elle s’apprêtait à refermer et remarqua :
« Tiens, qui voilà ! Vous avez l’air de vous ennuyer, désirez‑vous que je vous tienne compagnie ?
— J’ai une toile qui m’attend, Mademoiselle… Mais merci.
— Laissez‑moi reformuler ma phrase plus honnêtement, rit Guillonne. “Tiens, qui voilà ! Je me sens un peu esseulée, pouvez‑vous s’il‑vous‑plaît me tenir compagnie ?”
— Ah ! Dans ce cas… »
Tandis que sa compatriote étirait ses bras, Martinelle, embarrassée, s’installa sur un pouf. D’un côté, elle préférait largement discuter plutôt que de rester enfermée dans sa chambre. De l’autre, elle ignorait quel comportement adopter avec sa demi‑sœur. Il avait régné depuis cinq ans un tel climat de tension à la Cour qu’elles en avaient perdu l’habitude de se parler. Heureusement Guillonne, plus extravertie, lança la conversation en s’étonnant :
« Votre Shen est toujours à l’entraînement ?
— C’est à mon avantage, décréta Martinelle un peu trop rapidement. Une femme doit savoir se faire désirer. »
Elle ne voulait pas admettre ce qu’elle craignait : que Shen, pour éviter que sa fiancée et Hori se retrouvassent dans la même pièce, sacrifiât son propre temps libre. Pour noyer le poisson, elle changea de sujet :
« Que lisiez‑vous ?
— Un rapport ministériel sur l’évêché que le cardinal de Roncelieu compte recréer à Chrysée. La vieille basilique qui se trouve là‑bas tombe en ruines, il faudrait la raser et la reconstruire… Mais bien entendu, personne ne veut payer de sa poche tout cela. C’est un dossier explosif, comme vous pouvez l’imaginer !
— Toutes mes excuses, se récria Martinelle. Je n’aurais pas dû vous poser cette question. Si c’est un rapport secret‑défense…
— Pas vraiment, non. Voulez‑vous le lire ? »
Martinelle resta interdite face à l’enveloppe qu’on lui tendait. Son ainée s’en offensa alors :
« Que vous imaginiez‑vous ? Que j’allais retirer ma main au dernier moment et m’esclaffer ? Allons ! Je ne suis pas Barnabette, que diable !
— Je ne pensais pas à ça, mentit Martinelle. Vous m’avez surprise, c’est tout. Même ma mère ne me montre jamais ce genre de document.
— C’est parce qu’elle vous traite comme une fillette ! Tenez, si cela peut vous rassurer, je vous en ferai moi‑même lecture. »
Guillonne, sans attendre, commença à lire la missive d’une voix grinçante et chuintante ; un abbé verlandais du nom de Sinouhé invitait Son Éminence à visiter sa congrégation de Chrysée, où il souhaitait lui présenter ses ouailles et ses diacres, lui montrer les rénovations de la basilique, l’enquérir des difficultés de l’empire. Derrière les courbettes, on devinait tout le mépris de ce missionnaire pour un cardinal qui n’avait jamais mis les pieds à l’étranger, jamais déboursé le moindre ducat pour les religieux expatriés, jamais défendu les carréistes qui souffraient tant en dehors des frontières du royaume. Ce contraste détonnant fit rire aux éclats Martinelle, qui félicita Guillonne pour cette interprétation inattendue :
« Rassurez‑moi, l’abbé Sinouhé n’a pas vraiment cette voix de colvert ?
— Vous me pardonnerez bien cette extravagance ! Pour ne pas m’endormir sur cette paperasse, je m’amuse un peu…
— Vous faites bien. À tout prendre, je préférerais de loin écouter le prêche d’un canard plutôt que celui du cardinal.
— Il me plaît que nous parlions ainsi, rit l’héritière présomptive. Nous nous côtoyons parfois au palais, mais pas ainsi. L’Hôtel de Matrice est si grand !
— Je sais. Ce doit être la première fois que nous partageons vraiment un logis.
— La première fois depuis longtemps », la corrigea Guillonne.
Martinelle, horrifiée, se rappela alors qu’avant sa naissance, c’étaient les Mandar qui avaient habité le manoir de Clos‑Rusé. Mais à la naissance de Gertraud, Alfrude de Figuette avait exigé que son fils, en sa qualité d’héritier apparent, pût y séjourner. Béatre III avait un temps tenté d’y faire cohabiter les deux familles, mais l’expérience avait tourné au cauchemar ; Barnabette et Joséphade avaient tant et si bien martyrisé « Mademoiselle Quatre » que la nouvelle reine avait fini par exiger pleine possession des lieux. Depuis lors, Guillonne n'y avait plus jamais remis les pieds, alors même qu’elle y avait grandi. Martinelle, qui n’osait plus la regarder dans les yeux, bafouilla :
« Pardon, je ne voulais pas dire…
— Vous n’avez pas à vous justifier, l’apaisa Guillonne. Ce n’était pas une collocation… plutôt une guerre de territoire. Vous savez, j’en ai toujours voulu à ma tante. Les jumelles étaient jeunes, on aurait pu les discipliner. Mais Ludova n’a rien fait pour arranger la situation, par pur orgueil. Tout ce qu’elle a réussi à faire, c’est forcer Père à prendre parti. »
Elle esquissa alors un petit sourire, aussi compréhensif que forcé ; celui‑ci tentait de dissimuler une profonde blessure. Martinelle, sous l’effet de la compassion, révéla alors :
« Il y a ce goyavier dans le bosquet… Sur le côté le moins exposé du tronc, il y a un “G” et un “L” entrelacés. Lorsque je les ai découvert, enfant, j’ai tout de suite compris ce qu’ils voulaient dire, mais… je n’en ai parlé à personne. Pas même à Lisert, et surtout pas à ma mère ou à mon frère. J’avais peur… qu’on abatte l’arbre, qu’on l’écorce ? Je ne sais pas. Alors j’ai planté du lierre aux racines pour cacher les lettres gravées. Elles sont toujours là… si ça peut vous rassurer. Peut‑être qu’un jour, lorsque toutes ces affaires entre nos familles respectives se seront tassées… vous pourrez me rendre visite.
— J’avais complètement oublié cet arbre, affirma ou prétendit Guillonne d’une voix désincarnée. Mais merci. »
Martinelle s’apprêtait à répondre lorsqu’un grand bruit compact, étouffé, lui coupa le souffle. Face aux deux demoiselles, une masse sombre venait de percuter la vitre opaque du salon. Celles‑ci sursautèrent dans un cri. La tache se réduisit puis disparut complètement. Mais sur le pont, de l’autre côté, de grands cris colériques leur répondirent. Elles se levèrent, effrayées. La porte s’ouvrit alors d’un coup ; Martinelle, qui croyait qu’un assassin entrait, replia ses mains contre sa gorge. Mais ce n’était que Sœur Morgane, un couteau à la main, qui débarquait pour les rassurer :
« Un intrus tente de s’échapper… Un inconnu qu’on ne retrouvait pas sur le manifeste ! Il s’est cogné contre le mur. Allez‑vous bien, Mesdemoiselles ? »
Le souffle court, les deux princesses insistèrent tout de même pour sortir. L’air froid du soir s’engouffrait à travers les bastingages. À tribord, quelques toises en arrière des appartements royaux, Hori se tenait accroupi sur un homme que deux autres Verlandais maintenaient au sol par les bras. Shen lui tendait un cordage, de façon à ce qu’il pût ligoter temporairement les mains du malandrin. Voyant les femmes qui arrivaient, suivies d’une bonne partie de l’équipage, le prince leva les bras pour temporiser :
« Calmez‑vous ! Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un assassin, il n’a pas d’arme…
— Un sorcier n’en aurait pas eu besoin, maugréa Morgane. Mais s’il n’a pas lancé le moindre sortilège… Qui est‑ce ? »
L’importun, totalement défait et soumis, regardait vers le sol. Il ne portrait qu’une pauvre tunique, sale et rapiécée. Il venait de faire tomber son turban, qui gisait en bandelettes près du salon. La facture de ces vêtements rappelait moins l’Orgélie que Chrysée ou Barrante, provinces de l’empire verlandais.
« Il s’était caché dans un canot de sauvetage, expliqua Shen. On l’a surpris en train de se diriger vers les cuisines… pour se ravitailler. C’est sûrement un vagabond ! Il a dû embarquer à Chrysée avec la délégation verlandaise. Mais une fois arrivé à Pont‑l’Ost, il n’a pas trouvé d’opportunité pour sortir de sa cachette…
— …et il est resté coincé sur le bateau, compléta Martinelle consternée. Maintenant, celui‑ci repart vers le pays qu’il essayait de fuir… Quelle déveine pour lui !
— J’y vois un signe, réagit enfin Hori qui se relevait en s’essuyant les mains. Puisque les Mânes l’ont déjà empêché de commettre son forfait, je ne vois pas l’utilité de me substituer à eux. Fichez‑le à fond de cale avec nos esclaves ! On le relâchera dans la nature une fois arrivé à Chrysée. Officiers ! Fouillez tout le bateau. Et doublez vos tours de garde… Vous aurez tout le temps de vous reposer à terre, mais pour l’instant, aucun autre incident ne doit émailler la traversée. Exécution ! »
Le clandestin se faisait traîner par les épaules par les hommes du clanarque. L’incident était clos. Un peu plus loin, Shen se faisait haranguer par Sœur Morgane, qui entendait placer toute la responsabilité de l’incident sur les Verlandais. Hori s’éloignait déjà, sans un mot de plus pour l’assemblée. Martinelle s’étonna que Guillonne l’eût laissé prendre toutes ces décisions, quoique celles‑ci parussent raisonnables. En fait, sa demi‑sœur semblait absorbée dans une profonde réflexion ; elle fixait des yeux le couvre‑chef du clandestin, tombé à terre. Le prince ne vit donc rien de ce que Martinelle découvrit alors, en s’approchant.
Dans les restes du turban se trouvait une étrange couronne en fils d’acier, destinée à serrer et entremêler les bandes de tissu. Ce détail n’aurait pas alarmé Martinelle si l’objet n’avait pas eu une forme caractéristique : quatre arcs de cercle qui partaient du haut du crâne jusqu’au front, et reliées entre elles au niveau du front. Lorsqu’on le regardait par le dessus, l’ensemble formait une croix courbée prisonnière d’un cercle : l’emblème des quatrares !
Ces illuminés se définissaient comme des carréistes, mais beaucoup leur refusaient cet honneur. Bien qu’ils adorassent les Quatre Dieux, l’Église centrale d’Orgélie les avait excommuniés. Car ils rejetaient nombre de principes religieux que les cardinaux considéraient comme fondamentaux : en premier lieu leur légitimité à diriger les carréistes… mais aussi le droit divin des rois à régner sur la terre. Aux yeux des fidèles et sujets orgéliens, les quatrares n’étaient rien d’autre que des révolutionnaires, des loups qui avançaient sous le couvert de la religion comme une peau d’agneau.
Martinelle, tremblante, s’accroupit et passa son doigt sur l’intérieur du diadème. Celui‑ci en ressorti griffé. Le fil d’acier avait le tranchant d’un rasoir. Ce n’était pas l’arme la plus indiquée pour un meurtre, non… Mais son propriétaire pouvait tout à fait l’employer pour se trancher les veines, ou la gorge. Horrifiée, Martinelle leva les yeux vers sa demi‑sœur et murmura :
« Mademoiselle de Mandar, ce serre‑tête… Ce n’est pas celui d’un simple migrant !
— Je sais, décréta l’héritière présomptive d’une voix tout aussi basse. Gardez cela pour vous. Nous écrirons plus tard une lettre à Sa Majesté pour l’informer de la présence de cet espion quatrare…
— Quoi ? Mais enfin…
— Il faut que ce voyage de fiançailles se passe au mieux, trancha‑t‑elle avec autorité. Voulez‑vous vraiment le commencer par un scandale ? Tout ceci est embarrassant pour l’Orgélie, qui était censée protéger le port de Pont-l'Ost. Et pour vos futurs maris également, puisqu’ils avaient pour tâche de surveiller le navire. »
Anxieuse, Martinelle se retint de reposer ses yeux sur Shen. On l’entendait remercier le maître d’équipage pour ses cordages quelques toises plus loin.
« Faites‑le pour eux, la remercia Guillonne d’une main sur l’épaule. Je sais que je peux vous faire confiance, chère sœur. »
D'ailleurs, est-ce que la religion verlandaise ne serait pas à comparer à l'islam ? (avec la polyandrie qui remplace la polygynie)
Quant à la religion verlandaise... C'est un peu particulier, dans les faits ça fonctionne davantage comme les anciens cultes païens qu'il y avait en Égypte Antique (d'ailleurs leurs prénoms sont égyptiens : Hori / Horus, Shen, etc.). Ils croient en la réincarnation des âmes, cependant, donc c'est davantage un patchwork sans réel équivalent avec une religion de notre monde. Quant à leurs coutumes polyandres, c'était une tradition des Hephthalites (aussi appelés "Huns Blancs") pour le côté "horde barbare". Je me suis vraiment inspiré de beaucoup de trucs pour les Verlandais, c'est plus très reconnaissable.
Pour les Orgéliens, c'est un mélange de la Cour de Versailles avec l'empire du Mali. Le carréisme est un pastiche de l'église catholique.