La Mer Mauve fit honneur à sa réputation ; à mi‑chemin de sa traversée, un immense banc d’algues violacées remonta à la surface. Des nénuphars géants cernèrent bientôt le navire. Les végétaux en décomposition dérivèrent vers les flancs de l’embarcation et s’y agglutinèrent, au point de l’encercler dans une forêt poisseuse. Les eaux salées se colorèrent alors d’une épaisse encre sombre. Dans cette mangrove pourrie, les hélices risquaient de se retrouver coincées. Comble de malchance, la faune alentours s’accommoda mal des effluves délétères et de la chaleur dégagées par cette marée pourpre ; partout flottaient des poissons au ventre éclaté. Leur agonie attira à leur tour une volée de milans aux cris braillards. Deux jours durant les marins durent donc tailler une ouverture au sein de cette mélasse, dans une puanteur insoutenable. Martinelle, pour passer le temps, peignait sur le pont les allers‑retours des canots au large. Sœur Morgane brodait à ses côtés. Guillonne s’entraînait à la carabine sur les charognards en compagnie du prince Shen. Celui‑ci s’avéra piètre tireur, au point que les princesses se demandèrent s’il n’était pas un peu myope. Cependant qu’elles portaient les prises du jour aux cuisines, Guillonne remarqua :
« C’est un gentilhomme d’agréable disposition… quoique pas très masculin.
— Résumer la virilité aux armes de trait ! Triste vision du sexe fort, se récria Martinelle. À moins que vous n’ayez un faible pour les chasseurs ?
— J’ignore à quoi vous faites allusion. »
Malgré ses protestations, les épaules de la princesse de Mandar frémissaient ; le souvenir de Lisert devait y être pour quelque chose. Chaque fois que celui‑ci s’était rendu dans la jungle, il lui avait rapporté en cachette la dépouille d’un iguane qu’il avait abattu.
Il fallut trois jours supplémentaires au navire pour atteindre la Verlande. Devant eux resplendissait Chrysée, comptoir commercial à l’extrémité méridionale de l’Empire. Sous ses falaises avait poussé un labyrinthe de planches où s’affairaient pêcheurs, plaisanciers, caristes. Cette étape du voyage avait une portée symbolique ; la cité‑état avait perdu son indépendance un siècle plus tôt, lorsque ses pachas s’étaient rendus au roi d’Orgélie. Il y avait installé un vice‑roi. Quelques décennies plus tard l'empire verlandais, jaloux, s’était approprié ce territoire par une autre guerre. Aujourd’hui le clan du Sabre tenait cette colonie, ou plutôt ce fief puisqu’il fallait désormais l’appeler ainsi. Martinelle ne s’étonna pas du peu d'enthousiasme suscité par l’arrivée de princesses orgéliennes. Pour la populace, elles n’étaient que deux conquérantes de plus… Quelques curieux tout au plus se donnèrent rendez‑vous pour apercevoir la délégation qui descendait du bateau. Leur arrivée en Verlande devait rester discrète ; les vraies célébrations ne commenceraient que lorsqu’elles arriveraient à Barrante, ville actuellement gérée par le clan de la Hache. Ainsi ses clannerets et ceux de la Serpe pourraient s’y retrouver et bénir la double‑union de leurs vœux.
Ce matin‑là le clanarque à la tête du Sabre avait mis à leur disposition un cortège de rhinocéros géants et laineux. Ses invités purent s’installer à trois dans les cabines situées sur leurs dos. À travers les jalousies de sa litière, Martinelle put observer la ville en toute tranquillité. Plusieurs différences avec Pont‑l’Ost lui sautaient aux yeux : le paprika laissait place à la vanille sur les étals des marchés, les fromages de chèvre aux laits de yak fermentés, le caoutchouc au laiton. Tous les Chryséens marchaient enturbannés, élégants dans leurs tuniques en coton, tour à tour doucereux ou agressifs au fil des marchandages. Les dattiers, réchauffés par un soleil radieux, étourdissaient la ville d’un parfum sucré tandis que chantaient les cigales.
Alors que la procession rejoignait les faubourgs, Martinelle repéra une faille béante dans la muraille, laissé là en signe d’avertissement par les impériaux lors de la dernière insurrection. Sa bête de somme franchit l’arc de triomphe aux portes de la ville et un étrange complexe apparut aux abords de la grand‑route.
Son architecture consistait en un assemblage de gros prismes accumulés. Comme si une équipe de géants avait commencé à tailler des blocs dans une carrière de marbre, avant d'y renoncer à mi‑chemin. Ces hexagones à toits pointus, de toutes les couleurs et parfaitement lisses, se collaient les uns aux autres sans aucun espacement, de façon à former un immense bâtiment de plain‑pied. Une pagode s’élevait au centre du complexe. Martinelle l'indiqua du doigt à ses compagnes de voyage :
« Voilà la demeure de l’impératrice !
— Ça ne ressemble guère aux images des cartes postales, s’étonna Guillonne. Je me souviens d’une grande basilique ovale, aux coupoles vertes…
— Non, vous pensez au vieux Palais des Pachas, là où logent actuellement les clannerets du Sabre. Il se trouve à l’autre bout de la ville. Ce mois‑ci l’impératrice est en visite avec toute sa horde… Alors, faute de place pour la loger, elle n’a eu d’autre choix que de monter son Palais de Toile en périphérie.
— Bonté divine, s’exclama Sœur Morgane. Voulez‑vous dire que tous ces bâtiments… sont, oh ! des tentes ? »
Des détails se révélaient à mesure qu’elles s’approchaient : en fait de piliers de pierres, de murs blanchis à la chaux et d’arcs boutants, elles ne voyaient plus que troncs de sequoias évidés et peints, armatures de toiles tendues, entremêlements de cordages. L'ensemble ne tenait que par d’énormes sardines, plantées au sol tels des crocs de bouchers. Malgré la brise marine qui soufflait, les yourtes restaient parfaitement immobiles et silencieuses. Il fallait reconnaître l’ingéniosité des nomades verlandais ; ces structures semblaient moins prêtes à s’envoler que les immeubles en briques fendillées de Chrysée. Autour du château éphémère, perchés sur de longs mâts, flottaient dix mille étendards de toutes les couleurs. On en comptait un pour chaque clanneret de l’empire, un par Mâne. Il n’avait jamais existé plus de cent clans à la fois, et ceux‑ci ne pouvaient compter plus de cent membres. Cette organisation singeait l’organisation du panthéon verlandais qui comptait, à en croire les légendes, pas moins de cent dieux : chacun d’entre eux avait engendré quatre‑vingt‑dix‑neuf rejetons, essemés dans la chair des hommes comme dans autant de graines dans une terre fertile. Les drapeaux blancs, en berne, symbolisaient les places à prendre. Dans un an, l’un d’entre eux serait remplacé par l’oriflamme personnel de Martinelle. Elle y ferait coudre le blason composite des maisons Figuette et Pommeau, sous fond de drapeau orgélien. Comme ses pensées dérivaient vers les nations et lignées, elle se souvint d’un sujet qu’elle n’avait osé aborder avec Morgane jusque‑là :
« Quel joli prénom vous portez ! Je jurerais l’avoir déjà entendu quelque part… La question est peut‑être indiscrète, mais… vos parents n’étaient pas orgéliens ?
— Pluves, admit la sœur avec embarras. J’ai abandonné mon nom de famille en entrant dans les ordres. À moins que je n'aie rejoint la religion pour mieux le laisser tomber ? “Marie-Morgane Sceau”, cela sonne un peu trop séditieux aux yeux de certains Orgéliens. Surtout à la Cour.
— Cette honnêteté est tout à votre honneur, acquiesça Guillonne avec gravité. Quoique votre apparence nous avait mis la puce à l’oreille… Nous garderons votre secret. »
Beaucoup dans leur entourage auraient considéré d’un mauvais œil la présence auprès des princesses d’une fille d’immigrés… En particulier si ceux‑ci provenaient de la République de Pluvède. Ce pays demeurait un farouche ennemi du royaume, de l’empire, des carréistes… en somme, de toutes les monarchies et religions. Sa liste noire incluait même les exorcistes conjureurs, alors que ceux‑ci protégeaient les clannerets contre leurs confrères sorciers. La menace que représentait ce régime politique sanguinaire avait d’ailleurs poussé Verlande et Orgélie à se rapprocher.
Le défilé s’arrêta à proximité d’une enfilade de pavillons qui menait à la grande pagode. Les trois orgéliennes démontèrent, contentes de toucher la terre ferme après toute cette navigation. Leurs jambes en tanguaient encore. Martinelle retroussa ses manches longues et amples, le temps d’épousseter sa nouvelle tenue.
Elle avait reçu consigne de ne rien emmener dans la pagode impériale qui vînt d’Orgélie… excepté sa propre personne et une bague au motif creux, dont les armoiries inversées permettraient de sceller à la cire les documents officiels au nom de la famille royale. Guillonne et elle‑même avaient revêtu de bonne grâce ce qui, leur avait‑on assuré, faisait fureur à cette Cour : d’imposantes houppelandes réhaussées de fourrures d’auroch, qui élargissaient leurs silhouettes en cônes évasés. Ce n’étaient ni tout à fait des manteaux ni tout à fait des robes, mais l’air s’était rafraîchi dans ces latitudes septentrionales ; les princesses auraient grelotté dans les robes légères et les brassières de leur pays. La mode de ces nomades suscitait en Guillonne la plus grande confusion. Elle se plaignait qu’ils portaient tantôt trop de vêtements et tantôt pas assez, sans transition logique. Plus seyantes lui parurent les tiges d’ivoire qui permettaient d’attacher sans rudesse les chignons, et de retenir sur les franges un voile de soie et de dentelle. Les Verlandaises se couvraient les cheveux, mais pas par pudeur ; il fallait justement laisser dépasser frange et mèches à certains endroits stratégiques de l’étoffe.
Tandis que les domestiques finissaient de déballer paquetages et valises, Martinelle repéra non loin les clannerets Shen et Hori qui descendaient d’un autre rhinocéros massif. À terre les accueillit un nain. Ses moustaches recourbées, sa redingote vert pomme ne laissaient aucun doute ; c’était Durillon, l’ambassadeur royal. À en croire les ragots, cet ancien monstre de foire avait longtemps exercé la fonction de bouffon au sein du clan de la Serpe. Ce qui n’en faisait pas un mauvais fonctionnaire pour autant ; il occupait cette fonction à haut risque depuis trois ans, un record de longévité au poste. L’impératrice avait en effet la fâcheuse habitude de renvoyer à l’Amplair la tête des diplomates qui lui déplaisaient, et leurs corps au Château‑d’Ost. Le petit homme leur présenta son sourire en même temps que son chapeau plumé :
« Mesdemoiselles, je souhaite à Leurs Altesses la bienvenue en Verlande ! Elles ont toutes mes excuses pour l’horrible croisière qu’on Leur a imposée. Cette mer Mauve, vraiment !
— C’est aux marins que vous devriez offrir votre sympathie, lui sourit Guillonne. Pour nous, ce n’était qu’une curiosité touristique de plus. »
Martinelle était restée coite durant tout cet échange ; Shen l’avait subjuguée. Si les dames verlandaises cintraient leurs habits sous la poitrine, leurs homologues masculins les gardaient serrés à la taille. Cette tunique en samit blanc cassé épousait à la perfection la taille svelte du prince, accentuait la profondeur de ses yeux gris. Hori, a contrario, s’était engoncé dans une tenue anthracite au col roulé bien trop épais, et qui lui donnait l’air d’un huissier. Il en avait d’ailleurs la mine revêche.
Morgane, elle, restait aussi fidèle à son fourreau de lin qu’à ses principes. À l’approche de la pagode, elle se signa et serra même contre son cœur un pendentif à motifs carrés. Martinelle s’en désola :
« Ma sœur, je vous implore une dernière fois… Êtes‑vous sûre de ne pas vouloir saluer l’impératrice avec nous ? Le cardinal de Roncelieu se réjouirait de vous voir parler pour le clergé. Il suffirait de vous changer…
— …et de cacher l’insigne de mon ordre comme un objet honteux ? Jamais de la vie, insista la religieuse en serrant de plus belle son quadrifix.
— Votre duègne devrait rester à l’écart pour le moment, prévint Shen. Quoi qu’elle fasse à l’intérieur, il y aura un scandale. Moi‑même j’évite de trop mentionner ma foi devant l’impératrice.
— Pourtant personne ne la force à se convertir, argumenta Guillonne. Peu nous chaut si elle ne croit pas aux Quatre Dieux !
— Ce serait pire si elle y croyait, pesta Hori. Car elle n’aime point la concurrence. Votre monarchie découle peut‑être d’un droit divin… mais pour nous autres clannerets, la Fille des Landes est une déesse à part entière. »
D’un « oh ! » courroucé, Morgane leur tourna les talons pour rejoindre le reste de la suite royale. Durillon recommanda de ne pas faire patienter davantage l’empire :
« Bien ! Tout nouveau venu doit être introduit devant Sa Majesté par un membre du clan de la Serpe avant de lui adresser la parole. Et comme il s’agit d’une annonce de fiançailles, le promis doit arriver au bras des personnes intéressées. Le prince Shen s’avancera donc au bras de mademoiselle de Figuette, elle‑même au bras du clanarque Hori. Mademoiselle de Mandar les suivra, et…
— Les précédera, le corrigea Guillonne.
— Ma sœur a raison, monsieur. En tant qu’héritière présomptive du roi, elle a la préséance.
— Je vous p‑présente mes excuses, bredouilla l’ambassadeur dont le visage se vidait de son sang. Je vois que mes gens ont… oublié de mettre à jour le protocole prévu pour la princesse Barnabette. Ce n’est pas grave, il nous suffit de replacer mademoiselle devant… non, derrière ? Devant ? Derrière… Oh, bon sang, je n’en sais rien ! Vite, une pastille ! »
Les quatre jeunes gens, consternés, virent le légat fouiller ses poches avec frénésie. Il en sortit un flacon pharmaceutique. Cependant qu’il suçotait sa gélule avec circonspection, le clanarque Hori se pinça le milieu du front et s’adressa à sa promise d’un ton cinglant :
« C’est votre inopportune parente qui nous vaut cet imbroglio. Mademoiselle, dites‑lui de se placer derrière tandis que nous entrons.
— Martinelle, répliqua Guillonne au quart de tour. C’est votre mufle de fiancé qui refuse de céder sa place à mieux née que lui. Dites‑lui de patienter dehors tandis que le prince Shen nous conduit au clan de la Serpe !
— Faites remarquer à la princesse de Mandar qu’elle se trouve désormais en Verlande, et que c’est à elle de s’adapter puisque ses privilèges n’y ont plus cours.
— Rajoutez pour la gouverne du clanarque que l’héritière d’un royaume souverain est plus à même de connaître les usages qui siéent à l’impératrice qu’un obscur vassal. »
Pourquoi la regardaient‑ils en face puisqu’ils se disputaient ? Et cet ambassadeur qui ne faisait rien ! Martinelle tenta pourtant de les raisonner :
« Messire, ne blâmez point mademoiselle de Mandar pour cette absurde confusion. Quant à vous, chère sœur, reconnaissez que nous ne pouvons plus appliquer à la lettre l’étiquette de notre pays. L’un de vous doit faire un compromis, certes. Cependant n’est‑ce pas l’occasion de démontrer votre tact, votre abnégation ? »
Son discours se solda par un échec lamentable ; les yeux de Guillonne et Hori se jetaient de silencieux poignards. Chacun refusait de céder.