Chapitre VIII – Aveux de bonheur

Mille candélabres éclairaient la cathédrale de Pont‑l’Ost. Leurs chandelles rougeoyaient autour du prince Shen comme autant de lucioles mordorées. À genoux face à l’autel, il déboutonna avec précaution les boutons de sa chemise à jabot puis prononça la formule rituelle :

« J’ouvre mon cœur et mon âme aux Quatre qui sont Un. Leur sang est mon sang, ma volonté est leur volonté. Je m’y soumets jusqu’à ce que la mort nous rassemble. »

Le cardinal de l’Ouest le dominait, autant par sa haute taille que par les plumes de cacatoès qui lui tenaient lieu de cheveux. Puis il brandit l’épée. Avec application il piqua un point précis sur le ventre du prince, trois autres sur son aine, son nez et sa poitrine. Quatre traînées écarlates dégoulinèrent sur la peau fauve, témoignages de ce qu’il s’affirmait prêt à verser pour sa foi. Cette lame toujours plantée sur son cœur, le prêtre le sondait avec des yeux perçants :

« Un fidèle des Quatre s’apprête à communier pour la première fois. Qui parlera pour toi, Shenedjemhotep, enfant des Lances et des Serpes, fils de Nahky ?

— Nous parlerons », entonna l’église toute entière.

Le clanneret put ensuite aspirer la goutte restée sur l’épée, et les fidèles assemblés sur les bancs s’inclinèrent en silence. Ils venaient de faire de lui un véritable carréiste. Dressée entre les arcades de la loge royale, Martinelle revoyait pour la première fois le prince depuis l’altercation dans les appartements du Bas‑Ventre deux semaines plus tôt. Sa cordialité et son sang‑froid n’avaient pas réussi à apaiser totalement les tensions entre leurs nations respectives. Leurs diplomates avaient donc décidé d’annuler les rencontres planifiées avant l’embarquement. Le lendemain du sacre, ils partiraient pour la Verlande, au nord.

Pour autant elle avait apprécié de séjourner au Château‑d’Ost avec sa famille, qu’elle ne reverrait pas de sitôt. D’ailleurs Lisert et Gertraud se tenaient à ses côtés dans la tribune de la cathédrale, de même que leur mère. Du haut de leur perchoir, ils pouvaient épier tous les invités de la cérémonie. La princesse Guillonne faisait pitié sur son banc vide, car la duchesse et sa fille avaient préféré sécher la cérémonie. Quant à Barnabette et Joséphade, elles s’étaient placées près des fonds baptismaux pour bavasser à leur aise avec de jeunes gentilshommes qui les flattaient à l’envi. De l’autre côté de la nef, les compatriotes du prince Shen jetaient des regards dubitatifs sur les austères retables en albâtre et les vitraux à motifs géométriques. Au moins pouvaient‑ils comprendre les cantiques, puisque les petits diacres du chœur les chantaient en ancien verlé. Martinelle songea qu’ils en connaissaient aussi peu sur sa religion qu’elle sur la leur : ses professeurs ne l’avaient pas laissée lire les longues épopées verlandaises, car il s’agissait d’une mythologie païenne. Craignait‑on qu’elle se convertisse aux idoles de ces étrangers ?

« Peut‑être se convertiront‑ils un jour, espéra la régente Alfrude.

— Je doute qu’ils le fassent si le clanarque Hori doit s’en abstenir », grimaça Lisert.

On le voyait justement qui vérifiait en contrebas sa montre à gousset, sans aucune gêne. D’un murmure, Martinelle remercia les Quatre Dieux d’avoir accueilli Shen parmi leurs ouailles, plutôt que ce gredin.

À la fin du rituel, la famille Figuette descendit le grand escalier à spirale près de la chaire. Un passage menait directement au porche du transept, et permettait au roi de s’éclipser en carrosse sans se mêler à la foule. Cependant Guillonne en poussait aujourd’hui le portique, à la surprise générale. Somptueuse dans son étole de velours pourpre, elle réajustait la broche en forme de soleil qui l'ornait. En tant que princesses, les jumelles et elle‑même avaient certes le droit de les rejoindre à la galerie. Néanmoins elles restaient d’habitude avec les autres Mandar, en signe de solidarité. La reine Alfrude expliqua :

« Votre voyage nécessite des aménagements de dernière minute, ma fille. Son Altesse s’est cordialement proposée pour vous accompagner en Verlande. »

Pour le déplaisir des enfants Figuette, leur mère annonçait toujours un changement de programme à la dernière minute. Guillonne se justifia :

« Le mal du pays vous guette… J’ai pensé qu’une parente orgélienne vous aiderait à supporter cette année de séparation.

— Quelle bonne nouvelle, glapit Martinelle d'une manière peu convaincante.

— L'étrange service que voilà ! Miel a déjà plus de dames de compagnie qu’il n’en faut, s’indigna Gertraud dans un rare élan d’impétuosité. Mère, devons‑nous céder à chaque caprice de la duchesse Ludova ?

— N'humilions pas par des refus ce qui est demandé avec humilité et ne coûte rien, le gronda la régente. Cela pourrait vous coûter des vassaux, mon fils.

— Mais Miel aura déjà fort à faire durant ce voyage ! Si en plus elle doit…

— Sire, intervint Lisert pour calmer ces tensions. Notre chère sœur est suffisamment grande pour choisir son entourage. Laissons‑la juge des qualités de mademoiselle de Mandar. »

Reine et roi les laissèrent là. Le grand Lisert, après sa révérence, plongea d'un peu trop près ses yeux pétillants dans ceux de Guillonne. Puis il partit à son tour. D'un sourire mélancolique, l’héritière présomptive se désola :

« Ma présence vous effraie, n’est‑ce pas ?

— Quoi ! Pas du tout. Votre affection m’est chère, cependant…

— …vous craignez que je vous espionne pour le compte de Ludova ? Vous n’avez pas tort, elle me l’a demandé. J’ai feint d’accepter, et je ne lui transmettrai rien sans votre aval. Et de toute manière… si elle n’avait envoyé personne dans votre escorte, on aurait pu l’accuser de vous abandonner au danger. Hori est un monstre, et elle s’inquiète pour votre sécurité. Ainsi que pour votre vertu, s’il venait à se montrer trop entreprenant… Nous devons faire front commun face aux Verlandais pour vous préserver de tout outrage. »

Martinelle n’en revenait pas :

« S'agirait‑il de remords ? La duchesse cache bien ses sentiments. Elle n’est pas même venue féliciter mon futur époux pour sa première communion…

— Disons surtout qu’elle commence à comprendre l’ampleur des dégâts causés par sa haine aveugle… Depuis la mort de notre père, elle n’a cessé d’inciter barons et marquis à se rebiffer contre le pouvoir central. Sauf qu’elle en a perdu le contrôle, et que d’horribles révolutionnaires venus de l’étranger l’ont remplacée à la tête des malcontents.

— Mais c’est ce dont Mère l’avertissait depuis le début ! Aux yeux de ces félons, les Mandar font tout autant partie de la famille royale que les Figuette…

— …et si une révolte éclate, la tête de ma tante roulera aux côtés de celle de monsieur votre frère. Pourtant celle‑ci reste trop fière pour admettre ses torts… Alors elle m’envoie pour s’assurer que cette double‑union ne capote pas. C’est qu’il est désormais dans son intérêt que vous tissiez des liens solides avec les Verlandais. En cas de fronde, ils pourraient profiter de cette crise pour nous grignoter quelques colonies. Nous devrons garantir leur neutralité, le temps de mater les traîtres.

— Quelle tristesse d’en arriver là ! »

Martinelle n’aurait pas dû exprimer tant d’amertume à l’égard de son avenir. Le mariage comptait parmi les quatre sacrements essentiels d’une vie avec le baptême, la confirmation de foi et l’inhumation des cendres. C’était sacrilège que de le décrier au sein même d’une église.

« Guillonne, pourquoi m’aidez‑vous ?

— Ne sommes‑nous pas sœurs ? À demi, mais plus qu’il n’en faut. Les Dieux nous commandent de protéger notre famille.

— Vous êtes bien la seule de votre lignée à penser ainsi ! Je suis arrivée dans votre vie de la plus… déplaisante des manières, s’excusa Martinelle dont les paroles se précipitaient. Ventrebleu, nous n’avons jamais parlé de la… disparition de votre pauvre Maman, et de l’ascension brutale de la mienne. Si on m’avait imposé un beau‑père si vite après la mort du roi… je ne sais si je l’aurais supporté. »

Durant cet aveu la physionomie de Guillonne était restée aussi immobile qu'indéchiffrable. Martinelle crut d’abord qu’elle lui opposait un silence scandalisé. Cependant cette jolie femme se contenta de passer de l'autre côté du portique, et d’allumer une bougie sur un porte‑cierge. Alors que les derniers fidèles s’éclipsaient vers le parvis, Barnabette et Joséphade s’en revenaient précipitamment.

« Ma mère était fragile, opina leur sœur d'une voix nostalgique. À ma naissance, je l’ai pratiquement fendue. Or le devoir lui imposait de produire un héritier mâle. Personne n’a osé la raisonner… à part moi. Qui écouterait une gamine de quatre ans ? Bien entendu qu’elle a continué. Peut‑être s’imaginait‑elle que les Dieux la soutiendraient dans cette tâche sacrée. Elle aurait pu survivre si elle n’avait pas conçu des jumelles. »

Ces dernières jetaient dans le tronc les quelques deniers qu’elles avaient oublié de donner lors de la quête. À l'autre bout de la nef, Barnabette en profita pour interrompre son aînée en criant :

« Tous nos vœux de bonheur pour ces épousailles avec Shen ! Une union parfaite entre la plus jolie des princesses...

— …et vous, mademoiselle Quatre », ajouta Joséphade.

Puis elles s’en repartirent en piaffant. Dans un mélange de déception et de dégoût, Guillonne reprit :

« Ma tante vous reproche votre existence… Elle a tout faux. Ce sont ces deux dindes qui n’auraient pas dû naître…

— Je devrais rejoindre le carrosse, articula Martinelle sous le choc. J’ai le tournis tout à coup…

— Bien sûr… Loin de moi l’idée de retarder Sa Majesté ! Portez‑vous bien, mademoiselle. »

La désinvolture avec laquelle la première princesse d’Orgélie avait prononcé ces condamnations attisait en Martinelle les flammes de la culpabilité. Elle voulait être aimée, mais pas au point qu’on fût haï à sa place. Qui aurait cru sa demi‑sœur capable d’une telle hargne ? Elle ne manqua pas d’en parler à sa mère lors de leur trajet vers le Château‑d’Ost. La régente, qui retirait ses talons car ses pieds gonflaient toujours en voiture, l’en remercia :

« Terrible confession, Miel… Ceci dit, voilà qui explique au moins certaines ambiguïtés dans son comportement à ton égard. Sais‑tu qu’au départ la duchesse Ludova comptait envoyer Barnabette en Verlande ? Imagine les désastres qu’elle aurait pu te causer sous la yourte impériale, avec ses enfantillages ! Heureusement Guillonne les a ramenées à la raison.

— C’est mon héritière, renchérit Sa Majesté. Forcément, on la force à montrer davantage de maturité.

— Cela n’a rien à voir avec son rang, protesta Lisert avec énervement. C’est une question de volonté et de tempérament. Elle a toujours été plus sensible, plus intelligente, plus… Ah ! Diantre, je crois que j’ai fait tomber un de mes deniers. »

La régente ne sut que penser de cette débauche de compliments. Lisert, pour se donner une contenance, faisait semblant de fouiller du doigt le creux entre les sièges en cuir. Gertraud et Martinelle s’échangèrent un regard inquiet. Ils s’évertuaient à dissimuler depuis plusieurs années les tendres sentiments de leur aîné pour la princesse Guillonne. Rien de bon n’en sortirait. Cependant, tout petit déjà, Lisert s’acharnait à gratter les plaies qu’il s’était infligées en courant dans les escaliers. Ce qui ne l’empêchait point de se plaindre par la suite qu’elles ne cicatrisaient pas. Ils se turent durant tout le reste du voyage.

Lors du banquet organisé ce soir‑là au Château‑d’Ost, Martinelle trompa son ennui en grignotant quelques gâteaux bedoumes au citron, faute d’appétit. Elle avait espéré parler au prince Shen, mais les courtisans orgéliens l’avaient accaparé au point qu’il n’avait pu lui glisser que quelques politesses sans intérêt. Ainsi elle avait passé le plus clair de la soirée à table dans une vaine attente. Face à elle, dame Ulrine tirait une tête de six pieds de long. Sa tante l’avait forcée à assister au dîner. Heureusement Hori l’avait superbement ignorée toute la soirée, pressé qu’il était de seconder le prince. La future duchesse venait de voler sur la pièce montée une figurine en pâte de sucre qui représentait le clanarque. Elle en croquait désormais la tête. Martinelle se piqua de lui remonter le moral :

« Essayez plutôt d’y planter des épingles. Ça vous gâtera moins les dents.

— Occupez‑vous plutôt d’affûter vos crocs, s’énerva Ulrine d’un reniflement. Et de limer ceux de votre adversaire ! Vous en aurez besoin pour le mariage.

— Je sais me défendre, merci bien… Et si Hori se permet des libertés durant la nuit de noces, il lui en cuira.

— Je ne parlais pas de lui, mademoiselle.

— Pardon ? »

Ulrine, bouleversée, se leva de son siège et s’enfuit vers les latrines. Martinelle dut se coucher sans plus d’éclaircissements.

Recroquevillée sur son lit à baldaquin, elle ruminait. Que faisaient en ce moment les deux clannerets, sur leur immense navire ?

Shen s’affalait sans doute sur une banquette de soie rouge et or. Un bras plié maintenait derrière lui ses interminables cheveux. Sa jambe lisse et saillante tombait sur l’accoudoir, tel un rayon de soleil à travers les nuages. Il ne portait en guise d’habits de nuit qu’un médaillon brillant, soulevé par à‑coups sur sa poitrine au rythme de sa respiration. Seul le coin chiffonné d’un drap noir reposait sur son indolent entrejambe. Un simple mouvement suffirait à le faire tomber.

Les cuisses serrées, Martinelle triturait ses boucles. En vérité elle ne faisait que reproduire en esprit un tableau licencieux qu’elle avait un jour aperçu dans l’Amplair, et y apposait les traits du prince. C’était une de ses œuvres préférées. Elle avait même tenté de la reproduire dans son atelier du Clos‑Rusé. Après quoi la régente, offusquée par ses goûts indécents, lui avait recommandé de ne plus peindre que des natures mortes.

Elle essaya ensuite de se représenter Hori assoupi. Les bras emmaillotés de bandelettes, il pendait les pieds attachés au plafond à la façon d’une chauve‑souris. L’image n’avait rien d’enthousiasmant, au point qu’un profond sommeil s’ensuivit.

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blairelle
Posté le 10/11/2024
Bon donc c'est bien Shen qui est carréiste... Mais alors je ne comprends pas pourquoi il a tenu à saluer sa fiancée avec une danse de la religion de Verlande ?

Par contre, au vu des propos d'Ulrine, je présume que Shen ne va pas s'avérer aussi gentilhomme qu'il ne semblait ? Voire manipulateur. Pour l'instant ça s'annonce très cliché, mais voyons plutôt ce que ça donne.
Arnault Sarment
Posté le 10/11/2024
Pour Shen c'est davantage une danse folklorique qu'un acte religieux. Un peu comme Racine ou Molière qui mettaient en scène des personnages de la mythologie grecque dans leurs pièces mais qui restaient chrétiens et ne croyaient absolument pas aux dieux présentés dans leurs oeuvres. ^^ Shen est quand même censé représenter son propre pays, où la religion carréiste est minoritaire et ne fait pas partie de la culture "classique". Disons que l'Impératrice de Verlande lui a un peu imposé le thème du ballet...

Quant à Ulrine... Oui, elle sait des choses (ou a du moins déjà compris certaines choses contrairement à Martinelle). Je ne dirai pas quoi mais oui, Shen est littéralement "trop beau pour être vrai" et à ce stade la lectrice devrait sérieusement commencer à le regarder avec suspicion. Mais je ne dirai pas ce qu'il cache exactement, ce serait gâcher la surprise.

Quant au cliché, j'assume totalement mes références ! Mais je pense tout de même que la fin du roman te réserve peut-être quelques surprises. ^^
blairelle
Posté le 10/11/2024
OK pour la danse de Shen ça se tient, mais alors pourquoi Hori n'était-il pas soumis aux mêmes traditions ?
Arnault Sarment
Posté le 10/11/2024
Hori l'est aussi mais son spectacle était un carrousel, pas un ballet, donc la symbolique verlandaise s'y voyait moins. La Parade de Dot peut prendre des formes diverses selon le talent du fiancé (ça peut aussi être un concert si le futur mari sait jouer d'un instrument par exemple). Il y avait tout de même des connotations verlandaises dans le ballet équestre de Hori vu que le chiffre cent est important dans cette religion : cent chevaux pour les cent clans et les cent individus par clan.
blairelle
Posté le 10/11/2024
OK merci !
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