Chapitre VII – En dessous de la ceinture

Notes de l’auteur : en plus de sa langue maternelle (l’ondéen), la protagoniste de ce récit emploie de temps à autres le verlé. Afin de les différencier, les conversations en verlé sont retranscrites en italiques.

Au travers d’une fenêtre à jalousie, Martinelle contemplait les grilles du palais d’Amplair. Celles‑ci, éclairées par d’immenses braséros, venaient de s’ouvrir à la nuit et à son jugement. Un jour, elle peindrait ce paysage. Deux diligences surgirent de la pénombre et remontèrent la Cour de l’entrejambe, immense triangle de lumière ardente. Les appartements royaux du Bas‑Ventre procuraient le meilleur panorama du château. Chaque fois qu’elle l’observait par‑delà le balcon, Martinelle s’imaginait que les Jambes Ministérielles, de chaque côté, n’étaient autres que les siennes. Elle trônait, assise sur le monde.

« J’imagine que cela va te manquer, devina la régente Alfrude à ses côtés.

— Je ne pars qu’un an, répondit et ne répondit pas Martinelle. Ce n’est pas la peine de me ménager, Mère. »

Elles s’étaient assises sur une banquette de l’immense chambre à coucher, non loin du bureau de Gertraud. Celui‑ci finissait de lire un rapport du cardinal de Roncelieu sur l’état des églises en Verlande. Minuit était pourtant passé, et Martinelle concevait pour son benjamin une grande pitié. On le tuait à la tâche avec tous ces devoirs royaux ! Elle‑même se serait déjà couchée si leur mère n’avait pas réclamé sa présence à leurs côtés. Trois jours avaient passé depuis la rixe au Ministère des Affaires Extérieures, et Alfrude de Figuette désirait passer un peu plus de temps avec Martinelle avant le grand départ. Sans doute ressentait‑elle de la culpabilité, car elle soupira :

« Tu m’en veux encore pour cette double‑union, Miel ?

— C’est faux, grinça Martinelle en croisant les bras. Je ne veux rien de vous, Madame.

— Arrête ça tout de suite, la tança la régente en retour. Je puis tolérer une différence d’opinion entre nous, mais pas des mensonges.

— En ce cas, plaise à Sa Majesté de me laisser au moins la liberté de ne rien dire…

— Ce n’est pas en t’emmurant dans ce mutisme que tu t’assureras un meilleur ménage, mais en agissant. Je t’ai d’ailleurs fait venir ici pour cela… Regarde ! Ton frère revient du Parc‑aux‑Fers avec tes fiancés. Cet enterrement n’aura pas duré longtemps. »

En fait de Parc, il s’agissait d’un hôtel particulier du Bourg‑d’Amplair. Les rois précédents y avaient, selon la légende, logé leurs maîtresses. Comme il n’avait pas de chambre au palais, Lisert l’avait récupéré pour son usage personnel. Martinelle, en apprenant l’identité des personnes qui venaient de franchir la cour en carrosse, se releva d’un sursaut pour s’exclamer :

« Un enterrement de vie de garçon ?

— Et de la hache de guerre, après cette malheureuse altercation au Ministère… C’est du moins ainsi que nous avons proposé cette soirée à la délégation verlandaise.

— Maman ! Vous n’êtes quand même pas en train de me dire que Lisert a présenté à mes futurs époux ses… ses “amies du demi‑monde” ?

— Ce sont des hommes faits, soupira la reine‑mère en haussant les épaules. Tu ne t’imaginais tout de même pas qu’ils étaient encore puceaux ?

— Non, maugréa Martinelle. Mais… »

Contrairement à bien des demoiselles de son âge, elle n’était pas ignorante des choses du sexe. Sa génitrice avait veillé à l’en informer. Martinelle n’avait aucun mal à imaginer Hori dans les bras d’une vieille prostituée amère… mais Shen n’avait pas l’allure d’un porc libidineux. Elle lui inventait, dans ses fantasmes, une idylle avec une jeune et belle esclave, séparée de lui par les nécessités de la politique et qui s’était suicidée lorsqu’elle avait appris ses fiançailles avec une princesse étrangère à la peau sombre.

« …mais j’ignore si mes fiancés connaissent toutes nos coutumes, songea l’intéressée. Ils risquent de mal réagir. »

Son mauvais pressentiment se confirma quelques minutes plus tard.

On entendit des cris derrière les murs de la chambre royale, et le son caractéristique des hallebardes ; les gardes postés dans le couloir maîtrisaient un visiteur en colère. Mais lorsque les portes d’ébène ouvragé s’ouvrirent enfin, ce fut Lisert de Figuette qui les franchit le premier, l’air débonnaire. Le suivait Shen, fort soucieux, tiré à quatre épingles dans un gilet à boutons dorés.

Et en arrière‑plan remuait une terrible créature à six pieds et six bras : Hori, retenu aux épaules par deux grands mousquetaires qui peinaient à le maîtriser.

Perplexe, Martinelle accourut vers la sortie puis poussa un cri d’horreur ; sur la peau mate du Verlandais, découverte par une chemise débraillée, saillaient de grosses veines bleutées. Un immense hématome ceignait la largeur du cou. L’infortuné Hori, en découvrant sa promise, feula d’un air accusateur :

« Allez‑vous rester plantée là ? Écartez‑vous et laissez‑moi régler son compte à votre dérangé de frère ! Sa fichue catin a tenté de m’étrangler !

— Comment, glapit‑elle pour tourner ses yeux affolés vers Lisert. Un assassinat ? Monsieur le marquis, dites‑moi que vous n’avez pas…

— Messieurs les officiers, ordonna soudain Sa Majesté depuis son pupitre. Messire le clanarque me semble fatigué, il raconte n’importe quoi. Couchez‑le dans sa chambre… ou mieux, dans une fontaine. Il a besoin de se dégriser. »

Le garçon avait utilisé sa voix de roi, grave et sans appel. Martinelle crut sentir une eau glacée cascader entre sa brassière et son échine tandis que Hori disparaissait de son champ de vision, traîné par les gardes vers un autre coin du château. Shen était resté coi, mais ses yeux d’acier ne l’avaient pas lâché. Alfrude de Figuette, qui venait de se lever, ne semblait le moins du monde gênée par cet esclandre. Pour tout dire, elle paraissait même satisfaite.

« M‑Messire, balbutia au prince sa fiancée consternée. Sachez que je ne cautionne point les exactions de mon aîné. Si j’avais su…

— N’ayez crainte, l’interrompit Shen avec une impatience châtiée. Je vois bien que vous n’êtes pas assez revancharde pour ourdir pareille machination. »

Elle revoyait pour la première fois le prince depuis la réception au Ministère. Martinelle supposait que la désastreuse altercation entre Ulrine et le clanarque y était pour beaucoup. Shen, pressé de faire oublier la muflerie de son protecteur autoproclamé, avait fait danser sa fiancée trois fois ce soir‑là.

Aujourd’hui il s’adressait au monarque de but en blanc :

« Sire… Lorsque le marquis de Figuette nous a conduits chez lui, j’avoue que nous nous attendions davantage à fumer des cigares. Est‑ce donc le traitement que les clans de la Serpe et de la Hache doivent espérer de leur future belle‑famille ? »

La cordialité de son expression, glacée et forcée qu’elle était, forçait pourtant l’admiration ; à sa place, Martinelle aurait perdu son calme. Lentement, Gertraud reposa sa plume dans l’écrier, replia et rangea son livre de comptes, s’essuya les mains… mais resta assis, pour feindre l’indifférence :

« Votre Altesse Impériale, j’ose espérer que vos conseillers vous ont mis au courant du rituel de l’Étreinte de Cuir ? Et de son importance ? Bien entendu, dans votre pays, on ne porte pas le symbole de son clan sur la boucle du ceinturon… Mais le cas échéant, n’importe quelle vieille lanière fait l’affaire. »

Comment pouvait‑on parler de cela maintenant ? Elle voulut s’insurger, exiger de son petit frère qu’il ne mentionnât pas en présence d’étrangers cet aspect sordide de la culture orgélienne, mais se ravisa juste à temps ; on ne défiait pas ainsi un souverain. Par ailleurs elle savait que l’Étreinte comptait beaucoup pour certains aristocrates… bien qu’elle ne fît pas partie des Saints Sacrements. Les hommes de noble extraction avaient coutume de faire graver le blason de leur famille sur leur baudrier. Ainsi, peu avant le mariage, devaient‑ils s’en défaire pour revêtir une nouvelle ceinture frappée aux armes d’une nouvelle maison : celle de leur future épouse. Une fille de petite vertu la détachait au cours d’une soirée privée, pour l’utiliser dans un spectacle érotique et ritualisé.

« Votre esprit d’adaptabilité force l’admiration, ironisa Shen sans ciller. Et quelle touchante attention de votre part de nous initier aux plus raffinés trésors de votre… patrimoine culturel.

— Mais je vous en prie, pépia le roi tout aussi hypocritement.

— Cependant… J’avais ouï dire que ladite ceinture était nouée par la femme de mauvaise vie non pas autour du cou du fiancé, mais d’une autre partie de son corps que la décence…

— …vous interdit de nommer en présence des dames bien‑nées, abrégea la régente avec bonhommie. Mais sachez qu’il s’agit là d’une version édulcorée de la cérémonie d’origine… Il y a quelques siècles, c’était bel et bien autour de la gorge que la ceinture était attachée. Il s’agissait d’éprouver la résistance et le courage des jeunes chevaliers qui se préparaient à l’épreuve du lit nuptial, comprenez‑vous ? L’objectif avoué était de leur rappeler les douleurs et les dangers de la concupiscence… et non pas de leur procurer un quelconque plaisir charnel.

— L’un n’empêche pourtant pas l’autre, intervint Lisert d’un air goguenard. Mais les Verlandais ne partagent pas nos goûts en matière de chair.

— Vos goûts, intervint sa mère. Vous ne sauriez parler pour tous les mâles orgéliens, mon fils. »

Martinelle grimaça. Ce jeu coquin, bien qu’elle ne l’eût jamais vu de ses propres yeux, l’avait toujours répugnée. Lisert, flagorneur, s’abaissait désormais face à Shen pour le rassurer d’un ton contrit :

« Si je n’ai pas su satisfaire les désirs exotiques du clanarque Hori, sachez que je suis prêt à lui présenter mes plates excuses… À l’avenir, je lui recommanderai des lupanars plus adaptés à ses convenances. Nous l’encourageons d’ailleurs largement à en profiter… pour satisfaire ses besoins. »

L’allusion n’était guère voilée. Shen serait marié en bonne religion, mais pas Hori ; on exhortait sans ambages ce dernier à forniquer, tant qu’il s’éloignait du lit de Martinelle. Celle‑ci comprenait seulement maintenant que cette entrevue avait été préparée de longue date par ses frères et sa mère, et qu’ils récitaient en partie un texte. Shen ne se départit pas de son sourire pincé alors qu’il en revenait au fait :

« Le clanarque Hori est blessé, marquis.

— Point grièvement, rit ce dernier. Ce genre de marques disparaît en quelques jours… L’objectif de l’Étreinte de Cuir n’est pas de mettre en danger la vie du promis. Sans quoi le remède deviendrait pire que le mal !

— Merveilleux. Ne devons‑nous donc y voir aucune tentative d’intimidation ?

— Son Altesse Clanique a montré certaines difficultés à s’intégrer à la Cour. Je ne souhaitais, par ce rituel, que l’initier aux traditions de notre chevalerie… Voyez‑le comme un petit coup de pouce, qui lui assurera sans doute le plus grand respect de la part des nobliaux s’il devait leur parler.

— Oh, vraiment ? Dans ce cas, puisqu’il s’agit d’une si honorable coutume… pourquoi n’y ai‑je pas été soumis ?

— Cela m’a semblé inutile, intervint de nouveau Gertraud pour mettre fin au débat. Vos manières sont déjà celles d’un gentilhomme orgélien. »

Un long silence emplit la pièce. Seul le troublaient les battements d’éventail de la régente, qui avait foudroyé Martinelle du regard chaque fois qu’elle avait tenté d’intervenir dans la conversation. Les yeux de Shen ressemblaient à des meurtrières, tant ils s’étaient plissés. Cherchait‑il, en vain, une faille dans cet argumentaire ? Rapidement, il trancha :

« Les Orgéliens aiment les surprises ? Je ne puis en dire autant de nous autres Verlandais. Devons‑nous espérer d’autres altérations du protocole durant notre séjour à l’étranger ?

— Pas plus que ma sœur durant le sien. »

Roi et prince continuèrent à se regarder en chiens de faïence. Au final, Shen dut s’incliner dans les deux sens du terme ; il fit révérence, prononça un « Majesté » d’une voix sèche et lui tourna le dos. Martinelle crut d’abord qu’il s’agissait d’une provocation… Puis elle se souvint alors que Shen n’était pas tenu de marcher à reculons en repartant, car Gertraud n’était pas son souverain. Les hallebardiers restés en poste claquèrent la porte derrière lui, et ce fut tout.

Elle dévisagea sa famille et s’épouvanta :

« Bonté divine ! Qu’avez‑vous fait ?

— J’ai donné à ce goujat un avant‑goût de ce qui lui arriverait dans notre royaume s’il te violentait, décréta sa mère. Et sans même avoir à m’en cacher ! Cela devrait le convaincre de se tenir à carreau lorsque tu seras dans son pays… Puisqu’il entend se comporter comme un animal, je vais le dresser. »

Alfrude de Figuette exprima à Lisert sa reconnaissance :

« Très belle idée, cette Étreinte de Cuir. L’étiquette te sert autant que tu lui obéis…

— C’est moi qui vous remercie de cette opportunité, ironisa‑t‑il. Quel grand frère serais‑je si je ne châtiais pas le faquin qui a osé insulter ma sœur ?

— Quoi, s’essouffla cette dernière. Attendez…

— J’ai d’autres services à te demander, poursuivit la reine‑mère sans l’écouter. Puisque tu tiens à la protéger, je pense que tu devrais te rendre dans l’empire quelque temps après elle… Peut‑être à Barrante, puisqu’elle doit y faire étape. Cela te permettra de vérifier comment se déroule son voyage. Ne crois que ce qui sortira de sa bouche !

— Non, protesta Martinelle. Ce n’est pas la peine…

— Tu ne sais pas ce que tu dis, lui répondit enfin la régente d’un air catégorique. Quant à ton service de sécurité, ses effectifs seront doublés. Nous t’adjoindrons également une chaperonne. Voilà qui devrait t’assurer des fiançailles sereines. Bon sang ! Je me demande ce que tu veux, à la fin… Tu te plains d’avoir été jetée dans la fosse aux lions… Et lorsque nous les combattons, cela ne te convient pas non plus ! »

Les mots de Martinelle s’asséchèrent dans sa gorge. En d’autres circonstances, l’idée de filer à l’insoutenable Hori une bonne correction l’aurait sans doute ravie. Mais voilà, on avait fomenté tout cela dans son dos. C’était peut‑être arrogant, mais il lui semblait qu’on la traitait comme une petite fille. À moins qu’il y eût dans cette démonstration de force quelque chose d’autrement plus inique, qu’elle ne parvenait pas à formuler ?

« Vous auriez pu m’en parler, parvint‑elle à marmonner.

— Tes mains devaient rester propres, expliqua Sa Majesté qui avait repris une expression plus timorée. T’impliquer dans ce complot, Miel, n’aurait fait qu’augmenter l’inimitié d’Hori à ton égard… je pense. »

Martinelle se cacha le visage dans les mains. La source de son malaise lui apparaissait désormais clairement. Ces manigances lui avaient fait perdre un bien précieux : la confiance de Shen. Elle craignait qu’il ne la vît désormais plus que comme une menace… et peut‑être à raison.

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