Martinelle ne ferma pas l’œil de la nuit. Si elle ne laissa rien paraître de son trouble le lendemain, lors de l’annonce officielle de ses fiançailles, son air chiffonné alarma plus d’un courtisan dans la Salle de Langue. Ses dames de compagnie la préservèrent autant que possible des cancans de la Cour, mais l’empressement avec lequel on cherchait à la rassurer ne laissait aucun doute ; beaucoup de nobles orgéliens réprouvaient cette double‑union, ce qui ajoutait à son chagrin. N’était‑ce pas elle qui écopait du déshonneur, plutôt que ces médisants ?
Elle décida qu’elle s’occuperait de regagner leur sympathie plus tard, car l’organisation des festivités d’accueil destinées à la délégation verlandaise accaparait son esprit pour l’instant. Le mois qui suivit passa à vive allure.
D’abord elle dut étudier l’étiquette spécifique à la horde impériale, ensuite l’Histoire et la Géographie de la Verlande, enfin et surtout la maîtrise de sa langue. Heureusement elle en possédait de bonnes bases, car les textes sacrés de la religion carréiste avaient été rédigés sept siècles plus tôt en ancien verlé plutôt que dans l’ondéen qu’on parlait aujourd’hui en Orgélie. Lorsque les Quatre Saints avaient fondé leur religion, le royaume n’existait pas encore ; c’était l’apogée de l’empire et tous les lettrés s’exprimaient dans sa langue à l’époque.
Le précepteur de Martinelle s’était fait une joie de lui en enseigner les rudiments dès qu’elle avait manifesté un intérêt pour la théologie, dans ses jeunes années. Cependant une différence cruelle subsistait entre l’écrit et l’oral. Elle cherchait constamment ses mots lors des séances de conversation, et sa bouche peinait à prononcer ce que sa cervelle concevait clairement. Et tandis qu’elle s’acharnait à articuler le récit de sa journée, elle surprenait son professeur à pouffer, car elle parlait comme un livre poussiéreux. Plusieurs siècles séparaient les Saintes Écritures du verlé moderne. La prononciation avait évolué depuis lors, les idéogrammes également. Elle ne pourrait donc ni lire ni écrire dans cet idiome avant plusieurs années, à moins de s’entretenir exclusivement avec de vieux érudits.
Ces cours de rattrapage intensifs devraient pourtant suffire ; le jour fatidique approchait, le bateau des Verlandais également. Aucune voie fluviale ne bordait l’Amplair. Conséquemment la régente et sa famille durent gagner en train la capitale, Pont‑l’Ost. C’était une métropole ultramoderne et bondée que Martinelle aurait désiré connaître un peu mieux, car même une princesse pouvait s’y fondre. Le roi Béatre et elle‑même y avaient passé quelques automnes enrichissants, avec Lisert et Gertraud. Elle se souvenait en toutes parts de gens si pressés et soucieux que nul n’avait prêté attention à eux lorsqu’il les avait emmenés dîner dans un restaurant, incognito. Leur mère, lorsqu’ils étaient rentrés au Château‑d’Ost, les avait traités de fous. À cette époque Alfrude de Figuette craignait pour la vie de ses enfants et voyait la main des Mandar en tous lieux. C’était à ce même moment que les ennuis de santé de leur père s’étaient aggravés.
Le défilé royal, fort de quatre‑vingts cavaliers et trois‑cents fantassins, éblouissait les rues de Pont‑l’Ost. Le long des avenues, plusieurs milliers de personnes s’étaient assemblées pour saluer le passage de la calèche de Martinelle avec leurs fanions et leurs mines réjouies. Ce n’était que « Vive la princesse » par‑ci, que « Dieux bénissent Son Altesse » par là. Elle s’en étonna. Que le peuple aimât son roi, elle pouvait le comprendre. Toutefois, une telle ferveur collective pour son obscure sœur avait de quoi surprendre.
D’ailleurs le cortège dut plusieurs fois s’arrêter ; les fêtards bloquaient les rues en nombre. Le service d’ordre eut toutes les peines à les repousser entre les réverbères phlogistiques sans causer d’esclandre, car chacun à Pont‑l’Ost souhaitait apercevoir celle qu’on appelait souvent « mademoiselle Quatre » faute de se souvenir de son nom. Ces commotions convainquirent Martinelle qu’en vérité ce n’était pas elle qu’on célébrait. Tous ces gens craignaient simplement de perdre des fils à la guerre, et ce mariage leur offrait l’espoir d’une paix durable avec un vieil ennemi du royaume. Ces regards posés sur elle l’inspiraient et l’angoissaient en égales mesures. Elle découvrait toujours davantage de visages à contenter ou décevoir, si elle échouait à séduire l’empire.
Aussi descendit‑elle au port dans un état étrange. Elle marchait vers le Ministère des Affaires Extérieures… et dans le même élan s’y voyait marcher, comme si la rigueur du protocole avait si bien séparé ses pensées de ses gestes qu’elle pouvait les observer avec un détachement impartial. Le roi l’attendait à l’intérieur du bâtiment. Il était revenu du Clos‑Rusé par une autre route, et put embrasser sa sœur. Guillonne, Barnabette et Joséphade arrivèrent juste après. Ces trois princesses avaient voyagé dans une calèche séparée, juste derrière celle de la régente et de sa fille. Quant à la duchesse de Mandar, il avait fallu la caser avec sa fille Ulrine dans une chaise à porteurs, tout à l’arrière du défilé. Ludova avait perçu ce placement comme une humiliation de plus, et s’en était plainte de vive voix au dernier banquet tenu au palais. Ce à quoi la reine avait répondu :
« Nous manquons de place, madame. J’ai dû vous attribuer la place initialement prévue pour mon propre fils. N’aviez‑vous pas insisté pour écarter Lisert des réjouissances, eu égard à l’infériorité de sa condition ? »
L’atmosphère de l’Amplair ne cessait de se rafraîchir ces temps‑ci. Elle les suivrait sans doute au Château‑d’Ost de la capitale.
Le cardinal de Roncelieu, triomphal dans sa soutane en peau de panthère, vint donner sa bénédiction devant les diplomates. Son Éminence dévorait des yeux Alfrude de Figuette, qui lui rendait un sourire enjôleur. Ce galant avait l’embonpoint rassurant des anciens soldats encroûtés à force de banquets. En cela il ressemblait au regretté Béatre III, ou du moins à ce qu’il aurait pu devenir. L’idée qu’il devînt un jour son beau‑père n’enchantait guère Martinelle.
On annonça à la famille royale qu’elle pouvait monter jusqu’au premier étage pour contempler l’arrivée des dignitaires étrangers. Sur le balcon du Ministère, Martinelle avait la meilleure vue. À droite et à gauche, les badauds s’impatientaient derrière des rangées de soldats au garde‑à‑vous… et devant elle s’étendait la grand‑place, vidée pour l’occasion, et le front de mer où approchait un grand navire. Elle s’était attendue à une caravelle, ou même à une galère d’esclaves‑rameurs. Cependant le paquebot sur lequel voyageait la délégation verlandaise filait aussi vite que les meilleurs vapeurs du royaume.
Mandar et Figuette échangèrent quelques regards complices ; pour ne pas se donner en spectacle devant les barbares, ils avaient signé une trêve tacite. Le souverain et ses trois demi‑sœurs s’enthousiasmaient de ces fastes qui emmèneraient à Pont‑l’Ost nombre de curiosités exotiques. Quant à la régente et à la duchesse, éventées par les plumes d’autruches de leurs serviteurs respectifs, elles soupiraient ; cette cérémonie s’étirait en longueur, et il leur tardait de reposer un peu leurs pieds.
Un assemblage de silhouettes aux couleurs hétéroclites criait sa joie sur le pont du navire. La foule répondait par de grands saluts et des vivats. L’amarrage prit un temps fou. Des ouvriers du quai aidèrent les marins à déployer la passerelle, étonnamment large.
En descendit un gigantesque félin, sur le dos duquel trônait un homme casqué. Martinelle supputait qu’il s’agissait d’un de ses fiancés. Puis sortirent neuf cavaliers, ceux‑là perchés sur des chevaux, puis neuf autres, puis neuf autres encore, et ainsi de suite. Quatre‑vingt‑dix‑neuf unités s’élancèrent ainsi pour former trois quadrilles aux extrémités du tapis rouge. L’absence totale de coordination dans leurs vêtures, pourtant composées des mêmes matériaux de cuir et d’acier incrusté, tranchait avec la perfection de leur manège.
Les suivirent un orchestre aux tenues criardes, et une mélodie étrange. Plutôt que d’instruments en cuivre, ces sonorités douces et stridentes à la fois sortaient d’immenses oliphants fabriqués dans l’ivoire étincelant d’animaux inconnus. Puis vinrent les joueurs de tambours, de sistres et de cymbales. Quatre‑vingt‑dix‑neuf Verlandais s’installaient aux quatre coins du lieu, en petits groupes symétriques.
Martinelle comprit vite la symbolique de tous ces chiffres. Aux temps immémoriaux, les cent dieux verlandais étaient descendus du monde des esprits pour civiliser celui des mortels. Leur amour pour les créatures humaines, peu à peu, les avait perdus : leurs époux et épouses leur avaient donné chacun quatre‑vingt‑dix‑neuf enfants… mais à chaque nouvelle naissance, une partie de leur puissance créatrice les avait quittés et s’en était allée rejoindre leur progéniture. Ils étaient devenus un groupe de dix mille hybrides, souillés et défigurés : les Mânes. Trop tard, ils s’étaient aperçus que le monde des esprits et de la pureté leur était fermé pour toujours, leur essence trop altérée. Pire encore, ils avaient découvert qu’ils étaient désormais condamnés à mourir. Visiblement l’homme casqué sur le chat géant, a priori un des fiancés attribués à Martinelle, jouait aujourd’hui le rôle d’un de ces dieux‑ancêtres. Les cavaliers derrière lui représentaient ses rejetons. Quant aux musiciens, ils attendaient encore la divinité qui les avait engendrés. Le second fiancé de Martinelle ménageait ainsi son entrée.
Et tandis que la musique retentissait dans la capitale, les officiers démontèrent. D’un saut, leur chef descendit de son immense félin. Il décrocha ensuite un étrange cylindre de bois qu’il portait en bandoulière. Ses hommes se rassemblèrent et, d’un même geste, déversèrent le contenu de leur propre rouleau vers le sol. C’était du sable. Médusée, Martinelle les vit, en rythme, progresser en spirale tandis qu’ils recouvraient l’endroit de cette épaisse poussière. Bientôt la grand‑place, en son centre exact, se para d’un parfait cercle d’ocre. Puis ces gens s’agenouillèrent, et les musiciens cessèrent toute activité. Même leurs destriers restaient parfaitement immobiles.
Tous fixaient leur œuvre éphémère, à peine balayée par la brise marine. Confus par l’arrêt brutal des festivités, les Orgéliens rassemblés s’entreregardèrent. Il y eut quelques récriminations. Mais très vite, sous l’effet de la curiosité, les spectateurs décidèrent de patienter dans le calme.
Alors apparut, sur le pont du navire, une figure encapuchonnée. L’homme, à moins que ce ne fût une femme, s’avança d’un pas hiératique sur scène. Il n’avait point de souliers. Arrivé au bord du rond, il marqua un temps. Puis ses pieds se dressèrent en pointe. Il souleva son aube de laine noire et progressa jusqu’au cœur de ce soleil en terre meuble, sans laisser une trace de pas dans les mottes de sable. Il resta longtemps là, tête haute, sans rien faire.
Puis la musique reprit, et le danseur déploya ses bras.
C’était une mélopée entêtante, angoissante, même. Martinelle reconnaissait cette fois‑ci le son des vielles, car les musiciens venaient de sortir d’autres instruments de leur paquetage. Les cordes grinçaient, et leurs plaintes s’étiraient dans l’air comme une trainée d’encens brûlé. D’un pied sur l’autre, l’artiste sautillait d’un bout à l’autre du cercle, si précis qu’il semblait léviter à un doigt du sol sans vraiment le toucher.
Martinelle retint son souffle. Elle avait toujours apprécié les sambas, rumbas et autres valses à trois tambours. Toutefois ce qu’elle contemplait aujourd’hui dépassait l’entendement. Elle se souvenait d’une marionnette de fantôme que son père avait jadis agitée pour lui faire plaisir. Un bout de tissu peint y avait tenu lieu de linceul, fixé à une croix de bois par des ficelles. Dans ses yeux d’enfants, le spectre avait pris vie. Et c’était ce spectre merveilleux qu’elle croyait soudain revoir plutôt qu’un simple être humain.
La mélodie s’accéléra. Quelques cors se joignirent au concert. La créature de tissu décrivit des arcs de plus en plus rapides et saccadés. Et, alors que tout semblait s’arrêter, le lourd manteau s’écroula. En un tournemain, la figure humaine l’avait détaché, comme les pétales d’une fleur achevée d’éclore. En fin de compte, c’était bien un jeune dieu. Sa tunique d’argent asymétrique révélait une peau dorée sur l’épaule droite. Il portait un pectoral serti de pierreries clinquantes, qui pendaient en frange sur son corps élancé. Un cercle d’or, ailé d’argent, couronnait sa tête.
En découvrant ce costume, Martinelle reconnut la scène mythologique qu’était censée représenter ce rituel : c’était l’ultime combat de Putiphar, le dernier des Mânes. Celui‑ci se battait non pas contre un monstre ou un assassin, mais contre sa propre mortalité : ainsi l’ennemi restait invisible et insaisissable. C’était, à travers cette épreuve spirituelle, la survie de tous les autres dieux et demi‑dieux qui se jouait. La lutte devait s’achever sur une fin douce‑amère : le corps des Mânes mourrait, et retomberait dans la poussière… mais leur esprit survivrait, et s’incarnerait dans les Dix Milles clannerets de l’empire verlandais. Ces seigneurs barbares seraient leurs avatars, leurs véhicules semi‑divins pour régner sur la terre.
Les instruments s’époumonèrent de plus belle ; le danseur venait de changer de personnage. Ses gestes n’étaient que coups, griffures, empoignades. Les pieds frappaient le sol, si violents que Martinelle tressaillait à chaque fois. Partout le sable montait ; le héros du temps passé tourbillonnait telle une bourrasque dans le désert, combattait un ennemi connu de lui seul. Plusieurs fois elle crut le voir mourir sous les coups d’une lame… Pourtant il semblait commander la musique plutôt que la suivre, et toujours il se relevait de ses blessures. Son ballet dégénéra en vrilles, en sauts périlleux… Le cœur de Martinelle s’arrêta de battre lorsqu’elle le vit imposer son triomphe d’une pose magistrale. Elle se surprit à souhaiter qu’il l’épousât.
Les ultimes notes firent place aux acclamations du peuple, et, fidèle à son rôle jusqu’au bout, l’être divin ne s’abaissa pas à saluer. Il se contenta de jauger ses fidèles. Lorsque ses yeux trouvèrent le balcon du Ministère, sa tête s’inclina quelques secondes. Puis il tourna les talons et s’en revint au navire sans plus d’affect. Ces bravos l’avaient satisfait, il ne foudroierait pas les Pontostois aujourd’hui. Martinelle, hébétée, remarquait seulement maintenant le tableau de sable laissé par ses piétinements ; la chorégraphie y avait dessiné en empruntes de pas un vautour majestueux, aux ailes dépliées.
Barnabette et Joséphade, influencées par le peuple qui applaudissait à tout rompre, firent de même. Guillonne dut leur rappeler le protocole royal et elles abaissèrent leurs bras, penaudes. La première princesse s’avouait cependant aussi impressionnée qu’elles, au point que la régente demanda d’un air entendu :
« Et vous, Miel ? Que pensez‑vous de ces danses étrangères ?
— C’est incroyable, s’exclama l’intéressée. Jamais je n’ai vu chose pareille.
— Et heureusement, s’immisça la duchesse Ludova dans leur conversation. Est‑ce un prince qui se dandine là, ou un poulet sans tête ? Quelle bouffonnerie ! »
Martinelle n’avait cure de sa mesquinerie. La Parade de Dot constituait l’étape obligée de toute présentation d’un fiancé dans la bonne société verlandaise. Les célibataires y trouvaient l’occasion d’impressionner leurs futurs beaux‑parents. Néanmoins les rares livres qu’elle avait feuilletés sur le sujet n’avaient parlé que d’hommes hirsutes, à peine couverts de pagnes, qui se frappaient la poitrine en éructant des insanités. Visiblement ces ouvrages éculés ne rendaient pas justice au raffinement des nomades impériaux.