Pourtant la demi‑sœur de Martinelle levait les yeux au ciel pour le remercier, et s’enchantait :
« N’est‑ce pas ce que nous pouvions espérer de mieux ? Ma tante et ses proches espéraient placer un des leurs sur le trône d’Orgélie… Et ces folles espérances ont été réduites à néant lorsque ma mère est morte sans donner d’héritier mâle. Mais si Ulrine donne à votre frère un garçon… le prochain roi sera un Mandar. Et même s’ils échouent à enfanter, je pourrais toujours produire un héritier sans pour autant léser votre famille, puisque j’épouse Lisert. »
Martinelle grimaça. On ne pouvait imaginer pire épouse pour son petit frère que dame Ulrine, de douze ans son aînée. Sa franchise désarmante et son obsession pour les maladies répugnantes ne manqueraient pas d’incommoder le jeune roi qu’on savait sensible, timide. Auquel cas sa succession reposerait effectivement sur les épaules de Lisert et Guillonne. Cependant, s’il voulait gouverner dans la sérénité, c’était peut‑être le prix à payer. L’hypocrisie de la situation n’échappa pas à Martinelle ; elle tentait de s’échapper d’un mariage arrangé, mais si le pauvre Gertraud l’avait supplié d’éloigner Ulrine, elle s’y serait sûrement refusée. Ils tenaient là leur seule chance de tenir la duchesse tranquille une bonne fois pour toutes.
« Nous avons tant prié pour que nos familles se réconcilient, s’emportait Guillonne. Enfin, Martinelle ! Votre mariage ne sert pas seulement à pacifier deux pays… mais aussi à dissiper la brouille entre Figuette et Mandar. Que se produira‑t‑il si la régente ou ma tante apprennent qu’on conteste la double‑union qu’elles ont orchestrée ? Chacune accusera l’autre de fourberie ! Vous allez déclencher une nouvelle fronde avec vos histoires, sans parler de la crise diplomatique qui en résultera. Quant à Lisert… »
Sa demi‑sœur ne put continuer sa phrase. Elle s’essoufflait, le regard dans le vague. Martinelle osa poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis plusieurs années déjà :
« Vous l’aimez donc ?
— Est‑ce si évident ? J’aimerais tellement le rendre heureux, lui qui a été si durement humilié par Ludova. Avec cet arrangement, Lisert pourrait au moins accéder à la dignité de prince consort. Quel meilleur moyen d’exaucer les souhaits de notre défunt père, puisqu’il l’a un temps envisagé comme héritier ? »
La simple idée de briser le cœur de son demi‑frère aîné résolut Martinelle à capituler. Elle croisa les bras, dégoûtée d’elle‑même. Quels tourments l'auraient assaillie, si l’un ou l’autre dignitaire l’avait empêchée d’épouser Shen ? Trop peu d’Orgéliennes avaient la chance de suivre la voie de leur cœur. L'insupportable présence d’Hori dans son ménage ne suffirait pas à attirer leur sympathie, puisqu'un prince charmant l’accompagnait. Peut‑être s’accommoderait‑elle mieux de sa situation que le pauvre Gertraud.
Les yeux brillants, elle gémit :
« Je suis désolée… Oubliez ce que je vous ai suggéré, c’était une idée stupide…
— Je sais que vous ne me causeriez nul tort volontairement, l’embrassa Guillonne avec un petit sourire triste. Allez, nous trinquerons ce soir à toutes ces bonnes nouvelles. Dormez donc dans ma carriole, puisque la vôtre doit être nettoyée… »
La lune régnait au milieu du ciel lorsque Martinelle découvrit cette roulotte, somme toute fort similaire à la sienne. La princesse de Mandar l’avait déjà redécorée. Elle avait apporté d’Orgélie rideaux, napperons et coussins. On eût cru qu’elle résidait ici depuis toujours. Seule une grosse malle, fermée d’un solide cadenas en acier, attendait encore sous le lit d’être déballée.
« Mes journaux intimes, expliqua sa propriétaire. J’aime à relire ce que j’ai vraiment ressenti. La mémoire est parfois si traîtresse ! »
Décidément sa demi‑sœur protégeait les secrets de son cœur avec plus de vigilance que ses propres bijoux, puisqu’ils traînaient sur la coiffeuse. Martinelle en profita pour s’examiner dans la glace. Ses cernes et sa peau rabotée par le vent rappelaient davantage une paysanne. Elle avait les jambes en compote et toute l’énergie suscitée par sa colère envers Hori venait de retomber. Il lui tardait de se coucher. Un peu plus tôt, elle avait déposé son animal dans un enclos gardé par des séides de la Hache et où se reposaient les autres felnes, dont la mère du petit.
D’un doigt, elle préleva une once de beurre de karité dans les écrins à maquillage. Alors qu’elle se badigeonnait les joues, elle remarqua sur le miroir une étrange buée qui se formait. De grosses gouttes commençaient à perler, puis à dégouliner. En quelques secondes, la surface devint opaque. Martinelle, intriguée, approcha son visage pour mieux voir, et essuyer cette inopportune humidité.
Alors, elle vit son reflet bouger.
L’autre Martinelle se rapprochait d’elle. Sa forme vaporeuse sortait maintenant du miroir. Terrifiée, l’originale recula d’un bond et hurla, mains sur le cœur. La figure humaine s’extirpait de la glace, telle une araignée hors de son trou. C’était une espèce de cadavre tout noyé. De longs cheveux épars et fétides dissimulaient ses yeux.
La terrible copie rampait vers son originale…
« Sœur Morgane, s’exclama Guillonne. Seriez‑vous nue ? »
Effectivement, les seins ruisselants de cette dernière dodelinaient à l’air libre. La prêtresse renversa un peigne en ivoire tandis qu’elle maintenait sa jambe sur la commode. Elle glissa alors dans la flaque qu’elle venait de dégorger, et tomba tête la première sur le sol. Entièrement douchée, elle se rétablit avec lourdeur sans plus se soucier de son indécence.
« Je suis navrée, brailla‑t‑elle tout en massant la bosse qui s’était formée sur sa tête. Cependant je ne puis rien emporter avec moi lorsque je me vaporise… Oh ! J’aurais bien pénétré céans par la porte, mais vos mousquetaires, oh ! ne me laissaient pas entrer… Au prétexte que j’aurais pu vous déranger ! Ces idiots ! N’est‑ce pas précisément le rôle d’une chaperonne ? »
Martinelle n’en croyait pas ses oreilles. Maintes légendes affirmaient que certaines boréoles pouvaient faire passer leur corps à l’état gazeux ou liquide. C’était là grand miracle, digne d'une future canonisation. Morgane n’était point une sœur ordinaire, mais une véritable émissaire des Quatre Dieux. Un tel prodige expliquait pourquoi le clergé l’avait dépêchée au service des princesses, malgré d’évidentes défaillances de comportement.
Tremblante, plus vulnérable qu’un nourrisson, la prêtresse s’agenouilla aux pieds de Martinelle. Ses mains labouraient son visage tandis qu’elle pleurnichait :
« Mademoiselle, j’ai failli à ma mission. Par pure vexation, oh ! J’ai détourné les yeux de Son Altesse au moment où Elle avait le plus besoin de moi, et je viens d’apprendre qu’Elle en a payé le prix fort ! Ainsi m'en remets‑je à Elle pour châtier mes péchés de la manière qu’Elle jugera juste. »
Martinelle ne comprit pas immédiatement que cette prétendue « faute » faisait référence à la rixe survenue entre Hori et Nakht.
« Vous ne faisiez qu’obéir à mes ordres, admit‑elle avec une pointe de remords. Et bien que j'aie assisté à cette échauffourée, j'en suis ressortie indemne.
— Ce n’est pas que le corps de Son Altesse qui doit être protégé… Oh, quelle peur Elle a dû ressentir, dans l’instant ! J'aurais dû garder au moins un œil sur Elle, de loin. »
Cette sollicitude émut Martinelle. Elle prit sur elle pour relever Morgane malgré sa peau poisseuse, avant de décider :
« Plutôt qu'implorer mon pardon, daignez recevoir mes excuses pour l’inconséquence dont j’ai fait preuve en vous chassant, ma sœur. Votre vigilance m'est aussi précieuse que votre affection.
— Oh ! Vous êtes trop bonne avec moi, glapit‑elle en enlaçant sa pupille. Mademoiselle de Mandar, joignez‑vous à nous dans cette embrassade féminine !
— Plus tard, peut‑être », grimaça Guillonne qui voyait sa demi‑sœur frissonner dans ses atours désormais trempés.
Elles forcèrent la sœur à se sécher et à revêtir une serviette‑éponge. Un laquais apporta à Martinelle quelques effets récupérés dans sa roulotte. Les trois jeunes filles avaient à peine avalé leurs bols de potage et leur vin d'abricot que la fatigue accumulée par cette journée de voyage les assomma d'un coup. Après l’oraison du soir, elles s’effondrèrent dans le lit‑clos qui d'ordinaire leur aurait paru des plus étroits. Cependant Guillonne ferma vite ses paupières, bercée par le ronron de Morgane qui atteignait ce soir‑là la gravité d’une contrebasse. Martinelle, qui ne décolérait point contre Hori, se tournait et retournait sur la couche.
« Tout est de sa faute. Si seulement il s’était fait croquer par un de ses felnes avant d’arriver en Orgélie, ruminait‑elle. Les clannerets de la Hache m’auraient envoyé un autre fiancé… Ils ne peuvent pas tous être aussi répugnants que ce félon ! »
Elle avait prié ce soir‑là les Quatre Dieux de lui indiquer un meilleur moyen de rompre leurs fiançailles, sans oser tout à fait réclamer sa mort. Pourtant, si un divin courroux devait s'abattre sur lui, elle assisterait aux obsèques avec des yeux secs.
Ses rêves ne furent que sang et fureur.
Les Mânes verlandais s’y faisaient la guerre. Dans le monde qu’elle s’imaginait, ces hommes à tête d’animaux chevauchaient des centaures. Une bataille faisait rage autour d’elle. Les tentes du campement impérial brûlaient, et le brasier recouvrait le ciel de gros nuages noirs. Martinelle cavalait de toute la force de ses sabots. Elle voulut s’échapper, mais son maître lui agrippa les cheveux d’une main gantée de fer tandis qu’elle ruait. Elle ne pouvait voir son visage, et son armure pesait si lourd sur sa croupe qu’elle ne parvenait pas à le désarçonner. Elle n’avait d’autre choix que d’avancer dans la direction qu’il lui imposait.
Tous les combattants s’écharpaient autour d’eux. Torses et jambes chutaient en une macabre comédie de chairs, pleines d’hémoglobine. Les hennissements d’agonie et les grincements de l’acier percuté vrillaient les oreilles de la centauresse. Soudain apparut devant eux un sphinx. Son visage était celui d’Hori, ses yeux rouges et sans pupilles, ses crocs longs et pointus comme des aiguilles. L’homme qui le montait portait un heaume et une armure sombres. Il éleva alors une énorme serpe, brillante comme un croissant de lune. D’un coup d’éperon, le maître de Martinelle la força à avancer. Une lance gigantesque s’abaissa à sa gauche. Le réflexe de la douleur l’élança au galop vers l’adversaire. L’arme percuta le chevalier noir juste à temps, et sa faux manqua de décapiter Martinelle. Transpercé de part en part, il s’écroula derrière eux. Elle sentit que son tortionnaire relâchait sa prise, et put risquer un regard en arrière. Le casque roulait entre les rochers. Cette collision venait de découvrir un visage inanimé. Martinelle reconnut le visage de son père, aux orbites étrangement vides. Elle voulut crier. Cependant quelqu’un lui enfonçait un mords entre les dents, et nouait une bride autour de son cou.
Elle ne pouvait que se débattre sur sa couche.
« Debout, lui intima la voix de Sœur Morgane tandis qu’elle la secouait. J’ai besoin de vous alerte et sur votre meilleure garde, il se passe quelque chose ! »
Toute en sueur, Martinelle s’étranglait dans ses propres respirations. Guillonne elle aussi se réveillait péniblement.
Près du lit, leur chaperonne sortait de son aube fraîchement repassée un poignard. On la sentait prête à éventrer tout intrus. Au‑dehors s’élevaient toutes sortes de cris. Près de la lucarne, la boréole pinça le rideau pour risquer un coup d’œil au‑dehors et déclarer :
« Tous les officiers se regroupent… Nous n’avons plus que quatre soldats à l’extérieur ! Partons avant que quelqu’un ne profite de cette vulnérabilité. »
Elle n’eut pas à le dire deux fois. Guillonne et Martinelle enfilèrent en quatrième vitesse leurs houppelandes et sortirent. L'aube peignait les caravanes d'étranges couleurs. Leurs mousquetaires se coordonnèrent par des signes de main échangés avec Morgane, sans un mot. Rapière tendue devant eux, l'autre main sur le mousquet à leur ceinture, ils l’aidèrent à protéger les princesses. En chaussons sur la lande, celles‑ci se rapprochaient d’un attroupement au centre du campement. Officiers, esclaves, eunuques cernaient le grand mât planté devant la yourte impériale. D'ordinaire ce cadran solaire régissait les horaires, au moyen de stèles érigées tout autour. Un mélange d’effroi et de répugnance provoquait des exclamations dans la foule.
Survint alors Shen, les yeux fous. Il se rapprochait de l'escorte royale pour implorer :
« Ne regardez pas, Mesdemoiselles. Il y a eu un meurtre. »
Martinelle crut qu’un saut de briques venait de lui tomber sur la tête. La supplique qu’elle avait adressée aux Quatre Dieux, la veille au soir, bourdonnait dans sa cervelle mal réveillée. Sans écouter les protestations de ses gens, elle s’élança entre les hommes rassemblés et joua des coudes pour arriver au premier rang. Un frisson la traversa lorsqu'elle découvrit le profil d’Hori à terre… mais celui‑ci, loin d'être mort, s'était en réalité accroupi pour tâter la scène de crime.
C’était une sordide et morbide œuvre d'art. Quatre tas avaient été disposés en quinconce autour du mât. Il y avait là, séparés, une pile d’ossements d’une blancheur de neige ; puis un amoncellement de barbaque, déjà attaqué par les mouches. S’y ajoutaient une flaque de sang frais, dans laquelle surnageait un cœur, et pour finir une cervelle, encore reliée à des filaments gélatineux. Et accrochée en haut du mât se trouvait une peau de bête, poilue et tachetée, nouée par les pattes avant comme un étendard.
Soudain Martinelle reconnut le pelage de son felnon. Un haut‑le‑cœur lui déchira le ventre. L'épaisse fourrure qu’elle avait jadis caressée, tenue contre elle, claquait désormais au vent comme une cruelle parodie des dix mille oriflammes qui entouraient le camp.
« C’est l’œuvre d’un mage, supposa Shen qui l’avait rejointe. Il en faudrait un pour déstructurer si parfaitement un être vivant.
— Il ne devait pas y en avoir ici, s’égosilla Guillonne derrière. Vous vous y étiez engagés !
— Vous savez très bien qu'il y a au moins un sorcier caché dans la horde, s'agaça Hori qui frottait ses doigts rouges et brillants. Le conjureur de l'impératrice veille au grain pour nous protéger des maléfices, et détecter la présence des autres magiciens…
— Visiblement votre exorciste manque de vigilance, répliqua Guillonne.
— Peut‑être était‑il trop occupé à surveiller votre boréole, hier soir.
— Blasphème, se courrouçait Sœur Morgane. Comment osez‑vous comparer les bienfaits des Quatre Dieux avec cette vile sorcellerie ?
— Je ne vous accusais point, persifla Hori. Votre ordre est bien incapable d’accomplir un tel prodige. Non, c’est un Verlandais qui a commis ce crime. L’un d’entre nous doit jouir de talents cachés. Et je jure de retrouver et châtier les coupables… »
Tétanisée, Martinelle vit le clanarque se relever. Maintenant il s’avançait vers elle, la fixait de ses yeux bruns. Hori lui tendit une main rouge de sang et lui déclara, d’une voix aussi froide que le cadavre :
« Laissez‑moi vous raccompagner. »
Le sang luisait encore sur sa main. Confrontée à l'odeur métallique, Martinelle perdit toute sensation dans ses jambes. Elle coula au fond d’un gouffre invisible. Shen aurait pu la rattraper. À la place il poussa un cri décontenancé et s’écarta d’une toise. Hori poussa un juron.
Le torse de Martinelle s'écrasa dans l'herbe.
Tout devint noir autour d’elle.
Martinelle centaure montée par un type armé d'une lance (clan natal de Shen)
Hori sphinx monté par un type armé d'une serpe (clan impérial)
"Le réflexe de la douleur l’élança au galop vers l’adversaire." => cette phrase est bizarre
Et je n'ai pas compris à qui appartient la tête coupée qui s'avère être celle du père de Martinelle : c'était son cavalier armé d'une lance qui s'est fait décapiter par la serpe en même temps qu'il embrochait l'adversaire ?
Bon j'essaie d'y voir clair mais c'est peut-être juste un cauchemar et pas un rêve prémonitoire
Quant au meurtre bah... déso Morgane mais t'as l'air carrément suspecte en fait. Surtout juste après t'être absentée...
La tête coupée est celle du chevalier noir qui portait un heaume et attaquait le cavalier qui chevauchait le centaure Martinelle ; le casque s'est détaché tandis que la tête roulait, révélant son visage. Le visage est celui de Béatre III, roi d'Orgélie et père de Martinelle. Donc dans le rêve Martinelle n'a finalement pas identifié la personne qui la "montait"... Oui, le vocabulaire est équivoque et c'est voulu.
J'ai glissé quelques indices sur la suite de l'intrigue sur ce passage mais dans l'ensemble ce qui transparaît c'est surtout l'angoisse de Martinelle à l'idée de se faire manipuler par tous les hommes autour d'elle... à la manière d'un animal d'élevage, donc.
Merci pour les remarques sur le style, je vais essayer de voir si je peux clarifier les descriptions.