Chapitre XX – Mise à nu

Notes de l’auteur : en plus de sa langue maternelle (l’ondéen), la protagoniste de ce récit emploie de temps à autres le verlé. Afin de les différencier, les conversations en verlé sont retranscrites en italiques.

Perchée au bord d’une falaise, Martinelle dévissait le couvercle de l’urne funéraire. Les restes calcinés de son felnon, portés par le vent matinal, s'envolèrent sans même qu'elle eût à la secouer. Ils rejoignirent le pollen des platanes et les feuilles mortes sur la lande. Et elle crut voir descendre, dans ce nuage granuleux, l’âme grise d’un grand fauve. C’était son premier automne véritable : sous les palmiers de son Orgélie natale, la démarcation des saisons ne l’avait guère perturbée. Ici elle découvrait une nature en guerre contre elle‑même, où l’ombre de la destruction rôdait sans cesse.

Elle s’était jurée de ne rien ressentir. En Orgélie, la mort d’un animal domestique n’était pas sujette à cérémonie. Pourtant ses yeux papillotaient. Elle se rappelait d’un petit cœur chaud sous une fourrure mouchetée. Les yeux gris et inquiets de Nakht, qui tenait l'encensoir à sa droite, ne manquèrent pas cet instant d’hésitation. Il murmura :

« Mademoiselle, peut‑être devrais‑je prononcer l’éloge funèbre ?

— Surtout pas. »

Elle s’était évanouie devant toute la horde, la veille, en découvrant le cadavre. Un signe de faiblesse supplémentaire, et elle acquerrait pour de bon une réputation de chiffe molle. Martinelle rajusta la résille devant ses yeux, puis se détourna pour affronter la centaine de Verlandais en habits blancs qui avait souhaité assister au dispersement des cendres. Ceux‑ci considéraient les felnes comme des animaux sacrés. Leurs obsèques ressemblaient d’ailleurs fort à celles qu’on aurait offertes à un clanneret. Ces invités respectèrent le plus grand silence tandis qu’elle récitait le discours qu’elle avait tenu à écrire elle‑même :

« Nous sommes tous ici réunis pour célébrer la vie d’un ami loyal. Hénew – c’est le nom que je comptais lui donner… »

Ce pieux mensonge lui assécha la gorge. En réalité elle avait épluché un dictionnaire dix minutes avant la cérémonie, pour trouver l'équivalent du mot « marmite » en verlé.

« Hénew, donc, n’est pas resté longtemps à mes côtés. Cependant je suis fière de l’avoir connu. »

De Shen, elle ne trouva nulle trace. Peut‑être avait‑il honte de l’avoir laissée s’écrouler au moment où elle avait perdu connaissance ? Elle ne lui avait pourtant pas tenu rigueur de ce réflexe maladroit, et se promit de lui donner son absolution.

« Nul autre felnon n’aurait pu m’apporter davantage d’affection et de secours. »

Elle parlait un peu trop vite. Elle souhaitait s'acquitter de cette douloureuse tâche avant de perdre contrôle de ses émotions. Tout lui rappelait son père.

Jamais elle n’avait plus douté de sa propre foi qu’à la crémation du roi Béatre. Rien dans ce calvaire ne lui avait rappelé les Quatre Dieux. La marquise Alfrude, fraîchement intronisée régente, avait tenu à ce que son fils de dix ans regardât le corps brûler. Néanmoins Martinelle, qui en avait quinze à l'époque, avait encore moins bien supporté l'épreuve. Même enveloppé d'un linceul, l’homme inanimé lui avait paru trop vivant. Les méridéaux, ces prêtres aux crânes chauves couronnés de grandes flammes, avaient donc pris des allures de tueurs tandis qu’ils bombardaient leur ancien souverain d’escarbilles terrifiantes. Ce feu miraculeux l’avait dévoré et elle avait réprimé l’envie de s’élancer à son secours, pour l’écarter du bûcher. Et lorsqu'elle avait dû verser les cendres dans le caveau, elle avait fouillé, farfouiné de sa main dans l’urne, sans rien trouver à jeter. La quatrième princesse était passée la dernière, bien après les trois Mandar. Barnabette et Joséphade ne lui avaient pas laissé assez de cendres. Elle n’avait pu saupoudrer le caveau que de quelques grains misérables.

Heureusement aujourd’hui elle employait des mots simples, des phrases courtes. Aucun des endeuillés ne souhaita ajouter quoi que ce fût, et elle put quitter la scène avec dignité, au bras du prince. Un chamane à l’air perdu la remplaça sur le promontoire, pour supplier par des prières le mort de se réincarner dans un nouveau‑né du même clan, humain ou félin. Plusieurs Verlandais, sur son passage, embrassèrent les larges manches de son manteau en signe de sympathie. Elle leur adressa un sourire mélancolique à travers la gaze de son voile noir. Elle s’attribua un coussin aussi éloigné que possible, pour s’asseoir en tailleur à la lisière du campement. Les cris gutturaux du saint homme, qui psalmodiait à grands gestes, détournèrent l’attention du public. Ainsi put‑elle enfin s’essuyer les yeux d’un mouchoir, et Nakht exprimer sa gratitude :

« J'aurais préféré ne point vous infliger si tôt pareille épreuve… Moi‑même je suis encore sous le choc de ce que j’ai appris hier. Hélas ! L’usage veut que les cendres d’un felne impérial soient dispersées sitôt le vent tourné. La horde ne pouvait reprendre la route sans avoir donné les derniers rites. Au moins vos gens auront‑ils ainsi trouvé le temps de nettoyer votre roulotte…

— N’en pensez rien. C’est moi qui vous remercie d’avoir trié les invités sur le volet. »

À sa demande, Hori avait été exclu du recueillement. L’ambassadeur Durillon avait d'abord protesté, argumenté qu’elle ne pouvait empêcher un éleveur de rendre hommage à un animal qu’il avait dressé lui‑même. Martinelle, à bout, avait menacé de s'enfuir avec l'urne funéraire pour organiser des obsèques privées. D'aucuns auraient pu croire qu'elle reproduisait sur Hori l’humiliation puérile dont elle avait été victime lors des adieux faits à son propre père. En réalité, c'était un choix pragmatique. Que se serait‑il passé si elle avait croisé les yeux du clanarque durant la cérémonie ? Peur, colère, aversion : autant d'émotions qu'il lui inspirait et qui auraient encore compliqué son discours.

« Hori sème le scandale partout où il passe, soupira Nakht. L’immiscer dans l’entourage impérial fut la pire décision de mon pauvre papa. Aurait‑il vécu plus longtemps qu'il l'aurait renvoyé dans son fief, je vous le garantis !

— Je compatis à votre deuil, messire… Moi‑même j'étais fort jeune lorsque j’ai perdu Sa… je veux dire, mon père. Son ulcère le torturait tant que je priais les Quatre Dieux de l'achever.

— Il est heureux que le mien n’ait point souffert, acquiesça‑t‑il avec morgue. C'est l'avantage de se briser la nuque.

— Je ne voulais pas vous faire revivre ça, s'excusa Martinelle de l'avoir interrompu. Vous parliez du clanarque… Y a‑t‑il du vrai dans ce qu'il disait hier ?

— Je crains de devoir lui donner raison, pour une fois. Aucun individu normal ne peut dépecer une bête si vite, et avec tant de discrétion ! À ce sujet, j'ai une nouvelle à vous annoncer : l'impératrice a donné carte blanche à son conjureur pour débusquer ce faquin… Sa tête reposera sur une pique d'ici peu, comme tant d'autres sorciers qui ont tenté d'infiltrer son convoi par le passé. »

Martinelle, contrariée, se raidit sur son coussin. Qu’Hori supposât l'existence d'un expert en conjuration dans leur campement, c'était une chose ; qu'un prince impérial la confirmât en était une autre. L'empire, officiellement, n'en gardait plus à son service. Quoique nombre de clans, à en croire les rumeurs, conservaient parmi leurs esclaves un de ces mages blancs sous une identité secrète. Leurs compétences en contre‑espionnage restaient aussi cruciales que leurs capacités à révéler les illusions, bannir les démons invoqués et briser les mauvais sorts.

« Vous ne devriez pas ébruiter ce genre d’informations, s’alarma‑t‑elle. Même si j’apprécie la protection que peut nous offrir cet exorciste, Sœur Morgane a fait serment de châtier tout ensorceleur qu’elle rencontrerait. Y compris vos conjureurs ! »

Aux yeux des carréistes, c’étaient des enchanteurs au même titre que les êtres vils qu’ils pourchassaient, spécialisés dans une forme de magie protectrice plutôt que destructrice. On ne les souffrait point dans les églises, quand ils ne se retrouvaient pas sur les bûchers.

D’ailleurs la religieuse les observait quelques dizaines de toises plus loin, près des tentes. Son nez et ses yeux contractés comme ceux d’un rapace, elle guettait chaque geste de Nakht. Au moindre geste déplacé, elle fondrait sur lui. Bien qu’elle talonnât Martinelle « pour sa sécurité », elle avait refusé de prendre part à ce qu’elle appelait des « rituels impies ».

« Je sais bien, rit Nakht. Songez donc à l’ampleur de la confiance que je vous porte.

— Messire, j’y vois plutôt de l’impulsivité !

— Et que serait la chevalerie, mademoiselle, sans impulsivité ? »

Elle glapit. Dans cette bouche aux dents parfaites, le mot « chevalerie » sonnait comme « galanterie ». Quelle outrecuidance il fallait, pour badiner en une occasion si grave ! Or elle n'arrivait pas à lui en vouloir. L'insolence de ce visage à fossettes la distrayaient de ses soucis.

Tout au plus se cacha‑t‑elle derrière un éventail, et se releva sans un mot. Elle se reprochait de dépendre ainsi du réconfort que lui apportait Nakht par son humour. Chaque fois qu’elle s’asseyait auprès de lui, Martinelle respirait un peu mieux. Il lui semblait qu’à ses côtés elle faisait partie du cénacle des puissants, des gens les plus lucides du monde. Alors qu’elle partait, il lui donna un dernier conseil :

« Bien des gens dans cette horde admirent votre courage, vous savez ? D’aucuns éviteraient d’afficher si clairement leur irritation envers Hori, par peur de représailles… Car certains clannerets ont été moins chanceux que moi lorsqu’ils ont eu l’inconscience de défier ce clanarque. Prenez garde… »

Sœur Morgane, qu’elle rejoignait désormais, n’affichait rien de son exubérance habituelle. Quelques heures plus tôt, elle avait tant supplié Martinelle de ne pas « mettre en péril son âme par des prières sacrilèges » que celle‑ci avait dû poliment quoique fermement la remettre à sa place de servante. Martinelle la remercia de l’avoir attendue mais n’obtint en réponse qu’un hochement de tête bougon. Elles retraversaient le convoi vers sa roulotte, gênées l’une et l’autre, lorsque sa duègne s’exclama :

« J’oubliais ! Un garçon‑vacher m’a abordée tout à l’heure pour vous transmettre un message : le prince Shen présente ses excuses pour son absence et vous invite à dîner en guise de pardon, mademoiselle.

— Ah ! J’ose espérer qu’il n’était pas retenu par quelque maladie ?

— Non… par, oh ! une séance d’entraînement. »

Les narines de Martinelle se ratatinèrent en deux fentes. Ainsi ce butor d’Hori s’était vengé. Comme elle lui avait interdit d’assister à cette liturgie, il l’avait séparée de Shen en modifiant son agenda ! Sa cervelle travaillait à toute allure tandis qu’elle fulminait :

« Ma sœur, je repense à l’acte de barbarie d’hier… Nous avons vu un animal éclaté en morceaux, mais qui nous prouve qu’il s’agissait bien de la fourrure de mon felnon, de ses os, de ses muscles ? Le criminel disposait sûrement d’une autre bête du même âge, qu’il a dépecée bien en avance, en secret, avant de déposer ses restes devant la tente impériale. Et ce n’est qu’au dernier moment qu’il a dérobé ma bête dans les enclos. Celle‑ci gît sans doute au fond de quelque fossé ou rivière…

— C’est… une possibilité envisageable, admit Morgane d’un air stupéfait. J’en toucherai un mot aux gardes. Hélas ! Si ce tour de passe‑passe a été accompli sans sorcellerie, il nous faudra, oh ! élargir la liste des suspects… »

Martinelle s’abstint de formuler ses propres hypothèses sur la question. Elle ne disposait d’aucune preuve. Toutefois, il aurait été facile pour un éleveur de dissimuler l’existence puis la disparition d’un petit au sein d’une portée. Le clanarque Hori régnait sans partage sur son haras itinérant. Il pouvait y aller en toute discrétion, corrompre ou menacer ses palefreniers pour regarder ailleurs. Peut‑être avait‑il tenté d’intimider Martinelle par ce sinistre avertissement. Puisqu’il la traitait comme une génisse tout juste bonne pour la reproduction, il s’était vengé sur un autre animal. À ses yeux, c’était lui qui avait offert ce felnon. Sitôt qu’elle avait commencé à se rebiffer contre ses manigances, la bête avait péri.

« J’ai changé d’avis, décida‑t‑elle alors qu’elle rebroussait chemin brusquement. Allons voir Shen.

— Mais enfin, s’étrangla la sœur. Attendez ! Vous vous trouvez, oh ! en habits de deuil, et si peu maquillée…

— Rien de mieux pour refroidir les ardeurs d’un homme ! Félicitez‑vous‑en. »

Coincées dans leur soutane trop serrée, les jambes galbées de Morgane peinaient à rattraper Martinelle, qui avait ramassé sa robe noire devant elle et fonçait vers l’autre bout du convoi. Le spectacle de ses mollets dénudés sous les jupons ne manqua pas d’attirer l’œil de maints Verlandais. Cependant toute lubricité dans leur regard s’évanouit lorsqu’ils virent son expression hargneuse, et ils s’éloignèrent. Elle arriva sous peu à un grand pavillon bleu qu’elle n’avait jamais visité : le gymnase. Si Shen pratiquait l’escrime, c’était là qu’elle le trouverait.

« Faites place, ordonna‑t‑elle en verlé à l’esclave masqué qui en gardait l’entrée.

— Mademoiselle, s’écria ce dernier. Son Altesse ne devrait… »

Mais déjà Martinelle envoyait valser les tentures. La lumière du soleil bombarda l’intérieur du chapiteau.

« PRINCE SHEN ! J’ai à vous parler », cria‑t‑elle à l’aveugle.

Elle y découvrit une piste sablée, où brillaient de nombreux braséros. L’endroit puait la sueur. Une trentaine d’hommes s’y exerçaient à la lutte, commentaient les combats assis sur des gradins, soulevaient des haltères. Gras ou maigres, grands ou petits, jeunes ou vieux, ils avaient dans leur diversité un point commun notable : leur totale et parfaite nudité.

Éberluée, Martinelle identifia entre leurs cuisses un organe peu familier, et recula en s’égosillant. En découvrant cette intruse, les hommes hurlèrent à leur tour. Agrippée aux épaules par le garde qui la repoussait à l’extérieur, elle réfugia son visage brûlant dans un éventail. Morgane s’époumonait d’horreur à son tour :

« Vos chastes yeux royaux, souillés par la vue du plus vil appendice qui soit ! Quelle répugnance ! Que son Altesse m’accorde, s’il‑lui‑plaît, l’honneur de châtrer les soudards qui ont ainsi attenté à son innocence !

— C’est ma f‑faute, bredouillait Martinelle. J’ai… oublié que les exercices sportifs ne se pratiquaient pas ici de la même manière qu’en mon royaume, et…

— Vous auriez trouvé le clanneret Shen si vous aviez contourné la palestre, se permit d’intervenir l’esclave. Les exercices à la barre se pratiquent habillés. »

Elle hoqueta un « merci » et s’enfuit sans demander son reste.

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