Cinquième page

Par Soah

— Alors, dites-moi, quel âge a-t-elle ?

— Bientôt neuf ans. Elle est née en juin.

— Très bien, très bien. D’après le courrier qui m’a été adressé, il semblerait que ça dure depuis longtemps, mais que le problème s’aggrave.

— Oui. Elle s’est grattée jusqu’au sang en classe.

— Elle se grattait déjà, avant ?

— Parfois. Mais pas à ce point-là. Et jamais en dehors de la maison.

— Est-elle stressée, en ce moment ou y a-t-il quelque chose qui pourrait l’angoisser ?

— Non. Enfin, pas depuis plusieurs mois.

— Je vois aussi que votre fille parle de sa peau et de celles des autres comme étant du papier (pause). C’est récent ?

— Non, ça a toujours été comme ça. Quand elle était toute petite et qu’elle se faisait mal, elle me disait toujours qu’elle « avait abîmé son papier ». Ou des choses comme « j’ai sali ma feuille ».

— Vous savez d’où ça peut venir ?

— Non, pas vraiment. Je me suis toujours dit que c’était à cause de mon métier.

— C’est-à-dire ?

— Je suis illustratrice et calligraphe. Du coup, j’ai beaucoup de matériaux différents dans mon atelier. Et, elle a tout de suite été curieuse de ça. Surtout des feuilles de papier. Bébé, elle a passé beaucoup de temps dans mon atelier. Vous pensez que c’est moi qui…

— Non, rassurez-vous. Je ne pense pas que vous êtes en cause (encore une pause), excusez-moi de poser cette question, mais vous êtes séparée du père ?

— Oui, depuis longtemps.

— Vous êtes en contact ? Il la voit régulièrement ?

— C’est compliqué.

— Très bien. Et, le reste de votre entourage ?

— Mes parents vivent loin. On est que toutes les deux. Enfin, j’ai quelques ami·es proches qui viennent de temps en temps, mais ce n’est pas régulier.

— Je vois (toujours une pause), et à part ça… rien de spécial ?

— Non. Tous les professeurs qu’elle a eus l’ont trouvé créative.

— Oui, je vois ça, ça a été marqué par l’infirmière scolaire, juste ici : « imaginaire riche, rêveuse ». Vu votre activité ça n’a rien d’extraordinaire. Je vois aussi qu’il est écrit qu’elle est solitaire. Elle ne s’entend pas avec ses camarades de classe ?

— Je dirais plutôt que ce sont eux qui ont un problème avec elle.

— C’est souvent le cas quand, malheureusement, on est atteint de maladie de peau aussi… visible (encore une nouvelle pause), espérons qu’en grandissant, tout cela ira mieux. Vous consultez un spécialiste, j’imagine ?

— Oui, bien sûr.

— Quelle est son opinion sur la question ?

— Il pense que c’est un mécanisme de défense. Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ?

— Je suis d’accord avec lui. Du peu que nous avons échangé tout à l’heure, malgré sa timidité, je perçois aisément que votre fille à une sensibilité et un imaginaire particulièrement développés (pause, pause, pause, pause.) Cette histoire de papier est une sorte de jeu, si je puis dire, pour mieux vivre.

— Et pour sa peau ?

— Il est trop tôt pour que je puisse formuler quoi que ce soit de définitif, d’autant plus qu’il est possible qu’elle cesse spontanément. Faites simplement attention et essayez de noter les crises.

— Je vais essayer. Je demanderais à sa professeure de garder un œil aussi.

— Si jamais ça ne s’améliore pas d’ici quelque temps, revenez me voir et nous mettrons en place un suivi (un soupir ; c’est nouveau.) En attendant, je vais faire un courrier pour l’infirmière scolaire, qu’elles aient un rendez-vous au moins une fois par semaine jusqu’à la fin de l’année.

— Merci.

— Je vous en prie. Ça fera quatre-vingt-dix euros, s’il vous plaît.

 

Quatre-vingt-dix. Comme mon papier.

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