Détente et musique

Elle ne s’était pas trompée, Camille avait râlé tout du long. Chris marchait toujours trop vite et il craignait le soleil. Après tout, personne ne lui demandait d’aller se balader dehors, juste de passer des heures derrière un écran, ce qu’elle était incapable de faire et n’avait d’ailleurs aucune envie de faire.

En redescendant, ils étaient tombés sur une place bondée de monde. Un homme avait sorti une guitare et jouait, deux jeunes femmes faisaient les percussions sur des bidons, un quatrième chantait et il avait une sacrée bonne voix, chaude et modulée. Des groupes s’étaient formés autour d’eux. Certaines personnes dansaient, seules ou en couple. Camille se tourna vers Chris et lui tendit la main.

— Je ne sais pas danser, se défendit-elle.

— Moi non plus, on s’en fout.

Il attrapa ses doigts et l’attira parmi les danseurs pour la faire tournoyer. C’était une belle fin d’après-midi, la musique était entrainante, même si Chris ne se laissait qu’à moitié faire. Camille se dit qu’il avait besoin de se détendre. C’était formidable. Il y avait bien parfois quelques radiocassettes qui crachotaient de vieilles compilations ça et là dans cette ville attardée, mais à ce moment-là, en vrai, c’était autre chose. Ça faisait un bien fou.

Chris n’était pas à l’aise. Il y avait du monde, du bruit… Depuis qu’elle vivait en solitaire, elle aimait de moins en moins les foules, mais puisque Camille avait l’air heureux elle faisait un effort. Camille riait. Ses yeux brillaient. Quand il était content comme ça il était entouré d’une aura argentée qui le rendait unique, immanquable. Elle se demanda pourquoi les gens ne tournaient pas tous leur attention sur lui pour l’admirer. C’était comme si elle était la seule à avoir remarqué.

Camille la sentait se décoincer tandis qu’il improvisait une valse avec sa partenaire. Il se détendit tout à fait lui aussi alors qu’elle esquissait un de ses sourires mystérieux, de ceux qui ne s’offraient qu’au prix fort. C’était un moment tellement simple qu’il se surprit à être heureux. Une part de lui-même lui disait qu’il n’aurait pas dû. Qu’il aurait dû retourner étudier ses archives, continuer à fouiller. Après tout, tout cela allait être détruit, et lui avec s’il ne parvenait pas à trouver un moyen de… De quoi au juste ? C’était encore flou dans son esprit.

— Tu penses à quoi ? demanda Chris, sourcils froncés.

— Tu lis dans mes pensées ? se dérida-t-il.

— Ça se voit dans tes yeux quand tu es soucieux. À l’instant, ils brillaient et d’un coup ils sont plus orageux.

— Tu lis bien des choses dans mes yeux, constata-t-il étonné. Je me disais que c’était incroyable d’être aussi joyeux et simple dans ce contexte.

— Ils deviendraient tous fous s’ils n’étaient pas capables de s’amuser un peu.

— Ils. Tu ne t’inclus pas, remarqua-t-il moqueur. Toi… tu es au-dessus de tout ça. Une surfemme n’a pas besoin de s’amuser !

Une silhouette se rapprocha de Chris par-derrière. Chris dut le lire dans les yeux de Camille parce qu’elle se tendit, prête à se battre. Mais ce n’était que le docteur Xavier Daniel qui était passé les voir dans la matinée.

— Si on m’avait dit qu’une aussi belle femme danserait à deux pas de chez moi ce soir, je ne l’aurais pas cru, plaisanta-t-il.

— Des flatteries ? Ça ne vous mènera à rien, docteur.

— Zut, j’ai essayé et j’ai échoué. Accordez-moi au moins cette danse et je serai consolé.

Lui contrairement à Camille, savait y faire. Il entraina Chris en quelques pas nerveux de ce qui devait être de la salsa. Chris ne se laissait toujours pas manipuler, mais elle tournait toute son attention sur lui et Camille en fut contrarié. Il allait s’asseoir sur un muret quand une jeune femme aux cheveux rouges et longs jusqu’aux fesses se présenta devant lui.

— Prem’s, dit-elle avec un sourire un brin carnassier.

— Prem’s ? répéta-t-il surpris.

Il suivit son regard et vit ses copines qui gloussaient en les observant. Ah, d’accord.

Chris jeta un coup d’œil vers Camille. Il s’était trouvé une nouvelle partenaire et avait l’air de s’amuser. Le docteur chercha à l’entrainer, mais c’est elle qui mena la dance en le guidant légèrement à l’écart.

— Vous n’êtes pas là pour mon sens du rythme, mais pour me rabâcher les oreilles avec des trucs qui pourraient me causer des ennuis si c’était entendu.

— Voyons, voyons, bien sûr que non. Votre associé vous a répété ma demande et je sais que vous ferez ce que vous pourrez le moment venu.

— Alors quoi ?

— Vous ne vous souvenez pas du tout de moi ?

Elle le dévisagea longuement.

— Je vous ai déjà aperçu avec la Brigade il y a quelques années.

— Mais pas avant ?

— J’ai peu de souvenirs de cet avant, précisa-t-elle.

— Je vois, c’était donc ça. Vous faites partie des jeunes que j’ai pu sauver des décombres du lycée, le jour où le volcan s’est réveillé. Vous étiez avec d’autres sous un bureau, recroquevillés, très calmes. C’est une image que je n’oublierai jamais, pour ma part. La plupart de vos camarades ont été évacués pour être soignés et pris en charge, du moins autant que possible, c’était la débandade. Mais vous, vous êtes restée et vous avez aidé à secourir les blessés. Quand j’ai appris bien plus tard que vous aviez rejoint la Brigade, je n’ai pas vraiment été surpris.

C’était étrange pour Chris d’entendre parler d’elle comme ça. Un lycée ? Pour elle, c’était comme si elle n’avait jamais été enfant. Ça ne lui rappelait presque rien, que de vagues impressions, mais ça piquait quand même sa curiosité.

— Je n’ai pas vraiment de souvenirs de tout ça, répéta-t-elle alors qu’il laissait planer un silence. Mais puisqu’apparemment vous m’avez sauvé la vie… Merci.

— Vous n’avez pas de raison de me remercier. Vous avez secouru pas mal de monde, vous aussi. On s’est tous serré les coudes.

— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi vous me parlez de ça.

— Oh, pour faire la conversation, rit-il. C’était un moment important et j’avais juste envie d’en discuter. Et puis c’est la première fois que je vous trouve disponible, donc j’en profite. Alors comme ça, vous avez ramené un stock de graine des limbes ? ajouta-t-il d’un air taquin.

Elle plissa les yeux. Elle ouvrit la bouche lorsqu’un cri déchirant surpassa la musique.

— SPECTRE !

Aussitôt, les instruments se turent et tout le monde se mit à fuir en répétant ce mot de toutes leurs forces.

— Spectre ! Spectre !

Chris remontait le courant, cherchant Camille. Elle l’aperçut au centre, là où il n’y avait plus personne, que lui et une adolescente qui le poignardait. Chris hurla et se jeta sur elle. Son couteau vola. Elle la plaqua sur le sol. L’infectée percuta rudement le goudron avec un cri et quelque chose que Chris n’avait jamais vu se produisit : le choc expulsa le spectre du corps de sa jeune victime qui resta allongée, inconsciente.

— À terre, Chris !

Chris ne réfléchit pas et se recroquevilla contre l’infectée. Des tirs la frôlèrent et la créature se désintégra, touchée par les lasers. La menace écartée, elle se tourna vers Camille qui se redressait doucement, les doigts crispés sur sa plaie.

— Chris, tu n’as rien ? interrogea une brigadière en lui tendant la main pour l’aider à se lever.

— Tu as vu ce qu’il s’est passé ? Tu l’as vu ? demanda-t-elle hallucinée. Le spectre, il est sorti d’elle !

— J’ai vu, approuva-t-elle. Il faut qu’on raconte ça à Strada.

Elles se rapprochèrent de Camille.

— Je vais bien, dit-il. Ça va aller. Je ne me suis pas laissé faire, tu sais !

Il avait beau faire le fier, il était très pâle et ses mains qui comprimaient la plaie tremblaient. Le rouge se répandait impitoyablement sur le tissu tout autour.

— Je les embarque ! ordonna le docteur pour les brigadiers qui approchaient avec lui. J’ai deux blessés, vous avez le fourgon ?

— Il est en chemin.

Le médecin s’imposa devant Camille et ouvrit sa chemise pour inspecter la blessure.

— C’est peu profond, mais il va falloir recoudre. Ne bougez plus et comprimez la plaie.

— Ok, fit Camille tendu.

La camionnette arrivait sur la petite place. Strada et une poignée d’hommes en sortirent. La jeune femme encore inconsciente et Camille furent soulevés et emportés à l’intérieur. Chris le suivit des yeux pendant la manœuvre. À la dernière seconde, elle se précipita dans le fourgon avec le reste de la Brigade. Elle ignora les autres et se rapprocha le plus possible de Camille malgré l’espace exigu.

— Est-ce que ça va ?

— Ouais, t’inquiètes pas, dit-il. Ça ne fait pas mal.

— Comment as-tu su pour le spectre ? Je t’ai entendu crier, c’était ta voix que j’ai entendue en premier.

— Ça n’a pas été compliqué, elle me l’a dit, fit-il avec une grimace. J’ai dansé avec plusieurs filles et quand celle-là est arrivée, je me suis senti vaseux, angoissé, je voyais un truc pas normal dans ses yeux et j’avais des sueurs froides. Elle s’en est rendu compte et m’a fait une sorte de sourire glauque. Elle m’a dit « J’ai tué ton père et je vais te tuer aussi ». Je crois que je n’avais pas besoin de plus d’indices…

— Tu aurais dû crier plus tôt, remarqua un des miliciens autour d’eux.

— C’est l’affaire d’une seconde, rétorqua une autre. Ça n’aurait pas changé grand-chose, tu as fait ce qu’il fallait.

— Ah… euh… oui, c’est vrai, sourit le premier.

— C’est dans le manuel du bon brigadier que d’être gentil avec les lanceurs d’alerte ? demanda Camille amusé.

— Non, répondit Chris avec une petite moue.

— J’ai encore du mal avec ça, reprit le premier. Quand j’étais flic, la situation était moins tendue. Tout était tellement plus clair…

La camionnette s’arrêta devant les locaux de ce qui avait été une clinique. On chargea les blessés sur des brancards et Chris se retrouva très vite seule face au bâtiment. La Brigade repartit. Elle se tourna vers eux et vit Strada pousser une de ses recrues vers elle.

— Il me casse les pieds, soupira la jeune femme en s’approchant. C’est le meilleur chef qu’on puisse avoir, mais des fois il se conduit comme un gamin.

Elle tendit la main, Chris la serra.

— Qu’est-ce qu’il veut ?

— Il faut que je t’interroge par rapport à tout à l’heure. Est-ce que tu as une idée de ce qui a pu pousser le spectre à quitter son hôte ?

Chris réfléchit et se repassa la scène. Elle revit la fille tomber, son crâne cogner contre le bitume, le choc lui couper le souffle et le monstre jaillir d’elle, comme éjecté.

— Soit le choc à la tête, soit… je ne sais pas.

— Ce n’est pas un truc avec lequel tu es familière, hum ?

— Non, pourquoi je le serais ?

— Bah… Tony s’en sortait bien avec les spectres.

— Ah… Non. Mais si jamais on a un infecté avéré, un plaquage au sol me parait approprié.

— On dirait. Merci. Et une dernière chose… les limbes, c’est peut-être fini pour toi, mais on a toujours besoin de personne avec des bras solides et du sang froid.

— Je ne suis plus en état.

— Tu l’es de toute évidence à nouveau.

Chris la regarda partir, atterrée. Qu’est-ce qu’elle foutait là ? Elle devrait être chez elle à écouter le volcan, à se préparer pour la prochaine expédition, à fuir la Brigade comme la peste. Au lieu de ça…

Elle soupira et sortit du parking désert pour rentrer chez elle. La conversation entendue dans la matinée lui tournait dans la tête. Le médecin avait prévenu Camille. Il lui avait bien dit qu’il devrait éviter coute que coute de se blesser, qu’avec la Terreur il risquait sa vie, que l’hôpital était à court de médocs, que les antidouleurs étaient en rupture de stock. Elle imagina Camille en train de se faire recoudre à vif et se sentit tellement mal, qu’elle dut s’arrêter pour retrouver ses esprits. Du calme, il n’avait même pas l’air de souffrir… Sauf qu’il avait perdu beaucoup de sang. Il était si pâle. Elle le savait si fragile.

Elle inspira profondément et reprit sa route. Il fallait qu’elle se détende. C’était ce médecin qui lui mettait des idées bizarres dans la tête.

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LogistiX
Posté le 21/01/2025
Coucou,

Pareil que Raza, j'ai lu ça juste avant de m'endormir, et j'ai dû revenir cinq lignes en arrière quand j'ai compris que la scène s'agitait. C'est bien amené ! ^_^

Comme Raza, je trouve que ripper sur un bouton, ça fait un peu trop "coup de bol". On pourrait imaginer qu'il ait tenté de se dégager en comprenant ce qu'il se passe et que le spectre l'ait raté (genre poignardé le flanc, ou le bras...). Dans tous les cas, je trouve qu'il a l'air un peu trop en forme alors qu'une tache de sang se met à maculer son pull...

Quelques remarques d'édition qui m'ont interpelé :
"— Tu n’as pas de raison de me remercier. Tu as secouru pas mal de monde, toi aussi.
[...]
Et puis c’est la première fois que je vous trouve disponible" > Le docteur tutoie et vouvoie Chris à deux remarques d'écart. Je ne sais pas si c'est volontaire, Chris n’a pas l'air de le remettre en place entre deux...

"Les tirs la frôlèrent et la créature se désintégra" > peut-être préciser que ça vient de la brigade ? Parce que Chris est occupé et sans son matos, donc j'ai mis un moment à comprendre qui pouvait faire feu avec des pistolets dernier cri.

"— C’est dans le manuel du bon brigadier que d’être gentil avec les lanceurs d’alerte ?" > Qui dit ça ? Camille ? Le dialogue implique plusieurs personnages et je ne suis pas sûr d'avoir attribué aux bons personnages.

Bon courage pour la suite !
LX
Solamades
Posté le 10/02/2025
Re !
Le coup du bouton, je suis d’accord, je vais travailler ça.
Bien vu pour les remarques, je m’en occupe aussi.
Merci pour tes retours ! <3 À bientôt !
Raza
Posté le 20/01/2025
Bonsoir!
Ohoh... SPECTRE! ^^'
Tu m'as bien eu parce que j'avais oublié et j'etais tranquille, et là bim!
Poignant et efficace. Je note quand même que Camille a bcp (trop?) de chance, et que Chris demande au médecin pourquoi il lui parle de son passé et je me suisbdit : b1h, pour l'exposition de ta backstory bien sûr!" :p
Petite phrase sur laquelle j'ai accrochź a la lecture :
"une adolescente qui le poignarda dans la poitrine"
Bon courage pour la suite, à bientôt !
Solamades
Posté le 10/02/2025
Salut !
J’ai mis un peu de temps à réagir, j’ai du retard dans les publications, aussi… Pardon ! 😇
La backstory… évidemment ! Les ficelles, tout ça tout ça.
Le coup du bouton… ouais, je suis d’accord, c’est peut-être un peu gros. Je vais voir comment atténuer ça, mais je n’ai pas besoin que ce soit grave pour cette scène.
Merci pour tes retours ! À bientôt ! 
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