Divergences

Camille sursauta en entendant des coups frappés à la porte. Il lâcha ses papiers, lança un regard à Chris pour s’assurer qu’elle ne faisait rien de compromettant pour la Brigade et cria au visiteur d’entrer. Assise à table, un verre à la main, Chris observa l’intrus. Elle avait déjà vu ce type quelque part, mais où ? C’était un homme d’une cinquantaine d’années, grand et sec avec des cheveux d’un gris foncé et une moustache en guidon de vélo. Sa peau était sombre et constellée de tâches plus claires.

— Bonjour, dit-il en retirant son béret tartan. Il parait que vous êtes capables d’aller chercher des objets particuliers dans les limbes ?

Chris plissa les yeux et reposa son verre d’un coup sec sur la table.

— C’est faux, répondit-elle. On t’a menti.

— Laissez-moi me présenter. Je suis Joachim Bellem de l’usine de plastique. À elle seule, elle pourvoit à la moitié des besoins de la ville en équipements. Je recherche de toute urgence une pièce importante, sans elle nous allons d’ici peu perdre une de nos turbines et la milice ne peut pas la récupérer via les échanges.

— Ah ! Je vous remets ! s’exclama Camille. Je vous ai déjà aperçu au bureau. Vous n’avez rien trouvé à la casse ?

— Non, on n’a même rien de ressemblant. J’avoue que je ne sais plus quoi faire.

— J’ai la description de la pièce qui vous manque grâce aux données de la Brigade, pour qui je travaille désormais, précisa-t-il en voyant l’air surpris de l’homme. Je peux regarder de mon côté pour aider, mais ne vous attendez à rien.

— Vous ne trouverez pas, assura Joachim. J’ai retourné toute la ville, j’ai même plongé pour fouiller les ruines. Vous ne pourrez pas faire mieux que mon équipe et la Brigade qui ont déjà tout tenté. Mon seul espoir, c’est vous, Chris.

Chris restait immobile, butée. Tout dans sa posture exprimait le refus catégorique.

— Euh… pardon, reprit Camille pour attirer à nouveau l’attention de Joachim. Mais comment avez-vous entendu parler d’un truc pareil ? Je veux dire… c’est pas banal et ça ne sort forcément pas de nulle part.

Il lança un regard qui à lui seul le fit se sentir idiot.

— Les graines. Le bruit a couru que vos voisins avaient récupéré des graines non périmées lors de la dernière éruption. Je ne suis pas complètement stupide, je sais d’où ça vient et je ne serais pas ici si je n’étais pas si désespéré.

Il se tourna à nouveau vers Chris.

— Je vous en supplie. Je ferais n’importe quoi. Je suis prêt à payer ou à rendre toutes sortes de services et dans cette ville, j’ai accès à tout, je peux être un allié de poids.

Chris restait obstinément muette à fixer son verre. Camille se racla la gorge.

— Ok, fit-il. Je vais prendre en note votre demande, mais gardez à l’esprit que ça n’a quasiment aucune chance d’aboutir. Ça nous faciliterait la tâche si vous aviez une idée d’où trouver cette pièce, même théoriquement, même hors du mur. Sur quel genre de machine ?

Il se frotta les cheveux.

— La pièce je ne sais pas, mais le moule pour la créer provient des usines Agstat qui est basé en Allemagne.

Camille secoua la tête. Ça ne pouvait pas le faire.

— Ça n’ira pas. Est-ce que vous avez moyen d’utiliser un équivalent ou…

— Non ! s’exclama-t-il. Je viens de vous dire que…

— Dehors ! ordonna Chris.

L’homme la regarda, surpris. Elle ne répéta pas, ce n’était pas nécessaire. Il avait compris.

— C’est noté, grimaça Camille. Mais là, franchement on a aucune chance d’y arriver.

— D’accord, d’accord.

Il fit demi-tour et sortit. Chris poussa un profond soupir.

— Et voilà ce que donne la gentillesse. Je leur ai dit d’être discrets et tu vois où ça mène ?

— Ce n’est pas forcément de leur faute, ce n’est pas moi qui vais te rappeler qu’il n’y a quasiment pas de portes dans cette ville.

Il se leva et s’approcha d’elle.

— Et même si c’était le cas, dit-il en s’asseyant sur la table, est-ce que ce serait si mal ?

— Je n’ai pas le temps ni l’envie de faire les courses pour tout le monde.

— Ce n’est pas ça, mais tu aurais l’opportunité de donner des objectifs à tes sorties.

— Elles ont déjà un objectif ! Je cherche ton père !

— Je sais, mais ça étendrait tes connaissances du…

— C’est non ! cria-t-elle en se levant brusquement.

— Pourquoi ?

— Lorsque j’entre dans les limbes, je pense à ma survie, aux combats, je dois rester discrète à cause de la Brigade. Je refuse de m’encombrer la tête avec des détails techniques et de risquer ma vie pour une turbine !

— Je comprends ça.

— Non ! répéta-t-elle. J’ai maintenant une idée plus vaste des recherches à faire et je t’en remercie, mais c’est tout ce qui m’intéresse.

— Tu ferais d’une pierre deux coups ça ne te…

— La ferme Camille ! cria-t-elle. Je n’ai rien à gagner à faire ça, ce n’est rien qui me concerne.

— Je me demande ce que mon père espérait gagner quand il partait explorer les limbes pour la Brigade, rétorqua-t-il insidieusement.

— Il espérait retrouver sa famille. Moi je n’en ai pas, je n’ai personne et c’est très bien comme ça.

— Si ! Une famille c’est pas seulement les gens qui t’ont vu naitre, c’est aussi les liens que tu crées au fil des interactions avec les autres. Et là, tu as une occasion de créer des liens, de sortir de ta bulle.

— Je n’en veux pas. Je veux qu’on me foute la paix ! Et je te préviens, si tu continues…

— Quoi ? Tu vas me mettre dehors ? Encore ?

Ils s’affrontèrent du regard. On frappa à la porte. Chris soupira.

— Dégagez, cria-t-elle.

— Entrez, rétorqua Camille par esprit de contradiction.

Un homme en blouse blanche pénétra dans la pièce.

— Je tombe mal, je crois, dit-il gêné.

— Ce n’est rien, répondit Camille.

Chris serra des poings et s’enferma dans sa chambre.

— Qui êtes-vous et que pouvons-nous faire pour vous ?

Il grimaça, gêné, en regardant du côté où Chris avait disparu.

— Je suis Xavier Daniel, je suis à la tête de l’équipe de médecins de la ville. Et je suis ici à cause de la rumeur.

Camille pinça les lèvres.

— Alors, mettons les choses au clair une bonne fois pour toutes, dit-il. Chris a peut-être trouvé des graines, c’était un hasard qui n’a aucune chance de se reproduire. Je peux toujours noter ce que vous voulez, au cas où. On ne sait jamais, mais ne vous attendez à rien.

— En fait… je n’étais pas au courant pour les graines.

— Ah.

Camille se mordit l’intérieur de la joue, gêné.

— Quelle rumeur, alors ?

— J’ai entendu dire que la jeune femme qui vit ici se rend encore dans les limbes à titre personnel. J’en déduis que c’est vrai.

Camille lui sourit, crispé. Quel con, mais quel con !

— Bref, de mon côté, si elle pouvait mettre la main sur des médicaments, j’en serais très heureux. Spécialement les antidouleurs et tout anesthésiant.

— Les échanges en contiennent, remarqua Camille.

— Peut-être, mais à des prix rédhibitoires. Pour que nous puissions tous manger à notre faim dans cette ville, nous renonçons à presque tout.

— Bon… je note.

— Mais ce n’était pas pour ça que j’étais passé, à la base. J’étudie la Terreur et mes recherches nécessitent des choses très particulières que les échanges ne peuvent m’offrir.

— C’est-à-dire ?

— J’aurais besoin de cellules de molosses, de spectres et de larves… De tout ce qui vient des limbes et qui y est vivant. Et ce serait mieux si ces cellules n’avaient pas été contaminées par l’air extérieur. J’ai demandé de l’aide à la Brigade, ils ont d’abord accepté, puis ils m’ont expliqué plus tard qu’ils n’avaient personne pour ça. Alors… je me tourne vers vous.

— Si ce n’est pas indiscret, que comptez-vous faire avec ça ?

— Mes recherches se concentrent sur deux axes. Étudier l’influence des créatures sur les patients atteints de Terreur, déterminer la source du mal… Mais je pense aussi réussir à créer un remède qui soignerait les effets de la Terreur. Une panacée ou un vaccin. C’est en projet et les échantillons seraient là pour ça.

— Un vaccin, répéta Camille.

— Avec cette solution, la Brigade aurait moins de mal à remplacer ses explorateurs et la Terreur cesserait de tuer.

 — La Terreur tue ?

— Évidemment. Elle a déjà fait de nombreuses victimes. La plupart du temps, c’est le cœur qui lâche. Parfois, c’est le mental et le suicide semble être la seule solution au problème. Je ne vous parle pas des mutilations… à l’heure actuelle, une blessure grave est une condamnation à mort pour les infectés. Imaginez-vous dans une des pièces de l’hôpital sur un lit, vous tordant de douleur sans morphine, et suffoquant de terreur en plus ? La pénurie de soins touche à tous les niveaux, mais les opérations d’urgences vitales sont prioritaires et les plaies se contentent de désinfectant et de points de suture sans anesthésie.

Camille se sentit mal. Il avait pâli et avait besoin de s’asseoir. Le médecin le remarqua.

— Vous l’avez aussi, c’est ça ?

Camille hocha la tête.

— Alors évitez de vous blesser.

— En temps que spécialiste, vous n’auriez pas un conseil, un truc pour atténuer ?

— À quel point êtes-vous atteint ? Votre cœur s’emballe ?

Camille acquiesça.

— La tension chute ou augmente, accès de panique, sueurs froides ? Douleurs thoraciques ? Incontinence ?

— Tout ça, mais pas l’incontinence, précisa-t-il mal à l’aise.

— Passez à l’hôpital que je vous examine. La moindre insuffisance cardiaque est grave. Sinon je vous suggère de trouver un moyen efficace de vous occuper pendant les crises et de ne pas rester seul. On a des consoles au sous-sol, les tournois de Mario Kart et de Street Fighter II rencontrent un vif succès parmi mes patients.

— J’essaierai.

— En tout cas, évitez de rester seul. La solitude tue et c’est vrai pour tous, infectés ou non.

Camille songea à Chris qui vivait isolée depuis trois ans. Mais elle, ça ne comptait pas, elle crapahutait dans les limbes, c’était bien la preuve qu’elle ne devait pas être complètement humaine.

Le docteur Xavier ne s’attarda pas plus longtemps. Le calme revint aussitôt et Camille poussa un profond soupire. La situation était vraiment bizarre, mais pour l’instant, ça lui plaisait. Il se leva et se rapprocha de la porte de la chambre de Chris avant de frapper doucement.

— Chris, il fallait que je te parle d’un truc.

Évidemment, elle ne répondit pas. Il ne s’était pas attendu à ce qu’elle le fasse. Mais il fallait désamorcer la situation.

— Je voulais revenir sur ce qu’il s’est passé lors de la dernière éruption. Tu sais… J’ai eu l’impression que tu me traitais comme ton gosse et que tu me collais à la garderie. Je peux très bien me débrouiller tout seul.

— C’te blague, ironisa Chris depuis son lit.

— La façon dont tu m’as confié aux voisins, comme tu es venu me chercher à la fin comme si c’était trop dangereux pour moi de traverser la rue… Tu me prends pour quoi au juste ?

— Tu es comme un gamin, il faut te protéger, tu as peur, tu es vulnérable… tu as entendu ce qu’a dit le docteur ? Il faut aussi faire attention à toi pour ne pas que tu te blesses. La prochaine fois, je t’emmène directement à l’hôpital.

— Je suis un homme, un adulte, Chris, et crois-moi, je n’ai aucune envie que tu me traites comme un petit garçon.

— Casse-pied comme un homme, ricana-t-elle.

— Si je t’énerve, dis-le-moi. Tu veux me frapper ? Vas-y, dis-le. Maintenant, je suis ici, chez moi, chez nous avec toi. Et je n’ai plus peur d’être mis dehors parce que je suis ton égal, ton partenaire.

Elle poussa la porte brusquement, le percutant au passage, espérant effacer le sourire qu’elle entendait dans sa voix et les frissons qui parcouraient sa peau quand il lui faisait bien comprendre qu’il était un homme et qu’il voulait qu’elle le traitre comme tel.

— J’ai bien compris, tu veux que je te frappe, c’est ça ?

Il rit.

— Non, tu n’as rien compris du tout.

— Il fallait me le dire plus tôt, partenaire ! Figure-toi que j’ai besoin de me défouler, là.

Elle fit mine de l’attaquer, il attrapa ses mains pour l’empêcher de l’approcher, joueur.

— Et bien, et bien, dit-elle d’un air malfaisant. Tu n’es plus si sûr de toi, hein ?

Elle força un peu et tenta de la chatouiller.

— Arrête ! Strada va débarquer et se faire des idées.

— Tu n’as rien compris si tu crois que ça va m’arrêter.

— Très mauvais argument, admit-il hilare. Je confirme.

Elle le relâcha avec un soupir et redevint sérieuse.

— Je ne le ferai pas, dit-elle. Inutile de leur parler et même de les laisser entrer. Je ne le ferai pas.

— J’aimerais que tu le fasses, mais je ne t’y pousserai pas. Je ne peux pas et ça n’a aucun sens. Par contre… Je tiens à leur ouvrir et à les écouter parce que ça m’intéresse, parce que ça fait partie de mes recherches.

— Ok, ok, fais-les entrer, tapes la discute… Mais ne me mêle pas à ça.

— Et parce que je ne désespère pas de te rendre plus altruiste et que tu cèdes à mes suppliques.

— Jamais. Tu m’entends ? Tu peux papillonner des cils et faire briller tes prunelles autant que tu veux, je ne le ferai jamais parce que ça va à l’encontre de ma sécurité et de mes objectifs.

— Je persiste à penser que ce n’est pas à l’encontre de tes objectifs.

Elle serra les dents et les poings.

— Écoute-moi jusqu’au bout avant de t’énerver, gronda-t-il. Mais je suis d’accord avec le fait que si ta sécurité est en jeu, alors on oublie, car ta sécurité passe avant tout.

Elle se radoucit aussitôt.

— Tu ressembles tellement à ton père quand tu dis ça…

— Mais moi au moins, je n’irai jamais me perdre dans les limbes. Allez, n’en parlons plus. Je voudrais retracer ta route sur le plan et la suivre autant que possible dans le monde réel.

— Tu ne vas pas aimer, ce sera tout en côte.

— Si je suis trop fatigué et que je me mets à pleurer, tu me prendras sur tes épaules ?

— Bien sûr petit Camille, dit-elle en passant sa main dans ses cheveux pour les ébouriffer. Et si tu tombes je te ferai un bisou et je soufflerai sur la plaie.

— Je crois que j’ai très envie de trébucher, alors, la taquina-t-il avec un sourire charmeur.

Elle ne répondit pas, gênée. Ça le fit rire sous cape.

 

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LogistiX
Posté le 21/01/2025
Ahhhh, voilà la rébellion de Camille que j'attendais ! C'est bien qu'il se dévoile un peu plus auprès de Chris, ça rend le personnage plus fort, je trouve.
J'aime l'idée que la dispute tourne court également. Par contre, je suppose que c’est une victoire de Chris à 100 %, parce que finir chatouillé est vraiment infantilisant…

Niveau édition, j'ai trouvé une cassure étrange dans le rythme :
"— Je comprends ça.

— Non ! répéta-t-elle. "

C'est un peu comme si tu avais enlevé un bout de réplique de Camille, et que maintenant Chris se défendait dans le vide.

Bon courage pour la suite (et pour la maison !)
LX
Solamades
Posté le 10/02/2025
Salut !
Merci ! IRL, j’ai enfin signé, j’ai un chez moi ! Et beaucoup de travail pour que ce soit habitable.… Ce qui explique que j’ai mis tant de temps à répondre. (et à publier la suite 😅)
Pour la cassure… Chris n’écoute rien. Elle repousse tout en bloc. Si ce n’est pas clair, je vais trouver un moyen de régler ça.
Merci pour ton retour ! 
Raza
Posté le 19/01/2025
Bonsoir!
Mais quel... ^^
Eh bien, ça bouge tout ça, mais où allons nous ? Moi je suis d'accord avec Chris, comment on ramène son père ! C'est ça qu'on veut ! Bon, ça, et que le volcan se calme. Sinon, un vaccin ? Donc lanterreur est provoquée par un virus ? C'est contagieux ?
Que de questions, que de questions !
À bientôt <3 (d'ailleurs ça fait longtemps que je ne t'ai vue sur PA, j'espère que tu vas bien!)
Solamades
Posté le 20/01/2025
Salut Raza !
Contente de voir que Chris a un peu de soutien ! <3
Ne prends pas le docteur au mot. Tu verras plus tard que ce qu’il va créer n’est pas si… clair que ça.
C’est vrai, je papote moins en ce moment, je lis ce qu’il se passe mais toujours avec un temps de retard. Faut dire… je suis à deux doigts de signer pour ma future maison, j’ai pas mal de travail et de stress, mais je reste dans les parages.
À bientôt ! 
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