Un homme à materner

Au moment où elle arrivait à la maison, elle vit Marité surgir de sa cuisine et se précipiter dans sa direction.

— J’ai entendu une alerte au spectre. Est-ce que Camille va bien ? On dit qu’il a été attaqué. Il n’est pas avec vous ?

— Camille est à l’hôpital, il a été blessé, mais il a eu de la chance, ce n’est pas très grave.

— Oh mon Dieu ! Il est donc bien comme son père, toujours aux premières loges.

— Il faut croire.

— Et l’infecté, qui c’était ?

— Il n’y a plus d’infecté. Le spectre l’a libéré et la Brigade l’a abattu. Il n’y a pas eu de victimes.

Marité ouvrit de grands yeux et d’un coup se rapprocha d’elle et la serra dans ses bras. Chris n’osait plus bouger, tendue. Cela ne dura qu’un instant, mais cela la perturba profondément.

— Dieu merci, Chris. Merci du fond du cœur. Continuez à bien prendre soin de lui, c’est un gentil garçon. Je vais lui cuisiner quelque chose et l’amener à l’hôpital.

— Euh… d’accord, merci.

Elle rentra chez elle et s’adossa contre la porte. Que cette situation finisse, elle n’en pouvait plus de tout ça. Elle se servit un grand verre d’eau et l’avala d’une traite. L’hydratation dans les limbes c’était vital. Mais là, elle aurait bien aimé un vrai remontant.

Et maintenant, qu’était-elle supposée faire ?

Attendre, attendre était la seule chose censée. Camille allait s’en sortir. Malgré la pénurie de médicaments. Elle se prit la tête entre les mains et gémit. Avant toute chose, commencer par se calmer. Camille allait bien. Il était en sécurité. D’ici qu’il y ait une nouvelle éruption, il serait déjà remis. Du moins l’espérait-elle.

Son regard tomba sur le bureau. Elle se rapprocha et jeta un coup d’œil aux notes manuscrites près du clavier.

« Dr Xavier Daniel, besoin de médicaments ». Une petite flèche menait vers le mot « envisageable ». Suivi des coordonnées d’un hôpital et d’un laboratoire hors des murs. Encore fallait-il que ces endroits existent toujours. La carte avait… quoi… au moins cinq ans ? Peut-être le double. Elle se rapprocha et l’observa. Aux points indiqués, elle trouva des bâtiments non nommés. En fait, ce genre d’information n’apparaissait pas sur cette carte. D’où Camille tenait-il ses sources ? De sa tête, réalisa-t-elle. Il avait fouillé de son propre aveu tout ce qui concernait la zone rouge. Il devait en connaitre les environs. Peut-être même qu’il y avait séjourné. Elle pointa du doigt les coordonnées qu’il avait inscrites et traça une ligne imaginaire jusqu’au volcan. Quels étaient les points de références possibles ? Et si elle parcourait la route à pied pour voir ce qui s’y trouvait et être en mesure de les reconnaitre plus efficacement ? Mais le faire, c’était répondre à une commande, c’était laisser croire aux gens qu’elle était disposée à le faire et être soumise à des tas d’autres demandes et à la tentation de les écouter. Aller chercher les médicaments c’était céder à un besoin égoïste. Est-ce qu’elle était prête à changer sa méthode de travail pour des aspirations altruistes ? À priori non. Alors elle repensa à ce que Camille avait dit.

« Je me demande ce qu’espérait gagner mon père quand il partait explorer les limbes pour la Brigade. »

— Oh ferme-la, ça n’a rien à voir, murmura-t-elle en s’éloignant du bureau. Tony c’est Tony et je ne suis pas lui. Mais c’est mon mentor, mon modèle. Mais si je sauve Tony, le ferait-il ?

Lui, certainement. En fait… que ferait Tony des informations apportées par son fils ? Beaucoup plus que ça encore.

— Mais je ne suis pas Tony.

« Si tu es si impliquée par la propreté de cette maison, c’est parce que le regard de mon père est important pour toi. Si le regard de mon père t’importe autant, tu ne crois pas qu’il s’intéresserait plus à tes résultats face aux limbes qu’à ceux de petite femme au foyer ? »

Elle grimaça. Ça, c’était un coup bas.

— Depuis quand es-tu aussi moralisateur ? se défendit-elle. Il ne l’est pas, parce qu’il n’a jamais dit ça. C’est juste moi qui deviens complètement cinglée. J’ai une mission. Tony m’a demandé de le sortir de là.

Elle se resservit à boire et râla sur tous les gens qui essayaient de la détourner de son but, de la changer pour l’utiliser. Elle n’était pas du genre charitable. Personne n’est fondamentalement bon à ce point. Et puis elle repensa à cette image que le docteur Daniel avait réveillée tout à l’heure. Celle d’une adolescente tirée des décombres qui choisit d’aller aider à sauver les autres plutôt que d’aller se faire examiner à l’hôpital. Est-ce qu’elle était altruiste ? Plus depuis longtemps. Est-ce qu’elle allait tenter de retrouver ces médicaments ? Oh putain oui. Elle n’hésita pas plus et sortit faire ses repérages. Quand elle rentra, le soleil se levait tout juste, elle s’était attendue à ce qu’une éruption lui permette enfin d’agir, mais elle ne sentait toujours rien.

Elle pouvait aller voir Camille, s’assurer qu’il avait passé la nuit. Chaque jour sans alerte était une possibilité de guérison supplémentaire pour lui. C’était bien, ce calme. Mais pour elle, c’était pesant.

— Bonjour, Chris, vous êtes bien matinale !

Elle se retourna en se rendant compte qu’elle était restée appuyée contre la porte sans entrer. Alors forcément, elle s’était fait repérer par la commère.

— Bonjour, répondit-elle.

— Et bah, et bah, vous avez une petite mine. Vous vous faites du mouron et c’est bien normal, mais Camille est entre de bonnes mains, il rentrera bientôt.

— Vous êtes allé le voir ?

— Hier soir, approuva-t-elle. Je lui ai apporté un repas et de quoi bouquiner. Il adore lire. Enfin, j’imagine que je ne vous apprends rien.

— Non, admit Chris mal à l’aise.

— Entrez donc boire quelque chose, nous pourrons papoter !

— Non merci, je…

— Venez, venez, ne soyez pas timide. Vous avez une tête à faire se pâmer un spectre. Rester seule ne vous fera aucun bien. Il est temps de vous ressaisir.

— J’imagine.

Chris se retrouva assise dans la cuisine à la vieille mosaïque bleue et au sol de pierre inégal. Après concertation, Marité déposa une tasse de thé devant son invitée et s’installa en face.

— Jean est parti faire des commandes. Il va quand même demander des graines parce que c’est plus discret. Ce serait bizarre si tout à coup il s’arrêtait.

— Pour la discrétion, c’est raté, remarqua Chris amère.

— Ah, zut ! On n’a rien dit ou presque. On a donné les graines de fleurs à des gens plus qualifiés, mais on n’a pas dit d’où ça venait.

— C’est pas grave.

— Mais quand même, je trouve ça triste qu’il faille faire des secrets. Vous êtes si courageuse et talentueuse. Pourquoi ne pas retourner à la Brigade ?

— Le chef m’a interdit de tenter de retrouver Tony et moi j’ai juré que j’irais le chercher.

— Et depuis tout ce temps, vous n’êtes pas parvenus à un compromis ?

— On n’a… pas vraiment essayé.

— Deux fortes têtes, ironisa Marité d’un air attendri. C’est sûr que vous vous entendez mieux avec Camille.

— Vous trouvez que ce n’est pas une forte tête ?

— Doux comme un agneau et si sage ! Ce garçon est adorable. Je suis certaine que vous lui menez la vie dure.

— C’est faux. J’ai essayé de le mettre à la porte, je n’ai jamais pu. Tout ce qu’il veut je finis par le lui donner.

— Ah, mais c’est qu’il sait y faire, voilà tout, sourit Marité avec tendresse.

— Et j’ai l’impression qu’il vous a eue, vous aussi. Vous prenez toujours sa défense.

Marité rit de bon cœur.

— Ah ça, il est mignon, mais mon Jean l’est bien plus. Et puis s’il fallait me battre avec vous pour l’avoir, je serais sûre de perdre.

— Je paierais pour vous le donner.

— Ne dites pas ça, je sais bien que c’est faux. Il a déjà réussi se rendre indispensable et ça se voit. Et si nous allions lui rendre visite toutes les deux tout à l’heure ? Il serait ravi si c’était vous qui le dorlotiez un peu !

— Plus il a d’attention, plus il est content. Ça, c’est certain.

— Retrouvons-nous avant midi, on ira lui remonter le moral, il guérira plus vite.

— Euh… D’accord.

Finalement, elle ne résistait pas plus devant Marité que devant Camille. Et après on disait que c’était elle, la forte tête !

Chris ne pouvait pas vraiment dire qu’elle savait cuisiner, mais elle se débrouillait. Elle ne s’était jamais laissé mourir de faim, mais elle manquait d’imagination et n’avait jamais cherché à faire dans l’originalité. Se retrouver dans la petite cuisine sous l’escalier dans l’optique de mitonner un plat réconfortant pour Camille était une expérience inédite et déstabilisante. Elle était déjà bien heureuse de ne pas avoir eu à préparer des pâtisseries. Elle n’en avait jamais fait et n’aurait pas su comment s’y prendre. Faire preuve d’imagination… Elle regarda les réserves de féculents et conserves de légumes d’un air perplexe. Les associer était sa seule option et comme elle n’avait absolument aucune autre idée, Camille mangerait du riz à la sauce aux poivrons parce que… pourquoi pas. Son plat prêt, elle se demanda si elle avait vraiment rempli sa part du marché. En réalité, le problème n’était pas tant les ingrédients à sa disposition ou sa créativité que le constat plutôt terne qu’elle ne connaissait pas grand-chose des gouts de Camille. Elle n’avait qu’une certitude, c’était qu’il adorait le café. Et s’il était comme son père, il l’aimait brûlant. Du coup, elle se retrouva en ville à farfouiller dans un entrepôt pour trouver un thermos utilisable. Elle hésitait entre deux lorsqu’elle ressentit les premières secousses dans son ventre. Elle en éprouva une rage féroce et étonnante.

— Pas maintenant ! gronda-t-elle en se précipitant vers chez elle.

Le volcan se fichait bien de ses états d’âme et de son envie de réconforter Camille. Il se moquait que Camille souffre et d’autant plus en se recroquevillant de terreur. Il se foutait de tout, de cette ville et des espoirs de ceux qui vivaient là. Et d’elle qui réalisait à quel point elle était assujettie à lui.

L’éruption secoua Eïr alors qu’elle faisait couler le café à l’intérieur du Thermos, en armure, prête à partir. Elle emballa son plat tout simple et emporta le tout chez la voisine sans s’arrêter. Elle était en retard. Elle vit la porte au loin, mal située pour son expédition, au-dessus de l’océan, inaccessible. Elle tenta quand même, mais elle cogitait. Ça s’annonçait compliqué. Même si elle entrait, même si elle atteignait le labo avant de devoir rebrousser chemin, même si elle trouvait les médicaments et les soins, elle n’aurait d’autre option que de tomber dans l’eau, ruinant son chargement.

Les conditions n’étaient pas favorables. Elle ne gagnerait rien à essayer, au contraire. Le volcan était capricieux, c’était lui qui dictait les règles. Pas le choix, elle devait renoncer. De toute façon, c’était mieux comme ça, sa mission passait avant tout.

Arrivée sur place, elle repéra le point le plus proche. Il s’agissait d’un bateau amarré à une coulée. Elle allait encore se ralentir à nager jusque là. Elle sauta dans la mer sans hésiter. Le poids de sa tenue et de son sac tentaient de l’attirer vers le fond. L’inertie et les vagues lui faisaient perdre du temps. Elle entendit la camionnette. Elle était en retard. Elle aurait dû renoncer. Elle ne put s’y résoudre. Elle brandit son grappin et tira. Échec. Elle recommença et se retrouva brutalement hissée hors de l’eau. Elle dégoulinait dans le passage. Elle laissait une trace évidente. Elle comprit qu’elle n’allait plus avoir la paix très longtemps. Peut-être qu’elle allait devoir fuir et se cacher. Elle évitait d’aller du côté du quartier des criminels. La vue là-bas était trop mauvaise, trop étriquée pour repérer les portails efficacement. En contrepartie, elle y serait plus proche, sur place en un rien de temps, du moins si elle en trouvait l’entrée. Et de toute façon, comment échapper à la Brigade ? Ils contrôlaient tout, même le moindre achat était un risque de la relier à eux. Elle s’y ferait.

L’air brûlant des limbes la gifla et elle reprit aussitôt ses esprits. Elle n’avait pas le temps de paniquer, elle devait tout tenter.

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LogistiX
Posté le 12/02/2025
Coucou,
Ça fait plaisir de voir un nouveau chapitre ! Content que tu aies trouvé le temps de nous poster ça dans tout le charivari que doit être l'aménagement de la nouvelle maison !

J'aime bien le fait que Camille commence à déteindre sur Chris, à l'influencer, à faire remonter son côté altruiste.

Je crois que je me sens un peu moins perdu que Raza par la fin de la scène, même si je me demande ce que la brigade va bien pouvoir faire si la faille est au-dessus de l'eau (et que donc elle ne peut pas monter une plateforme)
Je comprends que Chris se dit qu'il y a un million de raisons pour ne pas y aller, et c'est pour autant logique qu'elle y aille quand même.

Maintenant, je m'attends à ce que la visite de cette faille ait des conséquences importantes. Pas dramatiques j'espère (parce qu'elle rentre en retard, elle a vraiment peu de temps pour explorer), mais peut-être sur la relation avec la Brigade ensuite. Il n'y a aucun moyen qu'elle passe inaperçue en sortant, vu qu'elle va finir dans l'eau.

On verra si l'avenir me donne raison !
Merci pour ce chapitre !
LX
Solamades
Posté le 17/02/2025
Salut LX ! 
Oui, je reprend doucement mon rythme de publication, mais je ne garantis pas que je vais réussir à continuer sans heurts, haha…
Tu as parfaitement résumé la situation. L’équilibre instable ne peut pas durer éternellement…
Merci pour ton retour et à bientôt ! 
Raza
Posté le 10/02/2025
Aah, cool, un nouveau chapitre!
Bonjour :)
Je raccroche les wagons, Camille est blessé, Chris doit aller chercher des médocs, elle continue de se cacher de la brigade. Bien.
Elle discute avec sa voisine, mais le volcan tremble! Je dois avouer que j'ai bien aimé l'ensemble du chapitre, avec mzntion spéciale sur le riz aux poivrons :) par contre, la toute fin, euh, j'ai dû relire, je comprenais plus, où elle était, ce qu'elle faisait, bref, je crois que j'aibcompris mais pas ultra sûr. Ça vient principalement de 2 trucs : 1) ça va vite. 2) il y a tout unnparagraphe où il est expliqué qu'elle va renoncer.
Sinon, bah, merci du partage! <3
À bientôt
Solamades
Posté le 11/02/2025
Salut ! 
Contente que ce chapitre t’aie plu !
Pour la fin, je vois où est le problème, je vais essayer d’arranger ça.
Merci pour ton retour ! <3
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