Il y a de cela fort, fort longtemps

Il y a de cela fort, fort longtemps.

L’intrus s’avança lentement et, dans la lumière, sa forme se précisa. Ce n’était pas un homme, mais une femme immense, les cheveux hirsutes et à la large carrure encore exagérée par le port d’une monstrueuse cape de fourrure lui ornant les épaules de deux têtes d’ours. Un sourire dangereux se dessinait sous l’ombre de ses yeux.

Tess, terrorisé, osa un regard vers le lit, cherchant sa femme des yeux.
L’intruse capta cette oeillade et sourit encore plus.
― Elle dort.
― Qui êtes-vous ? demanda Tess d’une voix tremblante.
― Je suis chasseuse d’ours, dit la femme. J’ai suivi des empreintes et je suis arrivée jusque chez toi.

Tess faillit en être soulagé ; cet femme allait le débarasser de l’ours, voulut-il penser. Mais ce fugace réconfort n’eût pas le temps de s’installer. La femme était trop effrayante, trop calme et trop féroce à la fois. Les orbites fondues dans le noir de ses yeux formaient avec celles des deux têtes d’ours trois paires de crevasses sombres qui le fixaient et lui rappelaient encore et toujours une statuette qu’il regretta plus que tout d’avoir abandonnée sur le chemin du retour.

Inutile de se demander si cette femme était un Dieu ou un mauvais esprit, ou même si elle était une véritable et simple chasseuse d’ours. Dans tous les cas, sa présence emplirait toujours Tess d’effroi.

Tess se demanda s’il allait mourir. 
Le sourire de la chasseuse s'élargit encore un peu plus.

Elle se tenait à plusieurs pas du feu, à la limite entre le clair et l’obscure.

― J’ai faim, dit-elle. N’aurais-tu pas un peu de soupe pour l’humble voyageuse que je suis ?

Il y avait un fond de soupe dans le chaudron que Tess avait déplacé plus tôt et il lui sembla impensable de ne pas la servir.
Mené par la peur, il se dirigea vers le foyer, se saisit du chaudron et le plaça sur le feu.

Ils attendirent immobiles et en silence.
L’odeur de la soupe réchauffant vint peu à peu s’ajouter à celle des épices brûlés.

Lorsque le bruit des clapotis de bouillonnement du breuvage vinrent enfin rejoindre celui des craquements de bûches, Tess prit un bol et le remplit du restant de potage fumant, avant de contourner le feu et de placer le récipient sur la table, accompagné d’une cuillère en bois.
Puis il s’éloigna.

La chasseuse d’ours s’avança en suivant le rebord de la clarté diffusée par les flammes, s’approcha de la table et s’assit devant le bol. 
Les mains posées de chaque côté du récipient, elle se pencha en avant et huma bruyamment le breuvage.
― Il manquerait quelques herbes pour que le mélange soit vraiment bon, jugea-t-elle.
― Je, je ne sais pas s’il m’en reste… commença Tess.
― Je pense que si, dit la chasseuse en se tournant vers lui. Mais ne te dérange pas, je vais me servir moi-même.

Elle repoussa sa chaise et se releva calmement, un rictus de plaisir toujours collé au visage.

Tess, tremblant, la vit sans comprendre s’éloigner de la table et retourner auprès du lit où se trouvait sa femme. 

― Ne t’inquiète pas, lui dit la chasseuse, je ne la toucherai pas.

Arrivé à la couche, elle se pencha au dessus du visage de Manta comme elle s’était penchée au dessus du bol de soupe, et la huma, par de courts reniflements.

Elle approcha son nez si près des lèvres de la malade qu’elle faillit la toucher ; mais elle se redressa progressivement et continua de renifler l’air au dessus de Manta.

Elle se remit debout et flairait un peu en tout sens lorsque ses yeux s’illuminèrent. Comme l’aurait fait un chien de chasse, elle suivi alors par le nez une piste olfactive qu’elle seule pouvait remarquer. 

La chasseuse fit le tour de la pièce, reniflant une étagère, passant outre puis en reniflant une autre. Elle passait derrière les piliers, contournait chaises et coffres ; parfois elle plongeait au sol pour finalement se relever. Trois têtes - deux d’ours, une de femme - perchées sur un large corps à fourrure fouinaient dans toute la maison, sans rien toucher, mais se rapprochant inexorablement d’un recoin bien particulier.

Transi, les pieds cloués au sol et la tête folle, Tess regardait l’intruse chasser et su que la femme à la fourrure trouverait ce qu’elle cherchait.

Il vit la chasseuse remonter sa piste jusqu’à un long coffre effilé et poussiéreux, placé discrètement dans l’ombre d’une banquette. 
À quatre pattes sur la terre battue, la femme renifla la caisse à plusieurs reprises et grogna de plaisir.

Frémissant de satisfaction, elle tira à elle le coffret et l’ouvrit délicatement.

Ce n’était pas le vieux et long poignard rouillé s’y trouvant depuis une éternité de saisons qui l’intéressa.
Mais la bourse en tissu fermée d’un cordon que l’on avait cachée sous la lame et qu’elle découvrit précautionneusement.
La chasseuse d’ours se saisit de la petite sacoche pour la humer avec délice.

Et Tess se dit que oui, il allait sûrement mourir ce soir.