Jeudi 23 avril 2020, 18h30 / S'il fallait parler d'un dernier livre de ma bibliothèque pour accompagner ces deux mois de confinement, ce serait peut-être celui écrit par David Hennebelle : "Mourir n'est pas de mise", provocation goguenarde au destin de tous, injonction salutaire dans cette épidémie meurtrière ; d'une certaine façon, la réponse que nous adressons à la maladie en restant chez nous.
Ce livre nous raconte la dernière grande rêverie de Jacques Brel : un tour du monde en voilier. L'aventure démarre en 1974, le chanteur et poète passe son permis de capitaine et achète un navire nommé l'Askoy. Il prendra le départ d'Anvers et sa première traversée sera celle de la Manche, puis de l'Atlantique. Ce premier élan sera violemment arrêté dès l'île de Madère. Il doit d'urgence rentrer en Europe pour se faire opérer du poumon gauche. Grand fumeur, Jacques Brel est atteint d'un cancer. Aujourd'hui, après une telle alerte médicale, beaucoup aurait arrêté l'aventure pour préserver leur vie. Or, pour le poète belge, une vie sans aventure, ressemble bien trop fort à la mort avant l'heure. Alors accompagné de Maddly Bamy, il reprend son expédition là où il l'avait arrêtée : à Madère, il récupérera son bateau et passera par les Antilles, le Venezuela, le Panama. Dans l'océan Pacifique, il connaîtra quarante jours sans vents avant d'accoster aux Marquises.
C'est là qu'il s'arrêtera. Pas brutalement, non. Il arrête son voyage dans ces îles parce qu'il s'y plaît ; et il y vivra moins de trois ans. Il se lie d'amitié avec les habitants, les professeurs du collège voisin et quelques artistes locaux. Ses amis viennent lui rendre visite régulièrement et il troquera son bateau pour un avion : un biplace qu'il appellera Jojo. Entre le transport du courrier d'île en île et la composition de son dernier album : Les Marquises, Jacques Brel vit. Il organise des réceptions, demande à ses invités quel est leur plat préféré et se met point d'honneur à le leur cuisiner. Chaque ami qui passe est une fête, il leur demande même de venir chez lui en habit ou en costume. Pour les femmes, il souhaite qu'elles portent leur plus belle robe. L'épée de Damoclès de son cancer ne semble pas le préoccuper ; du moins est-ce l'apparence qu'il veut donner car il ne cesse de tousser et de s'affaiblir. À peine le nouvel an 1978 passé et l'enregistrement de son dernier album terminé, la maladie s'accélère et l'emporte.
En refermant le livre, j'ai marqué une certaine déception. Je connaissais Jacques Brel par ses textes, par sa voix, par ses engagements. Alors quand on le connaît de cette façon, on s'imagine des choses sur le personnage en dehors de la scène. On se dit qu'en privé : tout ce cœur, toute cette truculence, toute cette énergie doit se reposer et que l'homme doit montrer un autre visage, un visage plus apaisé. Il n'en est rien. Jacques Brel était dans la vie comme il était sur scène : authentique et généreux.
Plusieurs fois en parcourant ce livre, je me suis demandé ce qu'il aurait pensé de cette mise en quarantaine mondialisée. De cette impossibilité, immédiate, d'aller voir ailleurs comment va la vie. De cette interdiction de rendre visite à des amis. Jacques Brel ne s'était pas arrêté à cause de son cancer parce que cette maladie le concernait lui et lui seul. Face à un virus qui engage à ce point le collectif, certainement aurait-il marqué, comme tout le monde, un coup d'arrêt dans le mouvement de sa vie. Il l'aurait fait parce que Jacques Brel n'avait qu'un désir : être considéré comme tout le monde. Il ne se croyait pas au-dessus des autres : en témoigne la scène à la capitainerie des Marquises où il est profondément heureux de voir que le gendarme ne le reconnaît pas. Son appétit pour la vie le distinguait du monde, et le souffle de sa poésie l'avait rendu célèbre. Avait-il cherché sa renommée ? Peut-être. Peut-être, aussi, aurait-il marqué une moue surprise et amusée lorsque toute la pompe d'un état lui aurait demandé de limiter ses déplacements. J'imagine même les propos que le grand Jacques aurait tenu à la radio :
- Quelle idée originale ! Rester chez soi. Alors ça, pour une surprise... Je dois le reconnaître, c'est tout à fait inattendu. Non, je le jure, Monsieur, je n'y avais jamais songé ! C'est drôle la vie, non ?