— On m’a dit que vous étiez de nouveau sur pied, salua une belle femme noire avec une coiffure afro parfaite.
— Euh… oui, balbutia Camille surpris. Merci.
Surprise, Chris l’était aussi. Elle se pencha pour voir qui venait et comprit pourquoi son partenaire se mettait à bégayer comme un imbécile. Layla avait des yeux d’un brun sombre et envoutant et un sourire à tomber par terre.
— Appelez-moi Layla. Je tiens le bar de la place de la fontaine. Je suis passée plusieurs fois, mais tu n’étais pas là et Chris est une femme occupée. Salut Chris !
Elle lui répondit d’un petit signe de tête.
— Entrez, se dépêcha de l’inviter Camille en lui cédant le passage. Prenez une chaise.
Chris riait sous cape. Ce n’était pas souvent qu’une fille faisait perdre ses moyens à son partenaire. Layla s’installa près d’elle à table et les deux échangèrent un sourire de connivence. Layla faisait cet effet à tout le monde, aux hommes comme aux femmes, ce n’était un secret pour personne.
— Les rumeurs, commença-t-elle, c’est un peu mon travail. Et celles que j’ai entendues à votre sujet m’intéressent.
Camille hocha la tête, un rien blasé.
— Je me demande pourquoi on n’a pas déjà la Brigade sur le dos, admit-il. Mais bon, je vous écoute.
— Si ce qu’on dit est vrai, tu es comme chez toi dans les limbes, Chris. Tu arrives à t’y repérer et à retrouver tout et n’importe quoi comme si tu étais dans un supermarché.
— C’est loin d’être le cas.
— Je ne te ferai pas l’affront de m’étonner que tu y retournes encore…
— Peut-on garder un secret dans cette ville ?
— Figure-toi que oui. Ça, c’est mon intuition personnelle, pas les rumeurs. Personne ne dit rien sur tes sorties. Tout le monde s’évertue à les passer sous silence.
Chris en doutait. Toute cette histoire, c’était dangereux pour elle. Strada n’allait pas se laisser faire encore très longtemps. Ça lui pendait au nez…
— Alors qu’est-ce que tu veux ? demanda Chris. De l’alcool ? Ça m’étonnerait.
— J’ai tout ce qu’il me faut, approuva-t-elle. Par contre, si j’ai bien compris ce qui se dit à votre sujet, vous êtes capable d’organiser des expéditions dans les limbes afin d’aller y chercher un objet précis, c’est bien ça ? questionna-t-elle un ton plus bas. Parce que ça, j’y crois plus volontiers.
— C’est à peu près ça, admit Camille. Sous… beaucoup de conditions. Mais c’est à moi de déterminer si c’est possible ou non.
— Je vois. J’ai fait une demande à la Brigade. Ils ont essayé, mais… la réponse ne me satisfait pas.
— Retente, rétorqua Camille. Je peux te conseiller une meilleure formulation ou un moyen détourné afin d’obtenir ce que tu veux plus efficacement. Ce sera toujours plus fiable que de t’adresser à nous.
— Reformuler ne changera rien. Ce n’est pas un échange. L’extérieur ne peut rien pour moi, au contraire. J’ai demandé à la Brigade de me prouver si j’ai raison ou tort, ils m’ont dit que j’avais sûrement tort, je suis toujours persuadée que j’ai raison.
— À quel sujet ? s’enquit Camille.
— Quelqu’un d’infecté.
Chris tourna son regard vers son partenaire et observa sa pomme d’Adam effectuer un petit aller retour crispé dans sa gorge.
— Facile, répondit Chris. Camille est doué pour sentir ces choses-là. Il suffit qu’ils se rencontrent.
— Je pense qu’il a déjà échoué, sourit Layla mystérieuse.
Chris fronça les sourcils.
— J’ai peur… j’ai l’intime conviction que c’est moi, l’infectée.
— Hein ? s’étonna Camille. Mais si c’était toi, tu le saurais !
— Je n’ai aucun moyen de le savoir.
Elle poussa un profond soupir, mal à l’aise.
— Une nuit d’alerte, j’ai rêvé que je me retrouvais nez à nez avec un spectre. Je le voyais en face de moi, il se rapprochait sans cesse, et il a disparu face à moi, me laissant une impression de malaise et de gêne… et depuis je suis persuadée d’être infectée. Si ce n’est pas moi, pourquoi désormais ce cauchemar revient tout le temps ? Il y a un spectre en moi ou autour de moi. Je le sais, je le sens. Pourtant tous les tests de la Brigade ont échoué.
— Si les tests ont échoué… commença Chris.
— Ça ne me suffit pas. Je veux une preuve ! Je veux comprendre ! Et surtout, si ce n’est pas moi, je veux savoir pourquoi cette présence est autour de moi !
— Si c’est toi, je trouverai ta porte dans les limbes, affirma Chris. Si ce n’est pas toi, je trouverai qui est infecté auprès de toi. Et si c’est encore autre chose, alors je te conseille d’aller parler au docteur Daniels de l’hôpital. Les possessions, la Terreur, il s’y connait mieux que personne.
— D’accord, d’accord, dit-elle. J’ai conscience que vous me prenez pour une folle, je sais que vous n’arrivez pas à voir le spectre dans mes yeux, même si vous me fixez tous les deux depuis tout à l’heure. Mais je tiens vraiment à…
Camille secoua la tête.
— Chris a affirmé qu’elle s’en occupait, dit-il d’un ton rassurant. C’est la meilleure. S’il y a quelque chose à trouver, elle trouvera.
Layla lui accorda un tel sourire qu’il rougit.
— Merci, Camille. On m’avait bien dit que tu étais mignon comme tout.
Les coups sur le bois firent sursauter tout le monde. C’était fort et brusque, la porte s’ouvrit tout de suite après. Strada se présenta dans l’entrée.
— Eh ! Bonjour Layla ! s’exclama-t-il. Si je m’attendais ! Quoi de neuf ?
— Rien du tout, chef. Et toi ?
— Je suis en forme, je commence à avoir l’impression de sortir la tête hors de l’eau, j’ai plein de choses à te raconter. Mais plus tard, là je viens pour toi, mon gars. Je dérange ?
Il se tourna vers Camille qui se leva et se rapprocha de lui.
— Pas du tout. Que puis-je pour vous, chef ?
— J’ai appris que tu étais rentré de l’hôpital. Comment tu te sens ? Comment ça s’est passé ?
— Ce n’est plus qu’un mauvais souvenir, merci.
— Ça, c’est une bonne nouvelle. Du coup, je t’ai amené ton armure. On m’a assuré que c’était ta taille, mais si ça ne va pas, tu viens à la Brigade, je te la changerai.
— Ce n’est pas la peine, je n’affronte aucun monstre, moi ! se défendit Camille.
— La preuve que si.
Strada fit basculer un sac de son dos et le laissa tomber aux pieds du jeune homme qui grimaça.
— Ceci étant dit… si ça ne te dérange pas, je pourrais profiter d’être là pour te poser quelques questions. J’aimerais bien un rapport sur ce que tu as réussi à faire avec le bordel informatique. Je ne te mets pas la pression, hein… C’est juste que voilà…
— Vous m’avez donné un travail, c’est normal, chef, assura Camille en se dirigeant vers l’ordinateur.
— Je vais y aller, hasarda Layla. Camille, Chris, j’espère qu’on aura bientôt l’occasion de papoter encore.
Chris hocha la tête.
— Compte sur nous, salua Camille.
Il reporta son attention sur son moniteur et fit signe à Strada de s’approcher. Chris resta à sa place à les regarder, mutique et immobile. Elle songea que son cœur battait trop fort, plus fort que si elle avait couru dans les limbes.
— Alors, demanda Strada. Est-ce que tout ce fatras t’a servi à quelque chose ?
— Bien sûr que oui, répondit le jeune homme. C’était passionnant.
Il tourna son écran un peu plus vers le colosse qui s’appuya contre le mur pour voir ce que Camille avait fait de son temps.
— J’ai rassemblé des données intéressantes sur plusieurs domaines, expliqua Camille d’un ton professionnel. J’ai travaillé essentiellement sur deux axes : les limbes et les échanges. Je vous ai fait une nomenclature pour les échanges, un listing des termes à utiliser pour une performance maximum, le taux de succès pour chaque demande et la liste des demandes qui auraient été acceptées sous autres formes, dit-il en faisant défiler les pages. Par exemple les pièces détachées. À terme, ça devrait augmenter le taux de succès de quatre-vingts pour cent. J’ai mis au point un catalogue. Passe ça à Irvine, tu vas voir, il va adorer. J’ai aussi fait un petit logiciel pour lui, histoire d’automatiser le tout, mais j’ai pas eu le temps de finir. Je lui ai préparé une ébauche.
— Et qu’est-ce que ça fait au juste ?
— C’est à utiliser pendant les échanges, à chaque demande, il entre la requête, le programme enregistre la demande, le demandeur, la date… et se lie au catalogue pour fournir l’appellation la plus appropriée. C’est pas encore parfait, mais je ne suis pas informaticien. D’ailleurs, si tu en as sous le coude, j’aurais bien besoin d’un coup de main.
— Je vais t’envoyer quelqu’un pour que tu lui expliques, approuva Strada. Concernant les limbes, tu as quelque chose ?
— Oh, oui.
Camille sourit.
— Des petites choses pour commencer. J’ai corrélé des relevés de températures et des durées d’ouvertures des portails. J’ai déterminé un chrono qui pourrait être utile à tes explorateurs pour limiter énormément les risques. Fiable à… quasi cent pour cent parce que ça reste chaotique. Ça pourrait être intégré au système des lunettes, mais là je n’y connais rien.
— J’ai quelqu’un qui sait faire. Paul, il est d’habitude en vigilances après alertes, mais à la base il est informaticien.
— Parfait. Il faudra que vous me le présentiez. J’ai aussi mis au point un petit calendrier qui devrait se préciser au fil du temps. Ce sera les prochaines dates des éruptions. C’est un peu moins fiable parce que j’ai l’impression qu’il y a une part d’aléatoire. Ça colle sur une bonne partie des fois, mais il y a des… imprécisions.
— Très intéressant, assura Strada. Même à titre indicatif ce sera utile. On pourrait envisager de prévenir la population à l’avance et d’éviter encore plus les incidents.
— Par exemple, approuva Camille. Sinon…
Il se fit violence pour ne pas regarder Chris.
— Voilà… je pense être en mesure de créer une carte interactive des limbes. J’ai compris comment elles fonctionnent.
— On parle bien du labyrinthe des limbes ? s’étonna Strada.
— Tout à fait. Il y a une logique. Je la tiens. L’idéal, ce serait si des explorateurs pouvaient retourner observer les parties des couloirs qui n’ont jamais été étudiées.
— C’est en projet, répondit Strada, les yeux brillants. Tu veux dire que tu as des preuves qu’il ne s’agit pas d’un labyrinthe changeant et aléatoire ?
— C’est un labyrinthe changeant, rectifia Camille, mais pas aléatoire. Il se génère sur une base fixe : notre monde. L’échelle est différente, mais des points de contrôles le prouvent.
Il fit défiler les images.
— Quand Chris et Tony ont tourné les vidéos des limbes, ils sont passés à proximité de motifs comme celui-là. Des motifs qui se réfèrent à un lieu réel. La fontaine du centre, par exemple. Je prends cet exemple parce que c’est le plus parlant, mais c’est souvent subtil.
Strada regardait l’écran, bouche bée.
— J’ai repéré ces points, je les retrouve à chaque fois. Ils ont l’air fiables. Du coup, j’ai pu déterminer les endroits où les explorateurs sont allés. Et je peux te garantir que quand ils sont capables de se rendre particulièrement loin comme Tony et Chris, alors ils peuvent atteindre des lieux hors du mur d’enceinte d’Eïr.
— Et tu peux le prouver ?
— Oui. Regarde… ces silos, tu les connais ? Tu as déjà vu ça en ville ?
Strada cligna des yeux.
— Ça me rappelle vaguement quelque chose.
— Et bien, c’est là.
Il lui montra la grande feuille lourdement annotée juste à côté de lui.
— Incroyable. Est-ce que ça pourrait nous aider à évacuer des civils de la zone ?
— À priori non. À ma connaissance, nous n’avons jamais trouvé de porte de sortie.
— Dehors, ça n’est jamais arrivé ?
— Jamais, assura Camille. J’ai fouillé partout, je l’aurais su.
— J’ai toujours espéré que Tony s’en soit tiré comme ça, soupira Strada. Qu’une voie se soit ouverte ailleurs et qu’il ait saisi l’opportunité.
— Mon père a fait quelque chose que personne d’autre n’a tenté, il est resté dans les limbes alors qu’elles se refermaient. Il a vu plus de choses que nous n’en verrons jamais, et… je n’ai pas encore réuni assez de données pour le prouver, mais je pense qu’il a pu s’en sortir. Il y a des abris, il y a accès à de l’eau, de la nourriture, notamment grâce aux portes de spectre… Survivre est… extrêmement difficile, mais plus j’en sais, plus je trouve ça possible.
— Si c’était le cas, il serait déjà là.
— Pas forcément. Il y a bien une part d’aléatoire à l’ouverture des limbes, quelque chose change, les différents tunnels ne sont pas toujours les mêmes, disposés pareil, et je ne comprends pas comment la transformation se produit. Mais elle pourrait très bien perdre mon père dans le labyrinthe. Personne n’a la moindre idée d’où se situent les limites des limbes, et si elles représentent une surface égale ou supérieure à la Terre elle-même, comment pourrait-il retrouver son chemin ? Je suis sûr, chef. Les chances ne sont pas nulles.
Strada avala sa salive et jeta un coup d’œil du côté de Chris qui faisait de son mieux pour rester impassible.
— Je veux des preuves, plus de preuves, se reprit Strada.
— Pas de soucis. C’est même plutôt simple, ironisa-t-il. Il faut qu’un véritable explorateur retourne là-bas pour vérifier mes données.
— Ça… c’est l’éternel problème.
— Voilà. C’est à peu près tout pour l’instant. J’aurais pu faire plus, mais à cause de mon passage à l’hôpital, je n’ai pas tellement eu le temps.
— C’est déjà excellent. C’est du très bon boulot, assura Strada. À peine arrivé, tu fais des miracles.
— C’est un sujet passionnant et vous m’avez fourni toute la matière, répondit Camille, les yeux brillants. Le travail des explorateurs est la clef de tout.
— N’est-ce pas. Bien, je vais aller montrer tout ça à ceux de l’équipe que ça concerne, on va faire une petite réunion dans la soirée, ce serait mieux que tu en sois. On va parler de ça, et d’autres avancées et de soucis qu’on a eu, c’est bien que tu sois au courant et aussi que ce soit toi qui expliques tout ça.
— Pas de problème, je viendrai.
Strada hocha la tête, content.
— Camille, dit-il avec un sourire fier, merci beaucoup. À bientôt.
Il se dirigea vers la porte, tenta un regard vers Chris, puis, voyant qu’elle l’ignorait, il soupira et quitta la pièce.
Bon, ça avance, et le côté comique de toute la ville sait pour Chris sauf Strada a un gout de "goodbye lenine" pour moi ! XD
Franchement, Camille pourrait pas glisser un indice à Strada ?
Sinon, à un moment, Strada l'appelle "fils", et je trouve que ça sonne bizarre. Fiston plutôt ?
À bientôt !
Secret de polichinelle…
Je suis d’accord avec toi pour le Fils… je m’en étais jamais rendue compte.
À bientôt !