Arthen s'était fait des frayeurs tout seul. Rien ni personne ne vint les déranger le surlendemain, pendant qu'ils continuaient leurs recherches. Les deux enfants s'étaient réparti la tâche. Ils s'étaient séparé les fiches mises de côté l'avant-veille, et assignaient une probabilité à chacune, selon leur intuition.
- On n'arrivera à rien avec cette méthode, souffla Djéfen au bout de deux heures, découragé.
Il leur restait bien encore les trois quarts des dossiers à regarder. Et comme ils n'avaient aucun indice, ils avaient l'impression de faire des choix complètement arbitraires en sélectionnant ou en rejetant un profil. Pourtant, Arthen s'accrochait encore. Cette fois-ci, ce fut lui qui trouva l'idée salvatrice :
- Eh ! Sur le dernier dossier que j'ai consulté, le type n'avait même pas les yeux bleus, comme moi.
- Et alors ?
- Mais tu ne vois pas ? La machine ne choisit peut-être pas en priorité les bons critères. Si elle met tous les détails physiques au même niveau, ça peut amener à des idioties. Nous, nous savons que la couleur des yeux est plus importante que par exemple la forme du nez ou des oreilles...
- Mais comment tu sais que la forme des oreilles est moins importante ?
- Parce que moi, je sais que j'ai les mêmes lobes d'oreille que ma mère, mais la machine, elle, l'ignore, s'emballa Arthen, qui sentait une piste se former, alors ça ne sert à rien, ce critère, pour trouver mon père... En revanche, les yeux sont prioritaires...
Pour une fois, Arthen avait perdu Djéfen en chemin :
- Je sais que l'hérédité, ce n'est pas si simple que ça, expliqua-t-il avec fougue, mais si je suis un mélange de ma mère et de mon père, alors il faut regarder en quoi je ressemble à ma mère, et éliminer ces traits physiques de notre recherche.
Djéfen siffla admirativement.
- Ouais, ça peut donner quelque chose, s'enthousiasma-t-il.
Ils revirent tous les détails physiques un par un, et assignèrent des priorités à l'hôte. Yeux bleus en amande et cheveux noirs devinrent leurs critères de base. Évidemment, c'était loin de suffire, et d'autres détails vinrent les compléter, comme le fait qu'Arthen était gaucher, contrairement à sa mère ou à son oncle.
Pour les critères sanguins, ils demandèrent à l'hôte de comparer les caractéristiques d'Arthen et de sa mère. Arthen nota au passage que la machine connaissait bien des choses sur sa mère... Les formules sanguines différaient. Même chose entre Arthen et Siohlann. Les garçons firent alors l'hypothèse qu'Arthen avait des caractéristiques sanguines proches de son père. Juste pour voir ce que cela donnerait...
Ils attendirent sur les charbons ardents le verdict de la machine. Si elle sortait zéro, ou dix mille, ils ne seraient pas plus avancés...
L'hôte leur annonça, de sa voix désincarnée, que huit mille trois cent soixante-douze dossiers montraient une probabilité non nulle de parenté, selon les critères énoncés par les garçons. Ceux-ci sentirent leurs espoirs dégringoler en chute libre, mais la machine n'avait pas terminé :
- Un seul dossier présente une probabilité supérieure à quarante-deux virgule cinquante et un pour cent, avec un résultat à soixante-trois virgule vingt-sept pour cent.
Arthen et Djéfen se regardèrent, ébahis : un tel résultat pouvait-il être le fruit du hasard ?
- Photo, identité, ordonna Djéfen, d'une voix rendue rauque par l'excitation.
Un regard bleu foncé les transperça depuis l'écran géant de la salle, éclairant un visage séduisant. Djéfen siffla, en lisant sur un des écrans annexes :
- Eh ben, dis donc : c'est l'inventeur de l'hyperespace !
- De quoi ?
Djéfen le toisa avec un peu de cette supériorité qu'il affichait inconsciemment, à chaque fois que son ami montrait qu'il ne connaissait vraiment rien à rien.
- C'est un moyen de se déplacer instantanément dans l'espace. C'est grâce à cela que les Spatiaux sont venus. Sinon, ils auraient dû voyager pendant des siècles.
Arthen digéra l'information un bon moment, les yeux dans le vague. Comment pouvait-on se déplacer instantanément ? Têtu, il revint pourtant à son sujet :
- Mais il est super jeune !
- Il était, corrigea Djéfen en consultant des informations. Voyons, il avait vingt-deux ans au moment où les Spatiaux sont arrivés ici, ça fait quinze ans, il doit en avoir trente-sept maintenant.
- C'est l'âge de ma mère, nota Arthen, songeur.
Djéfen continua à lire, sans tenir compte de l'interruption :
- Mais il avait douze ans quand il a conçu la théorie.
- Douze ans ? Notre âge ?
- Ça paraît dingue, non ? Ils écrivent que c'est un génie, qu'il a fait construire le premier vaisseau hyperespace à quinze ans. Ils disent aussi qu'il est télépathe.
Le garçon fit la grimace, choqué, et regarda Djéfen, qui haussa les épaules.
- Tu crois qu'il est venu ici ? interrogea Arthen.
- Aucune idée, mais c'est possible non ? Si tu pouvais te balader à ta guise dans un vaisseau à déplacement instantané, tu n'aurais pas envie d'aller partout ?
Arthen haussa les épaules à son tour :
- Ben si ! Évidemment ! Mais je ne suis pas un génie, je n'ai aucune idée de ce qui peut motiver un télépathe surdoué dans la vie...
Il secoua la tête.
- J'aimerais bien en savoir plus sur lui, mais je ne vois toujours pas comment tu comptes prouver qu'il est ou qu'il n'est pas mon père. De toute façon, ça ne tient pas debout, je n'ai rien d'un génie, moi ! Et ma mère est comme tout le monde, elle n'aime pas les télépathes.
Djéfen rit.
- Objections retenues ! Mais on peut regarder plus attentivement, tu admettras que c'est plus intéressant que la rotation des cultures.
Ils étaient en plein dans les enseignements de techniques agricoles ; en ce moment, comme le rappelait Djéfen, et ils auraient dû réviser leur cours. Mais même si Arthen n'était pas un génie, il n'avait jamais eu besoin de réviser des trucs aussi évidents que les leçons de la classe...
****
La vie de Kaelán Oguenki était en effet bien plus intéressante que la culture des céréales : génie précoce, inventeur de technologies innovantes, il était à l'origine d'une nouvelle révolution scientifique, en ayant développé le moyen de relier instantanément les quelque quarante-cinq planètes qui composaient la civilisation des Spatiaux. Une révolution scientifique, mais surtout une lame de fond qui avait commencé à changer la façon de vivre et de penser de milliards d'individus.
Les enfants passèrent vite sur ses activités politiques. Leur importance leur échappait, par méconnaissance de la civilisation des Spatiaux, et puis, ils furent attirés par d'autres aspects fascinants de la personnalité de leur sujet : non content d'être un scientifique de génie, c'était aussi un musicien accompli, qui avait donné des concerts sur l'ensemble des planètes, et un adepte d'arts martiaux. Remplaçant sur l'écran la photo figée, une première vidéo leur montra quelques scènes d'un combat. S'ils n'en comprenaient pas les règles, Arthen et Djéfen furent impressionnés par l'élégance du style, la précision et la grâce des mouvements, et l'efficacité des coups. On aurait presque dit de la danse, s'il n'y avait eu la violence des impacts pour rappeler qu'il ne s'agissait pas d'une chorégraphie.
Djéfen commenta :
- Quelle vitesse ! Je ne pensais pas qu'un humain pouvait être aussi rapide...
Ils regardèrent le combat encore quelques minutes, puis passèrent à un concert. Des hurlements envahirent la pièce, alors que l'écran montrait une scène vide devant une foule immense, manifestant son impatience. Les deux enfants écarquillèrent les yeux, presque effrayés. Jamais ils n'avaient vu autant de monde en un seul endroit. Il devait y avoir là plusieurs dizaines de fois la population d'Arcande...
- C'est le public ? souffla Arthen.
Djéfen secoua la tête, abasourdi.
- Tu peux nous compter les individus dans l'audience ? demanda-t-il à l'hôte.
Le chiffre s'inscrivit sur l'écran à droite de Djéfen : cent soixante-douze mille huit cent trente-sept. Les musiciens allaient jouer devant plus de cent soixante-dix mille personnes, rassemblées sur ce qui paraissait être une vaste esplanade. Arthen fit un rapide calcul : environ trente fois la population de leur ville ! Ajoutant à son ébahissement, deux lunes, accrochées dans le ciel au-dessus des spectateurs, semblaient le narguer. L'une était large et rose, l'autre petite et blanche ; elles diffusaient une lueur nacrée qui ne ressemblait à rien de ce que l'on connaissait ici : la lune ici, LA lune, était jaune, avec un semblant de visage dessiné à sa surface. Ces deux lunes, pourtant irréelles, donnaient une présence tangible à la scène devant leurs yeux. Ça se passait dans un lieu qui existait, quelque part, ailleurs que sur terre...
Fascinés, les enfants suivirent le concert sans en perdre un seul instant. La musique leur paraissait étrange, mais pas désagréable. Cinq musiciens occupaient la scène et jouaient sur des instruments qui montraient une lointaine parenté avec ceux familiers aux enfants. Les rythmes étaient lourds, entêtants, mais en même temps complexes, jamais identiques. La voix de Kaelán les remuait, tour à tour plaintive, profonde, enjôleuse. Elle leur jetait des mots, des phrases, dans un langage qui leur semblait proche, mais dont pourtant ils ne captaient rien. Ça n'avait rien d'une performance vocale, sa voix n'était pas puissante ou son timbre exceptionnel, mais elle était chargée d'une myriade d'émotions qu'elle transportait vers le public. Le film rendait avec brio l'ambiance, ils avaient l'impression d'être là-bas, avec le public survolté. La musique sortait de partout et nulle part, tout autour d'eux. Ils se mirent à bouger, eux aussi, comme le public, comme les musiciens, pour suivre le rythme suggéré par la musique.
Le temps passa sans qu'ils s'en rendent compte. Le concert se termina, les musiciens saluèrent. La caméra agrandit l'image de Kaelán, transpirant et extatique. À cet instant, Arthen, transporté, aurait vraiment aimé que cet homme soit son père. Il était si extraordinaire !
Le public réclamant à grand bruit d'autres morceaux, les musiciens restèrent sur scène. Dans l'audience, beaucoup d'hommes étaient torse nu, les femmes portaient des robes légères ou des brassières. Arthen pouvait presque ressentir physiquement la chaleur moite de cette soirée d'été. Sur la scène, Kaelán enleva son tee-shirt trempé de sueur, s'essuya le visage avec - un geste typiquement masculin - et le lança vers l'arrière. On lui en envoya un autre en retour, qu'il enfila aussitôt.
Le garçon sursauta.
- Arrête le film ! commanda-t-il à Djéfen d'une voix étranglée.
Celui-ci, brusquement ramené à la réalité, obtempéra.
- Reviens un peu en arrière, jusqu'au moment où il retire son vêtement. Là, maintenant, stop !
L'image se figea sur le tee-shirt immobilisé en l'air, comme par magie. Mais ce n'était pas cela qui intéressait Arthen. Il pointa un doigt vers le torse de Kaelán, miroitant de sueur, visible dans la lumière bleutée de la scène.
- Quoi, Arthen ? Si tu envies sa musculature, je comprends, railla Djéfen, mal à l'aise.
Arthen venait d'ouvrir sa chemise, défaisant fébrilement les boutons. Il montra à son ami les quatre petits grains de beauté, disposés en un losange parfait sur son cœur.
Là-bas, sur l'écran, on distinguait exactement le même motif, au même endroit, sur le torse de Kaelán...
Rachael, c'est fou, je suis de plus en plus dingue de cette histoire, au fur et à mesure qu'elle avance... Dans ce chapitre-ci, on a une brève vision de tellement de choses ! L'univers des Spatiaux, leurs 45 planètes, et bien évidemment le père d'Arthen !! J'ai terriblement hâte de lire la suite, j'ai l'impression de m'embarquer pour une très très grande aventure dans un monde personnalisé que tu nous dévoiles petit bout par petit bout, et qui me plaît de plus en plus. Vraiment, ce chapitre m'a fait l'effet du coup de poing que je reçois parfois à la lecture de certains bouquins (parmi eux, la PM et Harry Potter, c'est pour te dire !). Donc MERCI et BRAVO pour cette histoire, j'espère qu'elle se développe convenablement dans ta tête, qu'elle ne pose pas de difficultés, parce que j'aimerais lire toute la suite le plus vite possible !
A bientôt :D !
Non, blague à part, je suis très touchée pour de vrai ! :*)
(j'ai même appris un nouveau smiley pour l'occasion)
Promis, tu auras la suite, j'espère qu'elle te plaira autant, je ne vais pas laisser tomber la pression, et Arthen n'a pas fini d'en voir...
J'essaye de garder le rythme d'un chapitre par semaine pour le moment (sauf cette semaine, concours halloween oblige !). C'est une réécriture pour cette première partie, et je viens de commencer parallèlement à écrire la seconde (oui, l'histoire se développe bien, elle bourgeonne même, le plus dur c'est de ne pas partir dans tous les sens en même temps...).
(Décidément, je te dévoile tous mes "secrets" aujourd'hui...)