PREMIÈRE PARTIE : ÉTÉ / CHAPITRE 1 : MORAN

Notes de l’auteur : Si le texte a initialement été écrit pour que le personnage féminin Charlie soit la narratrice, j'ai décidé de développer les personnages masculins en faisant d'eux également des narrateurs.

Charlie

Quatre saisons se sont écoulées : été, automne, hiver, printemps ; puis l’été est revenu. Quoiqu’il se passe, ça recommence. Éternellement ! Trois cent soixante cinq jours un quart ! Si la vie s’est arrêtée pour certains et si, pour certaines âmes désespérées le temps semble s’être stoppé ; les secondes, les minutes, les heures, elles, en vérité, ont continué à tourner à leur rythme régulier sans jamais réfréner leur course et varier leur durée. Mais les saisons ne reflètent pas seulement le temps qui passe. Ça, je ne l’ai compris qu’à la lueur des événements qui ont marqués cette année ; les saisons sont aussi le miroir de nos émotions.

Quatre saisons ! Le temps est venu pour moi de raconter.

 

Wyoming, une carte postale ! Voilà quel pourrait être le slogan d’une agence de voyage et comment elle promouvrait l’endroit où j’ai grandi : « Amoureux des grands espaces américains, venez vous perdre dans ces paysages déserts, ces montagnes acérées ou ces lignes droites infinies ».

Seulement ponctuées de quelques maisons isolées, nos routes ininterrompues soulignent bien le côté western. On imagine sans peine, en toile de fond, la poussière qui volette dans la lumière rasante du soleil couchant et les notes d’Ennio Morricone l’accompagnent comme un scintillement mélodieux. Le cowboy, un John Wayne des temps modernes, arrive au galop sur son cheval fringant, conduisant son troupeau de quelques deux cents têtes à travers le pays (il faut être honnête après des journées de chevauchée, nos montures sont encore rarement blanches).

Ce cowboy, c’est mon père : John MacFarrow. Et moi, je suis Charlie MacFarrow, j’ai vingt-cinq ans et je suis cowgirl. Enfin, en vérité, mon père se déplace plus souvent avec le vieux pick-up Chewy qu’à cheval désormais, ses vieux genoux lui rappelant qu’il a le double de mon âge. Alors je prends le relais lorsqu’il faut déplacer le troupeau, aidée par mes trois cousins et, à l’occasion, le personnel du ranch.

Enfant, lorsque j’accompagnais mon père dans mes premières transhumances, je le harcelais pour qu’il me raconte l’histoire de notre famille :

– Papa, redis-moi comment on est arrivés ici ?

– Ce doit bien être la dixième fois que tu me le demandes Charlie !

– Naaaan ! Tu exagères, une fois par transhumance et j’ai douze ans.

– Tu montais déjà à cheval avec moi à deux ans. Ta mère râlait assez comme ça pour que je m’en souvienne.

– Raconte ! Sieuplé ! Le suppliais-je en le regardant avec de grands yeux larmoyants.

Ça marchait à chaque fois, le coup de la petite fille titillant la corde sensible de son père. Alors, inlassablement, de sa voix grave et puissante, il narrait notre histoire :

– Notre famille a acheté ses premiers ares à Moran au pied de Jackson Lake, peu de temps après son arrivée en terre promise, un petit lopin coincé entre Grand Teton National Park et la Pacific Creek, juste avant que celle-ci ne se jette dans la Snake River. Nos aïeux ont fait partie des 914119 Irlandais immigrant aux États-Unis. Tu te souviens à quelle époque c’était ?

– Oui, euh attend ! Entre 1851 et 1860, déclarais-je avec assurance.

Acquiesçant, d’un sourire attendri, il poursuivait :

– Le Ranch des Quatre Routes a vu le jour quelques années après. Il a prospéré petit à petit, pierre après pierre, ou plutôt devrais-je dire planche après planche. J’avoue que je suis assez fier du chemin parcouru par notre famille pour en arriver là et j’aime énormément mon métier de rancher : passer des journées à cheval à conduire le troupeau de pâturages en pâturages, à travers des paysages sublimes, trier des bêtes, les sélectionner pour obtenir les meilleurs bestiaux puis les présenter aux salons et en tirer le meilleur prix.

– Moi aussi, plus tard, je veux devenir cowboy !

– Ahah ! Je suis désolé ma fille mais tu ne seras jamais cowboy ! Se moquait-il.

Je le fusillais du regard, révoltée par tant d’injustice, avant que ma contestation ne soit noyée par sa réponse :

– Au mieux tu seras cowgirl sinon il va falloir changer de sexe.

Et il partait dans un grand éclat de rire. À l’époque, je n’ai pas bien compris la subtilité mais j’ai retenu que devenir cowgirl, c’était comme devenir cowboy et ça me suffisait. Radoucie, rassurée, je l’enjoignais à poursuivre :

– Cowgirl, si je suis à cheval toute la journée avec les bêtes, ça me semble pas mal non plus. Vas-y continue, je t’écoute papa.

– Mon grand aïeul…

– Ton arrière-arrière-arrière grand-père ?

– Cesse donc Charlie ! Si tu m’interromps continuellement, il va falloir qu’on descende jusqu’en Californie pour que tu aies tout le récit de notre famille. Je ne saurais te dire exactement quel est le degré d’ancienneté de Sean MacFarrow. Toujours est-il qu’il avait réuni un petit pécule grâce à son commerce florissant de Guinness, breuvage noir dont l’histoire remonte à 1759. Je ne sais pas si nous sommes les descendants directs d’Arthur Guinness. Quand je serais vieux et que j’aurais le temps, je me pencherai sur notre généalogie.

– Tu es déjà vieux, me moquais-je entre deux gloussements, satisfaite de ma blague, avant que le regard noir de papa me signifie de me taire. Vas-y, vas-y, je t’écoute.

– Sean a dû fuir Dublin et sa terre natale avant que les affres de la Grande Famine de 1845 n’engloutissent tous ses deniers. Je crois qu’en ça, c’était un visionnaire et il est parti au bon moment. Puis les générations se sont succédé pour faire prospérer l’affaire familiale, et nous voilà maintenant, toi et moi. La dernière génération en activité…

 

Ce souvenirs affluent et me donnent le sourire aux lèvres avant que la réalité ne me rattrape et ne m’oblige à me concentrer sur ce maudit bétail qui ne veut jamais suivre le bon chemin. Pour le coup, nous ne sommes pas trop de quatre pour conduire notre sélection de vingt têtes, et presque autant de veaux, à la foire aux bestiaux de Jackson en ce chaud mois de juillet. Ce n’est qu’à une trentaine de miles1 de distance mais ça nous prend bien trois jours pour faire le trajet en conduisant le bétail à cheval. J’adore aller à Jackson parce que la traversée de la vallée est absolument magique. Je ne me lasse pas des paysages et de ses effluves si caractéristiques, mélange de poussière âpre et d’herbes aromatiques sauvages. Le plus enivrant, c’est quand une pluie d’orage vient arroser la terre asséchée depuis des semaines et que ressortent les senteurs métalliques des roches volcaniques.

Et puis, ça me sort un peu du ranch et me permet de rencontrer du monde et revoir des amis. Ce n’est pas aux Quatre Routes que je vais trouver l’homme de ma vie. Même si je croise quelques jeunes qui viennent y travailler, ils ne restent jamais plus d’une saison, voire moins si mon père leur tombe dessus en train de me compter fleurette. Je suis sa seule fille et mon patriarche a tendance à être un peu protecteur. En fait, il peut même paraître carrément flippant, surtout quand on ne le connaît pas. Il a un look de viking avec sa grande barbe rousse et sa voix tonitruante. Il me fait penser à Stoïc la brute, le père de Harold dans mon dessin animé préféré « Dragon ». Je lui ai d’ailleurs déjà demandé s’il ne voulait pas se mettre à l’élevage de dragons plutôt qu’à celui des vaches parce que, si j’aime mon cheval, un petit vol à dos de Furie Nocturne ou de Cauchemar Monstrueux me tenterait bien. Ça ne l’a pas fait rire mais je ne crois pas qu’il ait vraiment saisi al référence.

Cela dit, je dois avouer qu’elles sont belles nos Texas Longhorns avec leur robe bringée et leurs gigantesques cornes. Originaires du sud des États-Unis, rustiques et résistantes, elles ont cependant su s’adapter au climat de nos contrées. Papa m’avait raconté que Lenny, son grand-père, était tombé amoureux de la race à l’instant où il l’avait découverte sur une foire et avait fait son cheval de bataille. Désolée pour le jeu de mots vu que ce sont des vaches. Les autres ranchers, ses frères, tous l’avaient traité de fou. Pourtant, au jour d’aujourd’hui, l’élevage perdure encore avec mon père, et avec moi après lui. Secrètement, j’espère un jour en avoir une dont l’envergure des cornes détrônera celle enregistrée dans le Guinness des Records de neuf pieds soixante-huit2. Pour l’instant, on n’a pas dépassé les six pieds et demi. Mon père se préoccupe plutôt du rendement du troupeau que des records. Ça, c’est plutôt mon dada, si je puis dire. La compétition, les défis, c’est tout à fait moi.

 

Ma mère, Cathlyn, n’est plus là pour le confirmer, mais mon père aime à me raconter qu’elle avait coutume de dire que, déjà bébé, j’étais une tête brûlée. Et lui de rajouter : « de mule, la tête ! De mule ! ». Je ne saurais jamais si elle faisait référence à mon caractère bien trempé ou à la couleur de mes cheveux. Pour ça, je ne peux pas renier mes origines avec ma tignasse rousse, flamboyante, longue et bouclée, mes tâches de rousseur et mes yeux verts. Heureusement pour moi, je n’ai pas hérité de la peau de lait de ma mère et j’arrive, avec les heures passées au soleil, à obtenir un léger hâle sans trop passer par une case « écrevisse ». Pas non plus de quoi me confondre avec une amérindienne. Pas comme ma seule et unique amie Lakota, une Shoshone pur jus du Wyoming aux cheveux noirs de jais et à la peau brune.

J’ai toujours trouvé un peu étrange que ses parents lui donne le nom d’une autre tribu que la sienne jusqu’à ce qu’un jour j’ose enfin lui demander :

– Lakota, c’est bien le nom d’une tribu ?

– Bah oui, comme si tu ne le savais pas.

– Mais tu es Shoshone ?

– Tu peux reprendre ma réponse d’avant Charlie, elle est toujours valable.

– Tu n’as jamais trouvé curieux que tes parents te nomment ainsi alors ?

– Non pourquoi ? Je devrais ? Répond-elle, mutine. Tu te souviens du cours d’histoire locale qu’on avait eu à l’école de Moran ?

– Celui où il avait fallu apprendre par cœur les dates et les noms de toutes les tribus ? Ah si, beurk,c’était imbuvable, réponds-je en mimant un vomissement.

– J’ai demandé à mon père après ça. Il m’a barbé en me refaisant, en plus du cours d’histoire, un cours sur la tolérance ou je ne sais quelle réponse philosophique sur les peuples et leurs liens. Bref ! J’ai laissé tombé et au final, je m’en fous. J’aime bien, ça sonne comme une musique et en plus, il y a un petit côté provocateur. Tu vois, Charlie, comme un pied de nez aux peuples qui se font la guerre en montrant que chez nous, on est tous égaux, qu’il n’y a pas de différence entre nos tribus. Mais si ça te tourmente tant que ça, demande à mon père, ajoute-t-elle avec malice.

– Euh non, tant pis. Tu sais bien qu’il m’impressionne trop, réponds-je en rougissant.

Pourtant je le connais… depuis quand au fait ? Depuis toujours, je crois. Nous avons grandi ensemble, Lakota et moi, et sommes inséparables. Son père, Taboo Quanah, travaille avec le mien. Il est d’ailleurs plus un associé et un ami qu’un employé C’est lui l’expert équin du ranch qui prépare les poulains pour leur future carrière de cheval de cowboy. Mon père et lui sont aussi complémentaires que différents, ils présentent un vrai contraste haut en couleur. Comme nous.

 

Décidément, je me laisse envahir par les souvenirs aujourd’hui. Il faut dire que c’est la première fois que Lakota ne m’accompagne pas à Jackson. Son petit ami Billy travaille comme « trucker » dans une compagnie de transport longue distance. Il fait les déplacements entre le Wyoming et le Québec et part pour des périodes allant de quinze à vingt jours. Il rentrait au moment où je devais partir pour la foire. Lakota avait hâte de le revoir et a préféré rester. Je ne suis pas jalouse bien sûr car si elle est heureuse je le suis aussi, mais son absence se fait sentir. On n’a pas vraiment les mêmes délires avec mes cousins et les journées sans elle paraissent plus longues et ennuyeuses.

 

Duende

Ce soir, nous faisons étape au Bagdad Café, dernière halte de notre trajet. C’est mon lieutenant qui m’a parlé de cet endroit où passer la nuit, sur la route entre Jackson et Moran. D’ailleurs, c’est à lui que j’ai abandonné la mission d’organiser ce trajet, et plus ou moins le reste aussi. Parce que ce boulot franchement, je m’en fous. J’ai été contacté par la maison-mère pour cette mission débile et sans intérêt, pour autant je n’avais pas vraiment la possibilité de refuser. J’y ai entrevu une porte de sortie vers ma liberté. Alors j’ai fait un deal : j’acceptais de faire le sale boulot mais en contrepartie, ils me lâchaient définitivement la grappe ! Ce qui veut dire que mes bikers et moi serons affranchis de toute domination du gang d’origine et nous deviendrons un club à part entière. Gérer nos propres activités, décider de nos contrats, imposer nos propres règles et notre conscience… Je ne m’attends pas à être accepté au paradis mais ça me permettra quand même d’agir à ma guise et de respecter mes convictions. Je ne suis pas un enfant de cœur mais je ne suis pas le pire des pourris. Si buter un connard ne me pose pas de cas de conscience, il y a des choses que ma morale réprouve. J’ai beau être un chef de gang et être considéré comme un monstre à l’âme aussi dure que le roc, au fond de moi, une petite lueur tente toujours de scintiller pour que je n’oublie pas d’où je viens. Il ne manquerait plus qu’elle s’allume cette connasse ! Aucun risque !

Assis sur nos bécanes, moteurs arrêtés, j’observe de loin l’environnement du Bagdad Café. La survie d’un groupe comme le nôtre, c’est l’anticipation. Je ne veux pas me faire surprendre car, dans ce cas, l’impulsivité prend le relais sur la réflexion. Les conneries qui en découlent peuvent coûter cher. Très cher ! Anticiper, c’est contrôler. Contrôler, c’est dominer. Voilà la devise que j’inculque à mes gars. Mes bikers, je les sélectionne. Je n’accepte pas n’importe qui. Exit les racistes et les misogynes, le fous de la gâchettes ou les abrutis finis. Et par abrutis, je ne parle pas du niveau de Q.I. mais de ceux dont la violence qu’ils ont en eux est tellement exacerbée que ça les rend dangereux pour eux-même. Ça, à la rigueur, je m’en fous. Par contre pour les autres, et, par répercussion, pour notre club, c’est mon affaire. Les gangs de bikers n’ont pas bonne presse, à juste titre, il ne faut pas se voiler la face. Alors ce n’est pas la peine de se retrouver sur le devant de la scène et d’éveiller les soupçons des fédéraux avec des actes illégaux non réfléchis. Nous devons être prêts. Toujours. Rompant le silence, je demande à mon lieutenant :

– Tu résumes ?

– Quand j’étais plus jeune et que mon beau-père nous emmenait ma mère et moi à la ville, il arrivait qu’on s’arrête ici pour déjeuner. En fait, ça ne s’appelle pas le Bagdad Café mais sa configuration, son isolement et même la vieille caravane en métal qui n’a plus dû voir une route depuis des décennies m’ont toujours fait penser au film. Il s’avère que tout le monde l’appelle comme ça.

– J’espère que l’accueil y est plus chaleureux et amical. Et la serveuse plus jolie...

– Sans aucun doute. À cette période, on doit surtout s’attendre à trouver quelques habitués et d’autres ranchers qui amènent leur troupeau à la Western Farm Show. Ça a posé quelques problèmes d’organisation, cette foutue foire.

– Combien de chambres pour nous ?

– Si les gars acceptent de partager, on peut tous loger ici. Sinon, il faudra que certains aillent planter les tentes un peu plus loin dans la montagne.

– Ils accepteront. Je doute qu’ils crachent sur une nuit dans un vrai lit. Ça ne sera pas la première fois qu’ils dorment à deux dans une piaule. On risque de te reconnaître ?

– Les patrons, non. Aucun risque. Ils ne m’ont pas vus depuis plus de quinze ans. Par contre, ma cousine y sera. Elle emmène un troupeau à Jackson. Pour les autres hôtes, aucune idée.

– Ok mec ! Donc, on adapte un peu le plan. Tu te fais passer pour un cowboy. Contacte ta cousine et arrange-toi pour venir avec elle. Il ne faut pas qu’on fasse le lien entre le gang et toi. Tu as parlé de la mission avec les gars.

– Non ! Ils suivent et ne posent aucune question.

– Parfait, je préfère qu’ils ne sachent pas le lien que tu as avec le commanditaire. Moins ça se sait, plus facile sera notre mission.

– Et pour les cibles ?

– J’ai pris note de ta requête. Pas de dégâts, c’est promis.

– Merci Duende.

Je redémarre le moteur de ma Harley et sans vérifier que les gars me suivent je m’élance vers le Bagdad Café. Il n’y a pas âme qui vive en pleine après-midi mais le vacarme des motos aurait réveillé un cimetière complet. Je me gare sous un immense panneau publicitaire, illusoire tache d’ombre sous le soleil de plomb. Bien que très sec, l’air est tellement chaud qu’il en est étouffant. Je ne pensais pas qu’à cette altitude, on pouvait cuire autant qu’à Death Valley. Surtout pour un début d’été. Maintenant que je ne suis plus refroidi par le vent, je sens la sueur qui dégouline le long de mon échine. Mon cuir épais me donne l’impression d’être dans une tente de sudation et je rêve d’une douche fraîche.

– Les gars, vérifiez les alentours, je vais chercher les clés de nos piaules.

– Bien chef !

– Ensuite, je vous laisserais vous installer et vérifier les motos. Pas d’esclandre ce soir ! Pas de bagarre, compris ?

– Ouais Duende, tu nous connais ! On est des anges !

– Justement Angel, je sais de quoi vous êtes capables. Et je sais qu’il n’y a personne qui porte plus mal son prénom que toi.

Quand je franchis la porte grinçante de l’office, j’entends les rires des gars qui me poursuivent comme une vague joyeuse. Avec dix bikers aux tatouages agressifs, tous d’un gabarit imposant, réunis dans un petit boui-boui d’un trou du cul perdu, je doute que quiconque nous cherche des noises. Par expérience, mon regard suffit à calmer les plus téméraires.

 

Charlie

Le Wyoming est le dixième état en terme de superficie et l’une de ses particularités est d’être constitué de petites communautés isolées et rurales. Il y a en moyenne deux habitants au mile carré. Les voisins les plus proches sont parfois situés à plus de six miles. Pourtant, entre ranchers, on se connaît à peu près tous. Bien que les distances entre les propriétés soient grandes, le monde de l’élevage est petit.

Avec ses dix-mille quatre-cents habitants, Jackson n’est que la dixième plus grande ville du Wyoming. Ça pourrait être un sacré choc culturel pour quelqu’un qui a grandi comme moi dans le ranch d’une petite bourgade, mais je vois ça plutôt comme une immense distraction. Mon père m’y traîne quasiment depuis que je sais marcher, et donc monter à cheval. Et si ma mère l’avait laissé faire, il m’y aurait emmenée avant même que je sois née !

Comme beaucoup d’autres, nous avions pour habitude de nous arrêter au Bagdad Cafe quand on descendait à Jackson pour faire quelques courses que nous ne pouvions trouver au Kaycee General Store, le petit drugstore de Moran. Jasmin et Sam le tenaient déjà avant ma naissance et ils m’ont vue grandir un peu plus à chaque étape, jusqu’à la jeune femme que je suis maintenant et qui conduit le troupeau.

Je vois au loin la toiture en tavaillons typique du Bagdad Café, seule au milieu de cette grande plaine aride, coincée entre deux chaînes de montagnes. Placée sous le célèbre Stars and Stripes, le drapeau américain, la bannière du Wyoming avec sa silhouette de bison estampillée du sceau de l’État oscille dans la brise légère. En fond, le Grand Teton domine le paysage de toute sa hauteur. Les neiges persistantes nappent de blanc les abords du pic. La journée tire à sa fin et les couleurs de cet été naissant irisent le ciel tandis que l’odeur camphrée de la sauge sauvage assaille mon odorat de son parfum envoûtant. J’aime tellement quand toutes les palettes de couleurs viennent contraster avec les sommets encore blancs sous un ciel limpide. Compte tenu de nos altitudes, la plupart des villes sont toutes situées au-dessus de six mille deux cents pieds3, le froid reste longtemps dans l’atmosphère et l’envahit à nouveau dès que le mois de septembre pointe le bout de son nez. Ça doit être pour ça que l’ambiance est si chaude au Bagdad Café : pour contrer la fraîcheur environnante. Je me retourne sur ma selle et hèle mes cousins :

– Hey les gars, je pars devant pour demander à Jasmin et Sam où nous parquerons le bétail pour la nuit . Et éventuellement préparer les parcs.

– Vas-y Charlie, on gère, répondent-ils en chœur.

Soulevant un nuage de poussière, je prends le galop pour devancer le troupeau. Bien que nos vaches soient globalement pacifiques, les mères allaitantes sont très protectrices et j’évite qu’elles ne soient en contact avec les gens de passage, surtout si des touristes éventuels sont tentés de faire des selfies. Je préfère ne pas risquer l’accident. Je me méfie surtout des Américains procéduriers. Même s’ils sont en tort, ils te font un procès pour gagner quelques dollars au moindre incident. Plus je m’approche de notre destination et plus je suis intriguée par l’agitation qui semble y régner. Quand je débouche au bout des parcs provisoires utilisés pour le bétail en transhumance, je ne peux même plus distinguer le motel tant il est drapé dans un nuage de particules sableuses qui se posent sur les affaires, crissent sous la dent et au final s’insinuent partout. Un ronronnement retentissant résonne dans l’air. Même mon fidèle destrier, pourtant si froid et désensibilisé à tout, tourne les oreilles dans tous les sens d’inquiétude. Je l’arrête et lui parle pour le rassurer en lui caressant doucement, du bout des doigts, son encolure trempée d’écume.

– Je ne sais pas ce qu’il se passe là-bas mais ça m’intrigue moi aussi Chitane. Je n’ai jamais vu un troupeau soulever autant de poussière. Et ce bourdonnement… Allons-y ! Il faut en avoir le cœur net.

Comme à son habitude Chitane ne me répond pas verbalement. En même temps, ce n’est pas Jolly Jumper ou Petit Tonnerre. Et moi, je ne suis pas non plus Lucky Luke ou Yakari. Bien que je le sente encore tendu, nous reprenons notre avancée au petit trot. Arrivés à proximité du parking, une pétarade nous fait sursauter avant qu’une énorme Harley Davidson ne débouche de la brume des échappements juste devant moi. Chitane, effrayé par le bruit et la fureur du moteur, se cabre. Heureusement que ma selle me cale bien car ce type de réaction n’est pas habituel chez mon cheval. J’ai beau être une cavalière expérimentée, je me suis laissée surprendre. J’en perds même mon Stetson qui tombe au sol, libérant mes cheveux collés par la sueur. Heureusement, le motard a pilé devant les antérieurs dressés de Chitane et il a la courtoisie de stopper son moteur. Encore sous le coup du stress que m’a provoqué cette petite cabriole, je ne trouve pas mieux que de gueuler après ce guignol en cuir.

– Non mais, c’est quoi ce bordel ? Vous ne pouvez pas faire attention ? Merde alors, vous avez failli me rentrer dedans et vous retrouver avec un cheval dans les bras ! Regardez, j’en tremble encore ! Craché-je en tendant une main devant lui.

Loin de me calmer, le petit sourire en coin qu’il me sert comme réponse augmente mon taux d’agacement.

– Hé ! C’est quoi votre problème ? Soit vous ne comprenez pas ma langue, soit vous êtes abruti, soit vous vous moquez de moi. Naturellement, je pencherai pour la deuxième solution.

Je fais une pause avant de reprendre face à son attitude moqueuse :

– C’est quoi qui vous fait rire ?

Je ne le connais pas, mais ce type m’exaspère déjà et je suis passée au stade « humeur rageuse ». J’espère qu’il ne fera pas partie des convives du motel ce soir sinon on va se taper une bonne tranche de rire ! En plus, entre le petit casque de type aviateur et les lunettes noires à la Starsky et Hutch, je n’arrive pas à distinguer son regard. Finalement, il me répond d’une voix profonde et sombre qui me fait frissonner malgré la chaleur :

– C’est un parking Poulette. Et un parking, c’est pas fait pour les canassons mais plutôt pour les engins motorisés, les grosses cylindrées de préférence. Et à choisir, c’est plutôt toi que je préférerai recevoir dans mes bras que ta bourrique.

Sur ce, il redémarre sa bécane, faisant fi de mon cheval qui renâcle et part dans un nuage de poussière, disparaissant de ma vue et me faisant profiter de ses gaz d’échappement pestilentiels par la même occasion.

– Non mais quel naze ! Je n’y crois pas ! Il ne s’est même pas excusé ! Râlé-je en crachant le sable avalé au passage.

Je saute du dos de Chitane pour récupérer mon chapeau, l’époussette, lui redonne une forme digne de ce nom et l’enfonce rageusement sur ma tête. Je tente de discipliner mes cheveux qui en ont profité pour s’échapper de ma tresse mais c’est peine perdue. Au moins avec mon couvre-chef, j’ai l’illusion de maîtriser la situation. Alors que la poussière retombe enfin, je distingue avec stupeur que pas moins d’une dizaine de motos, que je suppose être des Harley, sont garées devant l’entrée. C’est bien la première fois qu’un tel rassemblement se produit ici. C’est sûrement une idée préconçue mais, pour moi, notre climat n’est pas très propice à ce type d’activité. Même l’été, la météo change rapidement et il peut vite y faire froid. Un peu comme à Ushuaïa, on peut avoir les quatre saisons en une seule journée. J’attrape les rênes et me dirige à pied vers l’arrière du motel.

11 mile = 1,609km

21 pied = 0,304m

36234 pieds = 1900m

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