Septième fragrance : La Sueur de l’Effort

Keya contempla Saule envelopper son bras d’un bandage en bambou. Ses gestes étaient doux et méticuleux. Des cicatrices dessinaient des chemins sur ses doigts et la jeune humaine les aurait suivis sans hésitation afin de découvrir quelles histoires s’y tapissaient. Elle allait ouvrir la bouche pour l’interroger à ce sujet mais celui-ci avait fini son travail.

 

- Il faudra désinfecter la plaie dès que nous aurons trouvé un point d’eau. Les serres des raosacs traînent partout où elles peuvent se fourrer, qui sait quelle maladie le bestiau transportait… Tu pourrais perdre ton bras… Quoique, tu te débrouilles très bien toute seule pour ça.

 

L’intéressée le fusilla du regard, pour le plus grand bonheur du voleur.

 

- Prêts à redescendre ? Je n’ai pas prévu d'épuiser le peu de lianes que contient encore mon herbimoire.

 

Valériane avait secouru ses deux compagnons juste au moment où ils basculaient dans le vide, invoquant deux lianes qui s’étaient enroulées à une ramification d’un côté et autour de leurs chevilles de l’autre. Être suspendue ainsi, la tête à l’envers, avait donné l’impression à Keya d’être de retour au repère des Lathrées Siphonneuses.

 

- Ne t’inquiète pas Miss Plantes, tes services ne seront pas nécessaires. Dois-je te rappeler que nous sommes dans ma forêt ? Je connais mille manières d’en sortir et nous n’avons pas besoin de toucher le sol pour ça.

- Ah oui ? Tu as prévu de nous donner des cours de saute-branche ? Je n’ai pas le temps pour ces gamineries.

- Oh tu fais bien comme tu veux. Je suis sûr que d’autres habitants encore plus amicaux que notre cher raosac seront enchantés de faire ta connaissance.

 

Il tourna les talons sans attendre de réponse, il savait qu’il avait gagné. Keya n’osa pas le suivre, jetant un regard fuyant vers Valériane, elle attendait son assentiment. L’expression de cette dernière était si froide qu'elle se préparait mentalement à devoir choisir entre ses deux compagnons. Pourtant, à son grand étonnement, la mage haussa les épaules et claqua des doigts. Un t-shirt brun et un pantalon fluide assortis vinrent remplacer sa longue robe blanche et de petites chaussures à lacets prirent la place de ses sandales. Médusée, Keya observa un fil de lin parfaire sa transformation en s’enroulant autour des cheveux de la mage désormais coiffée d’une ravissante queue de cheval.

 

- Il faut bien que j’économise ma magie après tout.

 

Sans plus d’explications, elle se dirigea vers Saule qui les attendait à l’arbre suivant. Non sans afficher un air exagérément triomphant, le voleur entreprit de guider ses deux nouvelles amies sur le territoire sauvage où il avait grandi. Il prit la main de Keya qui trouva le jeune homme décidément bien tactile. Elle ne le connaissait que depuis deux jours et pourtant, elle avait échangé avec lui plus de contacts physiques qu’elle n’en avait eu avec des garçons de toute sa scolarité, à l’exception des coups qu’elle répercutait réciproquement – ou plutôt, légèrement plus fort – sur ses partenaires de boxe. Elle fixa la main de Saule autour de la sienne, cette même main qui, quelques minutes avant, bandait délicatement la sienne et encore un peu plus tôt, agrippait ses fess…

 

- Et tu ne pouvais pas nous parler de votre aire de jeux plus tôt ?

 

La voix de Valériane la tira de ses rêveries fiévreuses.  À quoi pensait-elle ? Ce n’était pas le moment de laisser ses hormones diriger son cerveau, surtout vu l'épreuve qui l'attendait. Si Keya n’avait pas compris ce que Valériane entendait par “saute-branche”, le terme prit tout son sens face au parcours qui se dessinait sous ses yeux. Les Lathrées Siphonneuses avaient établi un véritable parc d’accrobranche au coeur de l’Escargot : des cordages végétaux formaient des ponts de singe, des lianes se terminant par des anneaux étaient alignées pour créer un chemin, il y avait même ce que Keya devina être des mécanismes semblables à des tyroliennes. Elle n’avait pratiqué l'accrobranche qu’une fois dans sa vie et la tyrolienne était le seul bon souvenir qu’elle en gardait. La sensation grisante de sauter dans le vide, les paysages verts défilant sous elle et l’air emplissant ses poumons, était encore imprimée dans son corps.

 

- Hey, je te l’ai dit : les voleurs ont leurs secrets, sinon ils ne feraient pas long feu ! Vous en savez déjà bien trop toutes les deux. Et notre visiteur à plumes ne m’a pas laissé d’autre choix.

- Trop aimable. Il faut donc que nous frôlions la mort pour que tu daignes nous tendre la main.

 

Saule rit et leur adressa une courbette avant de déclarer d’un ton ridiculement poli :

 

- Mesdames, après vous.

 

Keya déglutit. Elle n’avait pas spécialement peur du vide mais son manque de pratique alimentait son appréhension. Valériane prit la tête et, fidèle à elle-même, elle exécuta chaque circuit avec grâce, ce qui exaspéra Keya autant que cela la complexa. Existait-il un domaine où la jeune mage n’excellait pas ? Comme si elle avait entendu ses pensées, l’intéressée déclara :

 

- Je faisais souvent des activités en extérieur avec mon père lorsque j’étais petite. Grimpe-montagne, barque à vent, cerf-ventail, il m'emmenait partout.

 

Keya réalisa que c’était la première fois que son amie mentionnait sa famille. 

 

- Vous deviez bien vous entendre, hasarda-t-elle pour l’encourager à continuer. 

 

Malheureusement, cela eut l'effet inverse : le visage de Valériane s’assombrit et elle se referma comme une fleur à la disparition du soleil. La jeune fille s’en voulut aussitôt d’avoir été indiscrète. Décidément, entre les jumeaux et leur père, celui de Valériane, sans oublier celui qu’elle avait fui, il était difficile de trouver un modèle de père bienveillant. Soucieuse de ne pas commettre d’autres bévues, Keya se concentra sur les différents circuits. Elle progressait lentement mais sûrement, s’arrêtant de respirer lorsqu’elle devait franchir une ligne en équilibre tandis que le funambule qu’était Saule la traversait sur les mains.

 

Keya n’était pas sur Terre et la saute-branche n'était pas de l'accrobranche mais un itinéraire pensé par des natifs de cette forêt, pour des natifs de cette forêt. Il n’y avait donc pas de mousqueton de sécurité. Elle ne pouvait compter que sur sa propre agilité et son équilibre naturel, en priant pour que sa maladresse légendaire ne gâche pas tout. Elle avait survécu à deux attaques mortelles (trois si on comptait celle de Crevette), quelle ironie ce serait que de se donner sa propre mort en chutant comme un fruit trop mûr. Heureusement, Saule était un excellent moniteur et il la guidait avec patience, en lui montrant exactement où et quand poser le pied tout en la réceptionnant lorsqu’elle n’avait aucune prise à laquelle se tenir. De même, il veilla à ne pas lui faire prendre les circuits les plus difficiles, ceux qu’il qualifiait de parcours pour “lathrée avertie”. Ils étaient exclusivement réservés à l’entraînement. Keya se demanda si risquer sa vie était la définition du mot entraînement pour les Lathrées Siphonneuses. Elle faillit perdre l’équilibre – ce qui aurait été tragique vu les circonstances – lorsque Saule lui précisa qu’en tant que lathrée avertie, ce n’était qu’une simple routine pour lui. Valériane ne parut guère impressionnée, elle semblait s’ennuyer ferme en attendant Keya à chaque circuit.

 

 

Le reste de la traversée s’effectua sans encombre hormis la sueur de l’effort qui donnait l’impression à Keya que les feuilles de sa combinaison ne faisaient plus qu’un avec sa peau. Saule leur expliqua qu’il existait des passages à l’intérieur des arbres où le trio aurait pu se rafraîchir mais Keya s’y retrouverait coupée des odeurs extérieures et donc potentiellement de celle de la mille-souhait. La sortie de la forêt leur apprit cependant qu’il n’y avait pas la moindre fleur légendaire sur l’Escargot. C’est donc une Keya déprimée qui observa la roulotte les descendre de l’autre côté de l’île. Sa forme de spirale obligeait les passagers à y monter pour pénétrer au cœur de la forêt et à redescendre une fois sortis des bois. Il en allait de même en sens inverse, l’île s’enroulait autour d’elle-même et ne laissait pas d’autre alternative.

 

- Cela aurait été trop facile, se contenta de commenter Valériane en haussant les épaules.

- La facilité c’est bien aussi des fois, marmonna Keya. 

 

Déprimée mais pas résignée, elle continua obstinément à pencher sa tête par la fenêtre et à humer l’air, dans l’espoir que la mille-souhait les attende en chemin. Malheureusement pour elle, la roulotte arriva en bas de l’Escargot sans qu’aucune odeur particulière ne vienne charrier ses narines. Elle s’apprêtait à sortir de la maison ambulante lorsque Valériane la retint par le bras. 

 

- C’est là que les choses se compliquent. Nous allons devoir convaincre les sentinelles de nous laisser passer. Ces dernières protègent l’accès des Jardins de la Reine, l’île la plus importante de notre monde. Elles ne doivent surtout pas te soupçonner d’être autre chose qu’une bienheureuse. Je te demanderai donc de bien vouloir mettre des habits plus décents que cette tenue de hors la loi et de te faire la plus discrète possible. Pareil pour toi, la lathrée.

- Oh mais comment vais-je faire ? Le pauvre voleur amateur que je suis n’a absolument pas l’habitude de se faire passer pour un simple civil ! 

 

Valériane ignora sa tirade moqueuse et leur lança un dernier regard d’avertissement avant de se diriger vers l’extérieur. Les deux compagnons se hâtèrent de revêtir des vêtements plus classiques : la jeune humaine se servit directement dans l’armoire de ce qui était désormais sa chambre. Une flopée de jolies robes qui étaient étonnamment à sa taille l’y attendaient sagement rangées. Avaient-elles appartenu à la mage lorsqu’elle était plus jeune ? En effet, Valériane dépassait Keya d’au moins une tête, il était donc étrange que ses vêtements lui aillent parfaitement. Saule quant à lui, sortit une tenue de ville d’un sac que Keya n’avait pas remarqué jusqu’ici. Entièrement constitué de feuilles mortes, celui-ci se confondait avec sa combinaison. Désormais mieux apprêtés, le duo rejoignit la mage qui reprit la tête de leur exploration.

 

Si depuis son arrivée à Bienheureux, Keya n’avait pu observer que verdure et fleurs à perte de vue, le contraste qu’offrait la passerelle permettant de se rendre vers l’île suivante était saisissant. Toute végétation avait déserté le sol. Un immense pont était creusé naturellement dans la roche qui traversait l’océan comme la flèche d’un arc. Des rochers  transparents et acérés comme des stalagmites, se dressaient tout le long des deux côtés de la passerelle, formant une carapace inquiétante. Le pont ressemblait à s’y méprendre au dos d’un dragon. Keya déduisit que ces remparts démesurés empêchaient les habitants de tomber en entendant le vent qui rugissait impitoyablement. Les vagues, galvanisées par les bourrasques, s’acharnaient sur les parois du pont. Les plus vaillantes d’entre-elles réussissaient à s’infiltrer entre les murailles acérées, faisant briller la roche humide. Les trois amis avaient définitivement quitté le climat tropical de l’Escargot et l’accueil était glacial. Keya grelottait dans sa robe légère et elle ne savait si c’était à cause du vent ou des deux sentinelles qui se dressaient devant elle. 

 

Une femme et un homme tous deux vêtus d’une armure d’écailles gardaient l’accès au pont. Avec leurs casques hérissés de pointes, évoquant la tête d’un dragon, la couleur bleu turquoise de leurs écailles, leurs gants épais soulignant leurs bras musclés, leurs bottes imposantes qui leur arrivaient jusqu’au genou, et les lances qui dépassaient de leur dos, le duo de gardes avait tout l’air d’être sorti de Dragon Quest, une saga de jeux vidéo dont Keya raffolait. Bien qu’en admiration devant leur équipement, cette dernière ne put s’empêcher de les trouver menaçants. Leur accoutrement n’était-il pas un peu exagéré pour garder l’accès d’un pont, qui plus est aussi peu rassurant que cette passerelle monumentale. Pour ne rien arranger, ce contrôle obligatoire renvoya la jeune fille au jour de sa fugue. Le cœur au bord des lèvres, elle était persuadée que le contrôleur qui venait de monter à bord du RER allait lire sur son visage qu’elle était une fugueuse. Elle avait failli pleurer de soulagement lorsqu’il s’était contenté de lui souhaiter une bonne journée après avoir contrôlé son ticket.

 

Keya sentit une main lui caresser le dos. Interloquée, elle leva les yeux vers Saule qui se pencha vers son oreille.

 

- Première leçon, petite lathrée en devenir : apprends à masquer tes émotions. Tes sourcils froncés ne vont pas nous aider à convaincre ces gens de nous laisser passer. Essaie de te détendre, pense à mes prouesses face à notre ami le raosac par exemple. 

 

Keya allait répliquer que si c’était pour se vanter, il pouvait se mettre ses conseils là où elle le pensait mais la diversion avait fonctionné, elle se surprit à sourire. Son front se dérida malgré elle et Saule lui adressa un infime hochement de tête qui lui donna du courage. Valériane, toujours devant, n’avait pas assisté à leur manège et prit la parole. 

 

- Bonjour, madame et monsieur les Gardes Royaux, et on pouvait sentir à son ton, tout le respect qu’elle portait à ce titre. Mes amis et moi sommes des voyageurs et nous souhaitons nous rendre aux Jardins de la Reine afin de nous ravitailler. Voici le laissez-passer qui a été signé par la Reine en personne.

 

Les Gardes Royaux ? La Reine ? Il y avait donc une Reine qui dirigeait ce monde et apparemment, Valériane semblait être dans ses bonnes grâces. Keya se demanda si elle devait réellement s’en étonner. Le garde déroula le parchemin que la jeune femme lui tendait et l’examina crémonieusement.

 

- C’est bien le sceau officiel de notre Reine. Tout semble en ordre, informa-t-il sa collègue. Cette dernière acquiesça et s’écarta.

- Vous êtes libres de traverser. Longue éclosion à Amaryllis. 

- Longue éclosion à Amaryllis, répéta Valériane avant de faire signe à ses compagnons de la suivre. 

 

Les épaules de Keya se détendirent immédiatement. Alors qu’elle allait rejoindre Valériane et Saule sur la passerelle, une lance lui barra brusquement le passage. La jeune humaine sursauta et leva les yeux vers la garde qui l'empêchait d’avancer.

 

- Pas vous. Nous allons devoir vous fouiller.


Le soulagement qui avait commencé à envahir la jeune fille se coinça dans sa gorge, son cœur se mit à battre au rythme de la seule phrase qui martelait son esprit : elle était démasquée.

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Grande_Roberte
Posté le 18/02/2025
Coucou,
Je peux enfin prendre le temps de lire quelques chapitres ici, donc très contente de reprendre la lecture de Keya.
J'ai bien aimé, dans ce chapitre, comme la relation entre les personnages s'étoffe, tout en laissant des zones d'ombre, particulièrement la relation d'attirance qui se dessine délicatement entre Keya et Saule, et la façon dont Keya se ressaisit, en adolescente qu'elle est, sa réaction est cohérente avec sa personnalité et ce qu'on sait d'elle.
Saule est assez prévenant, voire fait preuve de pédagogie pour donner de bons conseils à Keya, et l'aider à maîtriser ses émotions.
Valériane est à son avantage, mais s'éloigne du trio par sa distance un peu hautaine.
C'est toujours aussi rythmé, le tressage entre action et informations est "imperceptible", le rappel subtil de l'objectif (la Mille-fleurs) par petites touches est bienvenu pour cadrer la progression, bienvenues aussi les petites touches d'infos qui nous rappellent le passé terrien de Keya.
(J'ai hâte que Keya gagne en confiance et assimile les codes de ce monde, afin que la relation de séduction avec Saule soit moins asymétrique 😁)

Au cours de ma lecture, j'ai tiqué sur l'expression : sans qu'aucune odeur ne vienne charrier ses narines.
Pour moi (j'ai vérifié quand même), charrier peut se construire avec un COD, --> charrier quelque chose, dans le sens de transporter, par exemple : l'air (sujet) ne charriait aucune odeur (cod) vers ses narines (complément de lieu). Le verbe existe aussi en synonyme de se moquer de quelqu'un, exemple : je charrie souvent mon frère / cesse de me charrier, mais ça n'a pas trop de sens de l'employer ici. Bref, à toi de voir et de te faire une idée.
Em Sharm
Posté le 25/02/2025
Coucou Grande Roberte,

Cela me fait plaisir de te revoir par ici. 😊

Je suis contente que tu trouves que la relation entre Keya et Saule se construit doucement car j'avais peur d'en avoir un peu trop fait entre ce chapitre et le précédent haha (j'ai un penchant pour la romance 🙈).

"le tressage entre action et informations est "imperceptible"' : oh merci, ce compliment me touche particulièrement 💖

J'ai aussi hâte de pouvoir passer à des chapitres où Keya sera plus dégourdie haha, même si le chemin est encore long, je le crains !

Merci beaucoup pour tes recherches concernant le verbe "charrier", j'étais persuadée d'avoir déjà lu un roman où il était utilisé ainsi mais tu dois avoir raison, la formulation était sûrement différente aha. Je vais essayer de retravailler cette phrase.

Merci encore pour ta lecture enthousiaste et bienveillante 💕

Em
Banditarken
Posté le 04/02/2025
C'est assez plaisant et même amusant par moment de voir les rapprochements s'opérer entre Keya et Saule. Je me demande simplement si tout est sincère dans le petit manège de ce dernier ou non... ça me paraît suspect 🧐
Em Sharm
Posté le 06/02/2025
Haha, merci pour ton commentaire ;)

J'ai très envie de te répondre mais j'imagine que tu préfères avoir la réponse au fil de ta lecture ?

A bientôt !
Banditarken
Posté le 06/02/2025
Je suis la piiiire au niveau des spoilers (j'adore ça et après je regrette instantanément) et puis, même dans l'éventualité où tu répondrais, ton commentaire pourrait gâcher la lecture aux autres qui suivent ton histoire... Alors je ferai sans ahaha
Em Sharm
Posté le 07/02/2025
Hahaha, ce ne serait pas un vrai spoil en soit mais je peux toujours t'envoyer un MP au pire. XD
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