J’attends dans la voiture, enrobée par l’odeur de cigarette froide des sièges. La manivelle de la portière passager est coincée et ne laisse qu’un interstice entre le monde et moi. Pas assez fermé pour qu’en hiver la fraîcheur n’entre pas et pas assez ouvert pour faire des courants d’air en été. Non, c’est juste assez respirer. J’espère que mon papier ne deviendra pas jaunâtre, comme les murs du salon. Ils étaient blancs, avant, je crois. Ou comme le tour de la bouche de ma mère qui s’est affiné. Peut-être à force de réunir ses lèvres en un bouton de rose pour aspirer la fumée puis de l’expirer par le nez.
Quelqu’un passe. Sa conversation éclate, pareille à une bulle de savon. POP « non, je n’ai pas vu Monique, pourquoi ? Non, je ne suis pas chez moi, là. Ouais, je… » POP. Je me fais petite alors que les mots se transforment en rire ; j’aimerais pouvoir me plier en deux – sans marqué de pli au creux de mon ventre – pour me cacher et reprendre ensuite ma forme. Faire croire que je suis restée là, bien sagement, comme me l’a demandé ma mère.
Elle est là, dehors. À quelques mètres. Si je tourne la tête, je peux la voir. Mais je n’en ai pas envie, parce que je sais qu’elle discute avec les parents des murmures. Bras croisés, son sac à main à moitié dans son dos, avec juste le manche de son parapluie qui dépasse. Ma mère est bien plus jeune qu’eux, mais ça ne lui fait pas peur. Elle n’est plus faite de papier, elle est devenue roc. La pierre qui coince la feuille et l’empêche de s’envoler. Son corps est tendu, grandi. Je ne peux pas l’entendre, mais je devine ses mots. Ou, tout du moins, son ton assuré.
Honteuse, je passe une main dans mes ficelles. En haut de mon crâne, je sens mon papier. Le morceau de pelote qui le protégeait n’est plus là. Le haut de ma page est à vif ; il me gratte, me dérange. Dès que je le touche, j’ai mal. Vraiment mal. Ce n’est pas le genre de douleur qui fait un peu de bien quand même. Comme quand je fais exprès de jouer avec un chat dans la rue pour avoir une petite griffure à labourer, pour enlever les grains de papiers rouges qui coagulent. Après cette douleur-là, il y a toujours une vague de bien-être. C’est respirer après avoir retenu son souffle, boire quand on a soif ou manger quand on a faim.
Ma mère se retourne. Je m’aplatis de nouveau dans mon siège. Quelques secondes plus tard, sa portière grince et la voiture chahute. La pierre de son briquet roule. Une fois, deux fois, trois fois.
Je n’aime pas ce bruit.
Une odeur de tabac – chaud, cette fois – me caresse. Une nuée de fumée gonfle et grandie avant de s’enfuir par la minuscule fente laissée par la vitre ouverte.
— C’est réglé. Ils ne devraient plus t’embêter.
— Tu crois ?
— En tout cas, ils n’en menaient pas large face à leurs parents, fait-elle en haussant les épaules. Va quand même falloir que je te prenne rendez-vous chez le coiffeur. Tu peux pas rester comme ça.
Un nouveau nuage s’envole.
— La prochaine fois…
Elle s’arrête et écrase sa cigarette dans le cendrier. Il est déjà bien plein. Les mégots se posent sur son dos, comme des picots d’un hérisson. J’aime bien les hérissons. Les fines veines qui bordent les ailettes de son nez rougissent un peu plus alors qu’elle soupire sa dernière bouffée.
— Si jamais ça se reproduit, dis-le-moi tout de suite, d’accord ?
— Oui.
C’est un mensonge. Je ne peux pas lui dire. Parce qu’il y a déjà le bain. Et tout le reste. Son papier est plus épais que le mien, plus robuste. Mais je sais que ça lui fait de la peine que je ne sois pas comme elle ; comme les murmures. Et j’ai peur qu’à force, elle ne se détrempe et ne se déchire. Sur moi, il est facile de mettre un bout de scotch : ça ne se voit pas, ou presque. Mais sur elle ? Impossible.
— Ce soir, j’essayerais d’aller dans l’eau.
Elle ne répond rien et tourne la clef. Le moteur ronronne. Nous partons. Je regarde par la vitre. Les murmures ont la tête basse, le nez rivé vers leurs chaussures. Je me demande à quoi ils pensent et s’ils vont vraiment se taire.
Au stop, les feux des voitures qui attendent devant nous sont un incendie.
J’ai peur de brûler.
Tout d'abord, j'adore ! Ton idée est très bonne, mais surtout c'est le ton de la narratrice qui me touche, les mots qu'elle emploie pour se décrire et décrire le monde qui l'entoure sont délicats, à fleur de peau (ou de papier). Je trouve que tes choix lexicaux et tes comparaisons sont excellentes (comme Marie, j'aime bien le hérisson, et surtout, j'aime la voix d'enfant qui pense "j'aime bien les hérissons" par derrière, c'est très juste, c'est très doux, on ressent beaucoup d'empathie et de compréhension envers ton personnage, alors que tu pars d'un postulat inhabituel, c'est génial !).
J'ai beaucoup aimé l'épisode de la baignoire à la première page, même si mon préféré pour l'instant reste celui des plis de peau de la grand-mère à la deuxième page (et ses genoux en cocottes éclatées, ça fait mal rien que de le lire). C'est très poétique, la comparaison entre les plis de peau et ceux de papier. Tout est poétique dans ton récit ! Le mot qui me résonne en moi à la lecture, du début à la fin, est vraiment celui de tendresse : tellement de tendresse pour ton personnage que j'aime déjà.
Il y a quelques coquilles dans ton texte, il manque peut-être un "pour" dans ta phrase "juste assez respirer" ? Et quand tu écris "sans marqué", tu voulais sans doute écrire "sans marquer".
J'ai vraiment vraiment hâte de lire la suite ! Et merci, et bravo !
Merci pour ton précieux retour, ça me fait chaud au cœur de voir que cette histoire arrive a toucher !
Merci pour les coquilles, j'essayerais d'y remettre un œil ! Comme je poste le texte un peu "brut" de pomme... Il arrive qu'il y ait des carabistouilles.
À bientôt, j'espère !
Les pages se sont lues et enchaînées toutes seules. J'aime beaucoup cette métaphore du hérisson et du papier jauni par le tabac, chaque page fait comme un petit tableau, c'était très agréable comme lecture, avec un ressenti d'intimité, de complicité avec la narratrice.
On se rend compte que quelque chose de terrible se joue derrière l'apparente simplicité du ton employé, et des euphémismes de la narratrice.
Je n'ai pas grand chose à dire de constructif, mais c'est une chouette lecture pour moi :)
Merci beaucoup de ta lecture et de tes retours qui me font chaud au cœur. C'est la première fois que j'expérimente à ce point avec un texte, du coup, ce n'est pas forcément évident de savoir si je fais bien les choses ou non.
J'espère que la suite te plaira tout autant !